Chronique Livre :
L'HEURE DE NOTRE MORT de Philippe Lescarret

Publié par Psycho-Pat le 09/11/2018
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Été 2009. Alors que le procès du dernier criminel nazi est sur le point de s’ouvrir, plusieurs vieillards sont retrouvés morts dans le sud‐ouest de la France. Des témoins gênants venus d’Espagne ? Avaient‐ils commis des exactions ?
Guidé par une enseignante, spécialiste du Franquisme, le lieutenant Yann Loubeyres s’efforce de faire la lumière sur le passé. Avec ses coéquipiers de la PJ, il infiltre les réseaux les plus secrets, comme celui d’anarcho-syndicalistes, se prenant pour les héritiers des Brigades Internationales. Il met aussi sous surveillance des intégristes catholiques et des francs-maçons, gardiens de la morale.
Au milieu de tous ces donneurs de leçon, il comprend que le voyou n’est pas le seul à rendre des comptes. Le flic doit lui aussi affronter son passé le plus intime
L'extrait
« Trois semaines ! On planquait depuis trois semaines, jour et nuit, en face d'un hangar appartenant à Pain-Grillé. Le portrait de ce malfrat à la peau mate, toujours mal rasé, était connu de tous les commissariats et les brigades du Sud-ouest. Fiché au grand banditisme pour une affaire de stups, il se reconvertissait peu à peu dans des activités plus discrètes ; du moins le croyait-il. Nous ne disposions d'aucune info sur la date de son retour. Mais nous savions qu'il allait bientôt revenir avec une dizaine d'hommes planqués dans sa remorque, derrière des cageots de fruits. Des Érythréens, des Somaliens, récupérés sur une plage andalouse. Si la mer n'était pas trop mauvaise et si leur Zodiac avait tenu le temps de la traversée... Les écoutes de ses complices avaient révélées que cette pourriture se faisait huit mille euros par passager. De quoi lui rapporter bien plus que la livraison d'oranges à jus étiquetées productos de España. Malheureusement notre client se montrait malin. Il changeait de téléphone et de numéro à chaque livraison. Même Sami Bentaleb, le technicien en informatique de la PJ, n'arrivait pas à le localiser. Pas moyen non plus de diffuser le numéro de son bahut. Le type s'était procuré une machine à imprimer les plaques. Il modifiait les immatriculations de ses véhicules aussi souvent qu'il le voulait. Jusqu'à présent, le lascar réussissait à passer entre les mailles de tous nos filets. » (p. 11-12)
L'avis de Quatre Sans Quatre
À Pau, le lieutenant Yann Loubeyres ne sait plus où donner de la tête, pris qu'il est sur deux fronts. Au point que son couple s'en ressent et que sa relation avec Nadège est proche de la fin. Il n'a plus une minute à lui, occupé par une planque qui n'en finit pas chez un salopard de première catégorie, surnommé Pain-Grillé, un truand reconverti dans le trafic d'êtres humains : main d'oeuvre esclavagisée sur les chantiers ou prostituées à peine pubères pour les trottoirs de la capitale ou de Bordeaux, et un meurtre mystérieux, bientôt suivi d'un second, puis d'un troisième, laissant augurer l'oeuvre d'un tueur en série. Pour le trafiquant, c'est une question de patience, il finira par tomber, mais ce dossier prend un temps fou dont la brigade ne dispose pas puisqu'il lui faut au plus vite résoudre l'énigme de ces vieillards retrouvés morts, les bras en croix, précipités depuis des ponts des environs.
Histoire d'ajouter un peu de piment à l'affaire, Loubeyres s'aperçoit assez rapidement que les papiers trouvés sur les victimes sont faux et qu'ils vivaient dans les environs sous pseudonymes. À l'évidence, il n'y a pas que le ou les assassins à avoir des choses à cacher. Les pistes mènent vite en Espagne d'où sont originaires les octogénaires, très catholiques, jetés des parapets. Leur âge et leur origine orientent vite Loubeyres vers les atrocités du franquisme, sans doute une sorte de vendetta tardive qui n'a pas été réalisée par la justice espagnole, à cause de la loi d'amnistie votée en 1977, en grande partie par des gens ayant sévi sous Franco, laissant les familles victimes des tortionnaires sans réponse et les exécuteurs de basses-oeuvres sans jugement. L'amnistie ne sera jamais l'oubli, l'impunité ne sera jamais le pardon, tous ceux qui ont souffert du fascisme ne sauront se contenter d'une loi blanchissant les mains dégoulinantes de sang des bourreaux. Une telle loi après cinquante ans d'un régime d'une violence inouïe ne peut que contraindre ceux qui réclament justice à devenir des criminels.
