Chronique Livre :
LÀ OÙ CHANTENT LES ÉCREVISSES de Delia Owens

Publié par Psycho-Pat le 04/01/2020
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Pendant des années, les rumeurs les plus folles ont couru sur « la Fille des marais » de Barkley Cove, une petite ville de Caroline du Nord. Pourtant, Kya n’est pas cette fille sauvage et analphabète que tous imaginent et craignent.
À l’âge de dix ans, abandonnée par sa famille, elle doit apprendre à survivre seule dans le marais, devenu pour elle un refuge naturel et une protection. Sa rencontre avec Tate, un jeune homme doux et cultivé qui lui apprend à lire et à écrire, lui fait découvrir la science et la poésie, transforme la jeune fille à jamais. Mais Tate, appelé par ses études, l’abandonne à son tour.
La solitude devient si pesante que Kya ne se méfie pas assez de celui qui va bientôt croiser son chemin et lui promettre une autre vie.
Lorsque l’irréparable se produit, elle ne peut plus compter que sur elle-même…
L'extrait
« 1952
Le jour brûlait par ce matin d'août et le souffle humide du marais suspendait des voiles de brouillard aux branches des chênes et des pins. Les bosquets de palmiers nains étaient inhabituellement silencieux mis à part le lent battement des ailes du héron qui s'envolait de la lagune. Kya, alors âgée de six ans, entendit claquer la porte à moustiquaire. Juchée sur un tabouret, elle cessa de récurer les restes de gruau de maïs collés à la marmite et la plongea dans l'eau savonneuse déjà sale de la cuvette. Aucun son à présent, rien que sa respiration. Qui venait de quitter la cabane ? Pas Ma. Elle ne laissait jamais la porte claquer.
Mais quand Kya se précipita dans la véranda, elle aperçut sa mère, vêtue d'une longue jupe brune dont les plis d'aisance lui caressaient les chevilles, qui descendait le chemin sablonneux sur ses hauts talons, des chaussures à bout carré en similicuir d'alligator. Celles qu'elle portait pour sortir. Kya aurait voulu crier, mais elle savait qu'il ne fallait pas réveiller Pa : elle ouvrit la porte et se posta en haut des marches en briques et en bois du perron. De là, elle vit que Ma portait sa grande valise de voyage bleue. D'ordinaire, avec la confiance d'un chiot, Kya savait que sa mère reviendrait bientôt, les bras chargés de viande emballée dans du papier marron huileux ou d'un poulet entier dont la tête se balançait au bout de son cou. Mais jamais Ma n'avait aux pieds ses chaussures en alligator, ni ne portait une valise.
Ma se retournait toujours à l'endroit où le chemin rejoignait la route, le bras levé bien haut, agitant sa main blanche, avant de s'avancer sur la piste qui traversait les forêts des marais et les lagunes envahies de roseaux pour gagner la petite ville quand la marée le permettait. Mais ce jour-là, elle poursuivit sans s'arrêter, d'un pas mal assuré entre les ornières. Sa haute silhouette émergeait par instant dans les trouées des bois jusqu'à ce seules quelques images furtives de son foulard blanc apparaissent entre les feuilles. Kya s'élança jusqu'à l'endroit où elle savait qu'elle pouvait voir toute la route ; de là, elle en était sûre, Ma lui ferait un signe, mais elle n'y arriva que pour entrevoir l'éclair bleu de la valise – une couleur qui s'accordait si mal à la forêt alentour – juste avant qu'elle disparaisse. Elle sentit un poids sur sa poitrine, aussi lourd que des mottes de boue noire, et elle revint s'asseoir sur les marches.
Kya était la benjamine. Ses quatre frères et sœurs étaient tous beaucoup plus grands qu'elle, même si plus tard elle devait oublier leurs âges respectifs. Ils vivaient avec Ma et Pa, serrés comme des lapins au fond de leurs clapiers, dans la cabane en bois brut, dont la véranda bardée de moustiquaires fixait les bois alentour comme un gros œil rond. » (p. 13-14)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Six ans ! Kya a six ans lorsqu'elle voit un beau matin sa mère s'éloigner de la cabane des marais de Caroline du Nord dans laquelle vit sa famille. Elle pense dans un premier temps que celle-ci va revenir, qu'elle est allée faire une course, qu'elle ne peut pas l'avoir abandonnée... Ma ne revient pas. Pire, durant les semaines qui suivent, son frère et ses deux sœurs aînés s'enfuient également, pour ne pas rester avec Pa, un vétéran de la seconde guerre mondiale, ivrogne violent, passant le plus clair de sa vie à boire et à jouer au cartes dans un bouge de Barley Cove. Ne reste que Jodie, quelques années de plus que Kya, qui ne tarde pas non plus à s'évaporer. La gamine, désemparée, affamée, reste seule dans le dénuement le plus absolu.
Nous sommes en 1952. Les marais de Barkley Cove sont mal fréquentés, vivent là les prisonniers évadés ou les personnes recherchées par la police, les marginaux, les trafiquants, des pauvres, des Noirs... et Kya. La gamine va devoir utiliser sa connaissance intime de son milieu naturel pour survivre, parvenir à domestiquer autant que faire se peut son ignoble père qui ne reviendra à la cabane que fort peu de temps avant de se dissoudre lui aussi dans la nature. Kya n'est allée qu'une seule journée à l'école, les autres fillettes se sont moquées d'elle parce qu'elle n'avait pas leur niveau, la petite n'y retournera pas. De plus, elle craint sans cesse d'être emportée loin de son marais par les services sociaux, et de risquer ainsi de rater le retour de Ma. Kya ne peut compter que sur elle-même, sur le vieux Jumping qui lui achète sa récolte de moule, et son épouse Mabel, mobilisant sa paroisse afin de récolter des vêtements pour la gamine. Ce couple noir n'est guère mieux vu que Kya, que tous, en ville, nomment La fille des marais, comme on parle d'un monstre.
