Chronique Livre :
L'étrange histoire de l'ours brun abattu dans les quartiers espagnols de Naples de Antonio Menna

Publié par Psycho-Pat le 05/03/2015
photo : ours brun (Wikipédia)
L'extrait
« Si ça se trouve, je ne me suis pas réveillé ce matin. Je suis peut-être en train de rêver ?
Comme dans les BD, je me donne deux petites gifles pour m'en assurer. Je ferme les yeux, me flanque une tarte, rouvre les yeux. Je suis ici, et l'ours est encore là. J'essaie de le mesurer du regard. Allongé, pattes tendues, il doit faire près de deux mètres, malgré ses cuisses courtes, son tronc long et plat. Et s'il était mort ? Évanoui ? Je me rapproche. Quelques mètres seulement me sépare de lui. Ses yeux rouge sang fixent le ciel. Il n'y a aucune trace de tension sur son visage. Il est affaissé, comme si on lui avait ôté les mâchoires. Il a les joues pendantes, les épaules flasques. Je le contemple incrédule.
Il y a un ours devant moi. En carpette au milieu de la via Speranzella, dans les quartiers espagnols de naples. Il est cinq heures moins le quart, ce 2& juin, et nous sommes en tête à tête. »
Le pitch
Aux très petites lueurs de l'aube, alors que les ruelles potentiellement grouillantes de Naples dorment encore, Tony Perduto, qui se rêve journaliste mais n'est que pigiste - en plus d'être prof particulier et webmaster pour un groupe de fleuristes - tombe nez à nez avec un ours mort, allongé sur le dos via Speranzella, en plein quartiers espagnols de Naples. Rencontre incongrue, Tony sent illico le scoop potentiel, d'autant que le plantigrade n'est pas, semble t'il, décédé tout à fait naturellement.
Dans ce labyrinthe de passages étroits habitués à abriter les cadavres criblés de balles des imprudents ayant déplu à la mafia locale, la découverte de Tony fait grand bruit. Et, pour angoissé et peu sûr de lui qu'il soit, Perduto compte bien tirer un maximum de profit professionnel de sa bonne fortune. Enfin ! Avoir un vrai emploi de journaliste et sa signature dans le quotidien qui fait, de temps en temps, appel à ses services pour quelque chien écrasé ou réunion sans intérêt.
Aidé de son amie Marinella et de ses voisins, vieillards curieux et travailleurs des marchés ambulants ainsi que du très couleur locale flic Pallone, Tony creusera dans le Naples secret, celui qui ne figure pas dans les cartes postales, celui des non-dits, des sous-sols et des recoins qu'il vaut mieux taire.
L'avis de Quatre Sans Quatre
Ce petit roman noir est un régal. Drôle, intelligent, truculent, il nous fait visiter une Naples inconnue, celle des bassi, ces petits appartements semi-enterrés, les souterrains qui parcourent toute la cité, les règles, non écrites, qui permettent de survivre en se taisant quand c'est nécessaire alors que l'on braillait à pleins poumons deux secondes auparavant. Une science qui ne s'acquiert qu'avec l'expérience de celui qui a vécu dans les quartiers espagnols toute sa vie.
Ce livre respire la bienveillance, la tendresse envers le peuple agité des ruelles, ses codes, sa curiosité, parfois encombrante, et ses silences qui augmentent la difficulté de toute enquête. Mêlé à l'énigme du décès de cet ours, les questions existentielles de Perduto sur son frustrant travail de pigiste, les incessantes incitations de sa mère à lui donner de petits-enfants, et, surtout, sa relation avec Marinella agrémente le récit sans gêner la progression de l'intrigue, la pimentant, incarnant chaque personnage. Marinella, l'amie de toujours, celle qui a tout partagé, ou presque, avec Tony, et c'est ce presque qui pose problème. .
Au fil de l'histoire, de visites acrobatiques au zoo en confidences extirpées, d'exploration de la ville en rencontres surprenantes, Perduto va autant se découvrir qu'avancer dans son enquête et dans sa vie. Passant de la Naples tapageuse à la Naples dérobée, il fera également le tour de ses envies, un bilan de sa vie et se découvrira autant qu'il nous fait découvrir les quartiers espagnols de sa ville.
Un polar atypique, très bien écrit, nerveux, excessif, parfois, pour, aussitôt laisser transparaître la tendresse. Le temps du livre, le lecteur vit dans les bassi et parle napolitain, signe d'une traduction de talent également. Plaisant et pittoresque. Une atmosphère hautement méditerranéenne de linge qui sèche en travers des ruelles et de mammas castratrices s'apostrophant d'une fenêtre à l'autre par-dessus d'innombrables gamins, morve au nez, shootant sur les pavés, pour la partie « aérienne » de l'histoire, plus sordide, inquiétante, lourde pour la face cachée de Naples. Bref, un parfait équilibre.
Un franc sourire de plaisir à la fin de l'ouvrage, celui d'avoir passé un sacré bon moment avec ce très sympathique Tony, ses amis et d'avoir lu une belle et intéressante histoire. Si c'était un plat, ce livre serait un dessert, frais, léger mais au caractère et aux saveurs marqués. Une vraie trouvaille originale, j'ai hâte de retrouver ce petit monde dans de nouvelles aventures.
Notice bio
Antonio Menna vit à Naples. Journaliste, il collabore au quotidien Il Mattino et au magazine en ligne Fanpage. En 2012, il publie sur son blog un article très remarqué intitulé « Si Steve Jobs était né à Naples ? ». Celui-ci sera publié en Italie par Sperling & Kupfer. L'année suivante paraît chez le même éditeur Tre terroni a zonzo. L'étrange histoire de l'ours abattu dans les quartier espagnol de Naples est paru en février 2015 en Italie chez Guanda, et Antonio Menna a déjà en tête une nouvelle enquête du « détective-malgré-lui » Tony Perduto.
La musique du livre
Naples est à part, à climat particulier, musique particulière, aussi c'est ce qu'entend naturellement Tony, de la pure chanson locale qui s'échappe des échoppes des radios des artisans. Le pâtissier, toujours le premier levé écoute Nunzio Gallo, Corde de la mia chitarra et Claudio Abbate, Catena, rien de tel pour se mettre dans l'ambiance.
Vengo anch'io. No, tu no de Enzo Jannacci, vieille rengaine des années 60 entendue lors d'une visite au zoo par Tony pour finir...
L'étrange histoire de l'ours brun abattu dans les quartiers espagnols de Naples – Antonio Menna – Liana Levi – 218 p. mars 2015
Traduit de l'italien par Nathalie Bauer