Pour éclairer cette période, le flic prend conseil auprès d'Esperanza Hernandez, une historienne de renom. Cette femme, originale et pleine de charme, le guide dans les couloirs sombres de la mémoire du fascisme, ses lieux de torture et d'exécutions sommaires, ses prisons, ses officiers spécialistes des éliminations rapides des opposants, même bien après la fin de la guerre civile. Un extrémisme toujours vivant au travers de groupes réfugiés en France ou en Amérique du Sud, nostalgiques patientsn attendant leur heure puisque les temps sont au renouveau pour les nationalistes d'extrême-droite, partout en Europe et dans le monde. À croire que l'humanité n'apprend jamais de ses erreurs tragiques et qu'elle sera toujours plus attirée par l'immonde peste brune que par le bien commun et la solidarité. Loubeyres se rendra en Espagne où il découvrira que le sujet est encore très sensible, il se heurtera à l'omerta de l'Église, complice des crimes du fascisme, et bien pire encore comme l'a raconté Maurice Gouiran dans L'hiver des enfants volés.
Le récit est solide, documenté, vivant, il n'épargne pas plus les Républicains, responsables eux-aussi de faits de guerre peu reluisants, qu'il ne jette de voile sur la réalité du franquisme, une véritable dictature sanglante qui a duré jusqu'au milieu des années soixante-dix, qui garrottait encore à mort les militants basques il y a à peine cinquante ans. Les deux enquêtes se mêlent, bien qu'évidemment celle relative aux meurtres en série prenne le pas sur le sordide trafic de Pain-Grillé. Pourtant, si l'on y réfléchit, les deux dossiers ne sont pas si disjoints que cela : quand une société commence à considérer des gens fuyant la misère et la guerre comme nous considérons les réfugiés aujourd'hui, alors la peste brune n'est jamais loin de triompher et de semer à nouveau le malheur et la mort partout où elle prendra les rênes.
Bravo à Philippe Lescarret d'avoir su marier ces deux faces d'un même mépris de l'humain en une seule intrigue, captivante, pleine de suspense et de rebondissements, une enquête menée par un flic têtu et malin, qui n'hésite pas à risquer sa peau et sa carrière pour venir à bout d'une énigme qui dérange. Plus encore : hanté par un cauchemar récurrent dès le début de ses investigations, le lieutenant devra affronter une part d'ombre venue de son enfance afin de comprendre le malaise qu'il ressent lorsqu'il peut enfin trouver quelques heures pour dormir un peu.
Un excellent polar, actuel mais plongeant ses racines dans le passé franquiste, rappelant des vérités essentielles et des faits historiques trop souvent oubliés.
Notice bio
Philippe Lescarret est né en 1971 à Pau. Après des études de physique, il effectue son service national en tant que gendarme auxiliaire, et se retrouve alors confronté à la mort violente, à l'odeur du sang. L'enseignement le mène ensuite en banlieue parisienne. Mais la terre du rugby et des palombes lui manque. Il revient s'établir dans le Sud-Ouest. Il habite et travaille actuellement en Béarn, non loin des montagnes, de l'océan et de la forêt landaise. En octobre 2016, il a publié, toujours chez Cairn Éditions, Nous n'irons plus au bois, ayant le même flic pour personnage principal.
La musique du livre
Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués : Wolfgang A. Mozart – Don Giovanni – Statua Gentillissima, Léo Ferré, Giuseppe Verdi – Don Carlos
Green Day – American Idiot
Noir Désir – Tostaky
Jacques Brel – Les Bourgeois
Napalm Death – Instinct of Survival
Jevetta Steele – I'Am Calling You
L'HEURE DE NOTRE MORT – Philippe Lescarret – Cairn Éditions – collection Du Noir Au Sud – 254 p. octobre 2018
photo : Mort d'un soldat républicain by Robert Capa