Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
L’ÎLE AU SECRET de Ragnar Jónasson

Chronique Livre : L’ÎLE AU SECRET de Ragnar Jónasson sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans… Quatrième de couv…

Quatre amis séjournaient sur une île
L’un d’eux tomba de la falaise
Et il n’en resta plus que trois...

Au large des côtes de l’Islande, l’île d’Ellidaey abrite la maison la plus isolée au monde. C’est sur cette terre sauvage que quatre amis ont choisi de fêter leurs retrouvailles. Mais, après la chute mortelle de l’un d’entre eux, la petite escapade tourne au drame.

L’inspectrice Hulda, quinze ans avant les événements survenus dans La Dame de Reykjavik, n’a qu’une ambition : découvrir la vérité. Pas du genre à compter ses heures, Hulda ne prendrait-elle pas l’affaire trop à cœur ? Elle n’a jamais connu son père et a toujours entretenu avec sa mère une relation en dents de scie. Une vie de famille tellement chaotique que son job semble la seule chose capable de la rattacher à la réalité́... Mais sur l’île d’Ellidaey plane une atmosphère étouffante.

Les fantômes du passé ressurgissent.


L’extrait

« Malgré son expérience, Andrés fut choqué par le spectacle qui l’attendait. Ce genre de scène, on ne s’y habitue jamais.
À terre gisait le corps d’une fille, les yeux écarquillés d’horreur, la tête noyée dans une mare de sang coagulé.
Spontanément, Andrés pensa qu’elle était tombée en arrière ou qu’on l’avait poussée. Cette idée lui donna des frissons. Il se prit à espérer qu’elle avait connu une fin rapide et sans douleur. À en juger par la description donnée par la mère, il conclut tristement qu’il s’agissait bien de la fille disparue. Il pria le ciel pour qu’un autre que lui soit chargé de lui annoncer la nouvelle.
Soudain, il entendit du bruit au-dehors et se retourna. La nouvelle recrue était en train de vomir. Andrés se retint de le réprimander : ce n’était pas le moment ! De toute évidence, il n’y avait plus rien à faire : elle était morte. Par acquis de conscience, Andrés se pencha pour vérifier son pouls. Son cadavre était déjà froid. La pauvre gisait là depuis un moment.
Qu’était-il arrivé, bon sang ?
Un accident ? L’absence de voiture posait problème. Comment serait-elle arrivée jusqu’ici sans véhicule ? On l’avait forcément accompagnée. Et si c’était le cas, pourquoi personne n’avait signalé sa mort ? Il entrevit une autre hypothèse : on l’avait tuée. Un meurtre dans son secteur ? C’était peu probable.
On ne lui confierait certainement pas l’enquête, ce qui, à la réflexion n’était pas plus mal, étant donné qu’il n’avait aucune expérience des affaires criminelles. Voilà des années qu’aucun homicide n’avait été commis dans la région et, à bien y réfléchir, les meurtres devaient se compter sur les doigts d’une main dans tout le pays au cours de la dernière décennie. Il savait au moins qu’il devait prendre garde à ne pas corrompre la scène de crime.
Peut-être s’agissait-il vraiment d’un accident. Cependant, Andrés avait le sombre pressentiment qu’un crime ignoble avait été commis en ce lieu. » (p. 57-58)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Difficile de rêver plus isolée que l’île d’Ellidaey, au sud-ouest de l’Islande. Un caillou battu par les vents, une seule maison inhabitée et l’unique moyen de s’y rendre est le bateau lorsque la météo le permet, et ce n’est pas tous les jours, avec des conditions d’accostages périlleuses. C’est pourtant là que Dagur, Alexandra, Klara et Benedikt, quatre trentenaires de Reykjavik décident de venir passer un week-end. Amis depuis l’enfance, ils se sont peu à peu perdus de vue, et ces deux jours loin du monde devrait peut-être leur permettre de renouer des liens. Surtout qu’ils ne sont pas ici par hasard, cette sortie est une sorte de pèlerinage. Voilà dix ans, une des adolescentes de la bande, Katla a été retrouvée assassinée sur cette île, et ils comptent commémorer également l’anniversaire de cette tragédie.

L’affaire avait fait la une des médias, à l’époque. Lydur, le policier chargé de l’enquête avait rapidement arrêté un coupable inattendu : le père de Katla. Ce succès lui a valu un avancement. Une sinistre histoire d’inceste qui avait anéanti toute la famille, et sonné le glas de l’amitié entre les autres membres de la bande.

