Chronique Livre :
À L'OMBRE DE L'EAU de Maïko Kato

Publié par Psycho-Pat le 24/05/2019
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Tokyo, 2014. Un banquier est retrouvé pendu dans son appartement. Contre l’avis de ses supérieurs, le capitaine Hiraï croit en la culpabilité du lycéen Hayato Hisaïshi.
Emi Yasukawa signe un pacte avec un puissant yakuza pour se venger des maltraitances subies dans son lycée.
Tokyo, 2019. Les policiers Yoshida et Kanda décryptent les mystérieux messages laissés sur le cadavre d’une femme retrouvée à Shibuya. Leurs soupçons se portent sur Hayato, devenu hôte de club à Shinjuku.
« Post-it girl » dans une entreprise prestigieuse, Emi voit son passé secret ressurgir sous les traits du nouveau directeur général.
Un puzzle inquiétant se dessine, croisant leurs destinées, dans un Japon urbain devenu féroce.
L'extrait
« L'inspecteur Seiji Hiraï, du commissariat de l'arrondissement de Nakano à Tokyo, salue l'agent en faction. Pour la seconde fois de la soirée, il entre dans l'appartement. Tout en enfilant ses gants, il s'immobilise quelques secondes pour s'habituer à l'obscurité. Sur sa droite, une cuisine plutôt bien tenue. Sur sa gauche, éparpillés sur une table basse, des canettes de bière vides, les reliefs d'une assiette-repas achetée au konbini, un cendrier rempli de mégots. Sur un canapé, des vêtements froissés. Dans la chambre attenante, sur le lit, une couette défaite probablement jamais repliée ni rangée. Un coin bureau avec trois écrans d'ordinateur et une pile de documents. Un intérieur de célibataire. Entre la chambre et le séjour, accroché à une poutre, le cou enserré dans une ceinture en cuir, un corps que Koichi Matsuda, médecin légiste de la police de Tokyo, est en train d'examiner.
- Otsukaresama.
Matsuda se retourne, salue l'inspecteur qu'il connaît depuis des lustres et reprend son examen. Hiraï s'approche. Le mort doit avoir entre quarante et quarante-cinq ans. Il a une légère bedaine, porte une veste sur son torse nu et un short taché. De l'urine, se dit l'inspecteur. Au bout d'un moment, Matsuda se tourne vers lui :
- Pas de chance, hein. Vous ne deviez pas partir dans un onsen avec votre épouse, ce week-end ?
Hiraï hausse les épaules. Matsuda grimace puis se penche et attrape un portefeuille dans la poche de pantalon du mort qu'il tend à l'inspecteur. Celui-ci en retire une carte de transports, une carte bancaire, des cartes de visites, quelques pièces de monnaie, un bon de retrait de banque de dix millions de yens, une carte d'assuré et un badge de pointage de banque. Il reconnaît le nom : Yasunari Goto, quarante et un ans, le même que celui affiché sous la sonnette de la porte d'entrée. Il relève les yeux car Matsuda vient de pousser un énorme soupir :
- Bon, alors... Mort par strangulation. Fracture de l'os hyoïde. Cyanose visible sur le visage. La rigidité cadavérique est complète. J'en ai informé votre adjoint pour l'enquête de voisinage tout à l'heure : je confirme que la mort date d'environ vingt-quatre heures. Il faut attendre l'autopsie, mais j'en suis sûr à 90 %. » (p. 9-10)
L'avis de Quatre Sans Quatre
2014 : Rien, en apparence, n'explique le suicide du banquier Yasunari Goto, surtout pas le papier chiffonné, retrouvé dans la poubelle, faisant office de lettre d'adieu. D'autres signes et un témoignage poussent le capitaine Seiji Hiraï à conclure qu'il avait bien sous les yeux un assassinat déguisé afin d'égarer l'enquête. Mais sa conviction ne peut faire office de preuve et ne donne pas le nom du meurtrier. Ses soupçons se portent vers un adolescent du voisinage, Hayato Hisaïshi. Mais les dossiers s'entassent et, malgré son obstination, Hiraï ne parvient pas à coincer le garçon, l'affaire est classée.
Au même moment, dans un lycée de Tokyo, la jeune Emi Yasukawa-Abbott est victime de harcèlement, d'ijime. De père japonais et de mère anglaise, Emi est une hafu, terme méprisant dont sont désignés les métis. Ses parents étant décédés en Angleterre dans un accident de voiture, elle est revenu au Japon vivre chez une tante qui n'a aucun attachement pour elle, ne s'en occupant que parce qu'elle bénéficie d'une rente prévue par le père d'Emi. Sa principale tortionnaire, Aïri Takeï, ainsi que son inséparable petite bande, lui font vivre un enfer permanent de moqueries, humiliations et même violences physiques. À bout, Emi accepte de conclure un pacte étrange et dangereux avec un mystérieux personnage, sans aucune doute proche des yakusas, la mafia japonaise, qui lui promet la fin de ses tourments...