Kya n'a qu'un ami, Tate, un jeune garçon qui traverse souvent le marais sur sa barque pour pêcher. Les deux enfants s'échangent des cadeaux, plumes rares, coquillages... Kya collectionne tout ce que la nature sauvage peut lui offrir. La petite parle aux oiseaux, les nourrit de ses maigres restes. Avec Tate, elle renoue avec la confiance en l'autre, au fur et à mesure des années, se met à l'aimer. Mais le jeune garçon doit partir suivre ses études, et il ne peut tenir une promesse qu'il a faite. Bien malgré lui, il trahit Kya. La jeune fille en est terriblement blessée...
Le récit se déroule sur deux époques distinctes. Les premières années de solitude de Kya, la survie de la fillette, puis de l'adolescente, et, en 1969, lorsqu'un jeune homme, Chase, est retrouvé mort au pied d'une construction en béton dans les marais. Chase est un séducteur, une des stars de l'équipe de football locale, il est parvenu à s'approcher de Kya et l'a, bien évidemment, trahi également. Toute la communauté tombe d'accord que ce possible accident est en fait un crime, et que la seule coupable possible est La fille des marais. Celle qui fréquente des Noirs et fuit dès que quiconque l'approche. Kya finit en prison, son procès va se dérouler, malgré l'absence de certitude concernant la mort de Chase - meurtre ou accident -, l'absence de preuves, de traces dans la boue, sa condamnation ne fait guère de doutes.
Là où chantent les écrevisses est avant tout une ode à la nature, elle est omniprésente, aussi bien la faune que la flore sont des personnages à part entière de ce magnifique roman, c'est aussi une superbe histoire d'amour et de solidarité. Amour entre Tate et Kya, difficile, délicat comme une toile d'araignée surchargée de rosée, tendue entre deux arbustes. Tate, doux et attentif, saura apprivoiser sa jeune amie, l'évolution de leurs sentiments au cours des années est décrite à la perfection, avec beaucoup de subtilité et de pudeur. Solidarité exemplaire de ce couple de vieux commerçants qui vont, à eux seuls, tenir Kya hors de l'eau. Amour vicié avec Chase...
Face à Kya, il y a la ville, ses promoteurs qui guettent les terres vierges afin d'y installer immeubles, casinos et hôtels, il y a la vindicte de la population contre tout ce qui est marginal, différent. Le combat peut paraître inégal, mais c'est sans compter sur l'intelligence de Kya, et son courage. Delia Owens n'a pas fait de son héroïne un de ces êtres parfaits, lisses, elle a bâti un formidable personnage féminin à partir d'une fillette laissée à l'abandon par des parents indignes. Elle a su la faire grandir, évoluer, se créer un univers poétique mais aussi rude et dangereux.
Entre Tom Sawyer et Robinson Crusoé, Kya sait comme personne utilisé son environnement, y puiser sa subsistance et en admirer les beautés. Avec Tate, elle va découvrir la lecture, les mathématiques et la poésie, de nombreux poèmes ponctuent le récit, avec ses ennemis, elle découvrira la ruse et l’âpreté de la lutte pour qui n'est pas conforme à la norme.
Un récit à la très belle écriture, incitant le lecteur à mettre les pieds dans l'eau, à entrer dans ce marais à la mauvaise réputation, à observer goélands et hérons, à suivre les saisons, ou à grimper dans la barque instable, dans les courants, et naviguer parmi les innombrables bras de mer, dans le sillage de Kya, à s'émerveiller ou à s'effrayer avec elle.
Un roman beau et émouvant, passionnant, intelligent, pétri d'humanité, bonne et mauvaise, sans concession, s'achevant sur un twist final en forme de pied de nez tout à fait imprévisible. Un excellent moyen de débuter l'année !
Notice bio
Delia Owens est née en 1949 en Géorgie, aux Etats-Unis. Diplômée en zoologie et biologie, elle part s’installer avec son mari, chercheur et biologiste comme elle, au Botswana en 1974. Ensemble, ils étudient les différentes espèces de mammifères de la région. Grâce à cette incroyable expérience au Kalahari puis en Zambie, ils publient trois livres de non fiction, tous bestsellers aux USA : Cry of Kalahary (John Burroughs Award for Nature Writing), The Eye of the Elephant et Secrets of the Savanna. Delia Owens publie également de nombreux articles scientifiques dans Nature, Natural History, Animal Behavior, Journal of Mammalogy, en menant ses recherches sur les espèces animales en danger et elle monte des projets de sauvegarde de grande ampleur.
Après 23 années passées en Afrique, ils vivent désormais en Caroline du Nord, toujours au plus proche de la nature.
Là où chantent les écrevisses est son premier roman. Il est en cours d'adaptation au cinéma.
La musique du livre
Miliza Korjus - One Day When We Were Young
Johnny Cash – The Cremation of Sam McGee
Bruce Springsteen - Shenandoah
The Highwaymen - Michael Rowed the Boat Ashore
Bob Dylan – Mr Tambourine Man
Sinead O'Connor - Molly Malone
LÀ OÙ CHANTENT LES ÉCREVISSES – Delia Owens – Éditions du Seuil – 476 p. janvier 2020
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marc Amfreville.
photo : Pixabay