Dix ans plus tard donc, tout ne se passe pas au mieux lors des retrouvailles, les non-dits sont nombreux et des tensions se font jour. Pour apaiser tout le monde, l’alcool circule, tous essaient de parler d’autres sujets, sans parvenir à dissiper en totalité l’ambiance délétère qui règne dans la maison. Passablement éméchés, ils montent se coucher dans les deux chambres, garçons d’un côté, filles de l’autre, à l’abri, remettant au lendemain les explications.

Pourtant, le dimanche matin, ils ne peuvent que constater que Klara a disparu pendant la nuit. Après de courtes recherches angoissées, ses trois amis retrouvent son corps en bas d’une falaise. Par radio, seul moyen de communication, ils préviennent la police.

Ce sera l’inspectrice Hulda qui enquêtera, la policière récurrente de Ragnar Jónasson, déjà présente dans La Dame de Reykjavik, le premier volet de la trilogie qui lui est consacrée. L’auteur remonte à chaque volume dans la vie de Hulda, cette affaire se déroule quinze ans avant celle qui occupe le premier épisode, la suivante, à paraître en 2021, remontera de nouveau dix dans le passé de l’enquêtrice.

Évidemment, les deux crimes vont se rejoindre, mais après bien des méandres, tant chaque protagoniste de la bande dissimule de secrets qu’il faudra faire tomber un par un. Hulda, personnage sombre s’il en est, trimballe sa propre histoire, des deuils impossibles, son mari et sa fille disparus tragiquement, sa solitude, ses rapports complexes à sa mère, n’a d’autres horizons que de se consacrer pleinement à son métier ; même si sa carrière n’est pas celle qu’elle devrait être dans un univers sexiste où le plus machiavélique l’emporte souvent sur la plus compétente. Malgré ce fardeau, Hulda n’est pas amère, elle entre aisément en empathie avec les autres, et doit à son solide bon sens de ne pas se perdre dans cette intrigue où tout est fait pour égarer celui ou celle qui s’y aventure. Une fois encore, elle va jouer le rôle du chien dans un jeu de quilles, et refuser de se plier aux injonctions de sa hiérarchie.

Tout est complexe : l’isolement qui rend les déplacements difficiles, l’ancienneté du premier meurtre, les cachotteries de chacun, y compris de ses collègues. Comme tout bon polar scandinave, on avance lentement, sans heurts trop violents, par toutes petites touches. Chaque personnage donne sa version d’un chapitre sur l’autre, et le lecteur peut mesurer l’écart entre les fausses confessions, les semi-mensonges servis à Hulda et la réalité. Ni effusion de sang, ni suspense insurmontable, Hulda s’en tient au fait, à la psychologie de ses suspects et à son intuition, aux faits qui ont été bien malmenés lors de l’instruction du premier crime.

Ce récit, avec son petit côté Agatha Christie (Dix petits nègres), Hulda en Hercule Poirot et ses suspects dans un huis-clos étouffant, douloureux duquel exhalent d’anciens sentiments, de vieilles trahisons, des vérités que l’on croyait enfouies à jamais, est remarquablement mené afin de perdre le lecteur-enquêteur d’un soupçon à l’autre, d’une certitude absolue au doute le plus total. L’inspectrice, et ses tourments, intrigue autant que les différentes énigmes, les particularités islandaises, l’océan qui enferme et isole, les trois survivants confits dans leurs mensonges, autant de pôles d’intérêt dans ce roman très agréable à lire, et très bien traduit.

Un bon polar islandais, deux meurtres à dix ans de distance sur un îlot isolé pour un huis-clos à l’atmosphère pesante et une enquêtrice d’exception.


Notice bio

Ragnar Jónasson est né à Reykjavík en 1976. Grand lecteur d’Agatha Christie, il entreprend, à dix-sept ans, la traduction de ses romans en islandais. Découvert par l’agent d’Henning Mankell, Ragnar a accédé en trois ans seulement au rang des plus grands auteurs internationaux de polars. Avec sa trilogie La Dame de Reykjavik, son œuvre est aujourd’hui traduite dans trente pays.

 


L’ÎLE AU SECRET – Ragnar Jónasson – Éditions de la Martinière – collection La Martinière Noir – 336 p. février 2020
Traduit de la version anglaise, d’après l’islandais, par Ombeline Marchon

photo : l’île d’Ellidaey par Diego Celso pour Wikipédia

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