2019 : Le capitaine de police Keisuke Yoshida et son adjoint, le fougueux lieutenant Kanda viennent à peine de résoudre une bien complexe affaire de meurtres en série. Le criminel, condamné à la peine de mort, ils pensent pouvoir reprendre le cours ordinaire de leur travail. Mais voilà qu'un nouvel assassinat, commis selon un mode opératoire identique, avec un message crypté déposé sur le corps de la victime, une jeune femme, survient. Le cauchemar recommence ! Leurs investigations les conduisent à enquêter du côté de l'adolescent autrefois soupçonné par Hiraï, Hayato, devenu entre-temps escort-boy, après bien des dérives, sous le nom de Rikyu. Emi, quant à elle, travaille pour un grand groupe comme employée de bureau, toujours autant méprisée par ses collègues qu'elle l'était pas ses camarades de classe, ils l'ont affublée du surnom de post-it girl et accompli les tâches les moins gratifiantes.
Yoshida et Kanda vont multiplier les investigations, fouiner dans toutes les directions dans l'immense quartier de Shibuya où règne la loi du silence. À chaque nouvelle victime, le nom de Hayato revient sur leur radar et confirme leurs soupçons. Hiraï ne tardera pas à être consulté et ne fera que renforcer les convictions des enquêteurs. Tout semble indiquer la culpabilité du jeune homme. Pendant ce temps, celui-ci commence à nouer une relation de plus en plus sérieuse avec Emi... Mais l'ombre des yakuzas et la culpabilité planent au-dessus d'elle.
Maïko Kato, pour son premier roman, maîtrise remarquablement son sujet, complexe et riche, parvient à tenir le suspense et l'attention de son lecteur d'un bout à l'autre d'un scénario labyrinthique, avec une grande qualité d'écriture. On retrouve avec plaisir les sentiments exacerbés des récits japonais, les interactions sociales très codifiées, l'exotisme d'une ville comme Tokyo. Elle aborde des thèmes très actuels comme les difficultés des familles recomposées, la marchandisation du corps humain, la xénophobie, l’environnement de plus en plus violent des mégalopoles, tout comme des sujets traversant toute la littérature : les amours impossibles, la folie, la filiation, la culpabilité...
Deux mondes se côtoient et s'entrechoquent dans ce polar implacable : celui des citoyens ordinaires et l'autre, secret, impalpable, de la mafia, de la corruption et des marchés occultes, et le jeu subtil est troublé par la folie vengeresse d'un des protagonistes. Hayato vit juste sur la frontière entre les deux, Emi - déjà double par sa naissance métissée - a passé le pacte qui l'a projeté, en partie, sous l'emprise des sociétés secrètes. Rien n'est jamais évident dans À l'ombre de l'eau, tout est en nuances, demi-teintes, à l'image des estampes où l'absence révèle la présence, ainsi que le disait Claude Monet. Yoshida, obstiné, acharné, se perdra longtemps dans les reflets de vérité qui ne sont que mirages.
De biens énigmatiques personnages peuplent ces pages, tels que Matsui, le supérieur d'Emi qui ne la quitte pas de l'oeil, multipliant les attentions empressées qui inquiètent la jeune femme ne comprenant pas ses véritables intentions, Ando, président d'une grosse société de BTP, mais également yakusa, l'homme avec qui elle a conclu le pacte, ou encore Rina Koga qui fera entrer Hayato dans le monde de la prostitution. Les différents destins qui se croisent à l'intérieur de cette histoire donnent le sentiment que le libre-arbitre est presque un vain mot et que les personnages peuvent, au mieux, tenter de survivre dans un monde de plus en plus difficile.
Tiré des propres expériences de l'autrice et de faits divers réels, écrit avec finesse et sensibilité, À l'ombre de l'eau est un thriller séduisant tant par son intrigue que ses personnages et une fort agréable lecture.
Notice bio
Maïko Kato est japonaise et vit à Paris. À l’ombre de l’eau, son premier roman, est inspiré d’une enquête réalisée dans un club du Kabukicho, un quartier rouge de Tokyo et de son expérience de stagiaire au sein de Dentsu, le plus grand groupe de communication du Japon.
La musique du livre
Snow White & the Seven Dwarfs - Someday My Prince Will Come
The GazettE - The Invisible Wall (Visual Key)
À L'OMBRE DE L'EAU – Maïko Kato – Éditions du Seuil – collection Cadre Noir – 407 p. mai 2019
photo : Quartier de Shibuya - Pixabay