Chronique Livre :
L'OR, LA PAILLE, LE FEU de Charles Senard

Publié par Psycho-Pat le 23/01/2020
Quatre Sans... Quatrième de couv...
En 475 après J.-C., toute la Gaule, ou presque, est aux mains des barbares : Francs, Burgondes, et surtout Wisigoths. Arles, ville de premier plan en Gaule depuis deux siècles, est le dernier bastion de la romanité dans le pays.
Derrière ses remparts, un négociant en vin disparaît brusquement. Sa fille, Myriam, manque d'être enlevée sous les yeux de Vercel, un jeune orfèvre. Celui-ci invoque alors l'aide de Lupicin, un vieil abbé de passage à Arles, aussi sage et malin que Lupicin est audacieux et naïf.
L'étrange tandem mène l'enquête et se retrouve au cœur d'un complot politique d'une ampleur sans égal. les Wisigoths menacent de reprendre la ville, une terrible bataille s'annonce...
L'extrait
« La mélopée s'élevait, glissait le long des hautes colonnes, emplissait de ses accents graves le portique encore frais du forum d'Arles, en cette chaude matinée d'un été finissant. L'auditoire attentif du chanteur, un homme robuste à la barbe poivre et sel, se composait d'une quinzaine de personnes : des marchands, des petits commerçants, originaires sans doute, à en juger par leurs vêtements, de la lointaine Syrie. Un jeune homme de taille moyenne, mince, le nez busqué, une fine barbe noire coupée aussi court que ses cheveux, vêtu d'une tunique ocre un peu usée et de sandales de cuir brun, venait de se joindre au groupe. Il avait en effet aperçu dans l'assistance, absorbée par le chant, une grande fille à la peau très blanche, dont les traits réguliers et les longs cheveux d'un noir d'ébène se discernaient sans peine sous un fin voile de lin ; il s'était ensuite rapproché discrètement et méthodiquement de cet astre de chair, tout en se demandant comment l'aborder.
- Que dit-il ? lui demanda-t-il, profitant d'un instant où le chanteur reprenait son souffle.
- Il chante en syriaque ; c'est un hymne du grand saint Ephrem ! lui souffla la belle avec un accent léger (qu'il jugea charmant), après avoir lancé un regard un peu surpris. Il dit que la croix du Christ est la clé du paradis, qu'il a cueilli au jardin d'Éden des fleurs disertes, ruisselant sur les hommes dans les chants... Il parle de la source du Seigneur, dans laquelle il faut puiser...
Encouragé par ce premier échange, le jeune homme après quelques instants de réflexion, se pencha en avant et dit avec un petit sourire : « Ça donne soif, non ? » La jeune femme se retourna vers lui, interloquée : il n'avait sans doute pas parlé assez fort, ou articulé assez distinctement. Il se pencha de nouveau en avant et répéta, cette fois en haussant la voix : « Ça donne soif, non ? Tu veux boire quelque chose ? » Et il ajouta, avenant : « Je m'appelle Vercel. » Deux auditeurs devant eux se retournèrent ; la jeune femme fronça les sourcils et détourné la tête.
Un peu gêné, le jeune homme prit l'air concentré, se croisa les bras derrière le dos et resta là quelques minutes, parfaitement immobile, attendant patiemment la fin de l'hymne. L'assemblée se dispersa bientôt, chacun retournant à ses occupations, tandis que le chanteur s'éloignait, accompagné de plusieurs des auditeurs, parmi lesquels la jeune femme ; celle-ci n'avait plus jeté un seul regard à Vercel. Dépité, celui-ci sortit à son tour de la pénombre et descendit les trois marches qui séparaient le portique du terre-plein central ; il fut ébloui par le soleil et dut baisser les yeux. » (p. 21-22)
L'avis de Quatre Sans Quatre
L'époque n'est pas aux réjouissances pour l'empire roman d'occident. En cette année 475, ses possessions se rétrécissent à vue d'oeil, victime des incursions barbares : Goths, Wisigoths, Burgondes et autres peuplades venues de l'est annexent des pans entiers de son territoire. Clermont-Ferrand est assiégée depuis quatre ans, d'autres cités sont tombées, reste Arles, la perle de l'empire, convoitée par Euric, roi des Wisigoths. L'empereur Nepos, réfugié à Ravennes, plus aisée à défendre que Rome, demande à Léonce, évêque de la ville, d'aller, en compagnie de trois autres nonces, négocier avec son ennemi la sauvegarde d'Arles contre la reddition de Clermont-Ferrand.
Au cours de son absence, qui dure depuis quelques semaines, Polème, le préfet du prétoire des Gaules, personnage important s'il en est, est blessé par des inconnus lors d'une chasse en-dehors des remparts de la ville. On évoque aussitôt des barbares rôdant en attendant d'attaquer la ville, la crainte monte, entretenue par ceux qui ont intérêt à tirer leur épingle du jeu avant une chute qui leur semble inévitable. D'autres événements troublants surviennent : Vercel, un jeune orfèvre, sauve une jeune femme, Myriam qui manque d'être enlevée sous ses yeux. Celui-ci la recueille et l'héberge dans sa famille. Myriam est inquiète, son père, négociant en vin a disparu et ce n'est pas dans ses habitudes. Afin de lui venir en aide, Vercel va demander l'aide de Lupicin, le père-abbé du monastère de Condat, en visite à Arles, homme austère, d'une intelligence vive, qui remplace son ami Léonce le temps de son absence.
Les deux hommes vont mettre les pieds dans un véritable nid de vipères politique, entre traîtres à l'empire, espions, ambitieux, complots, fake news (si, si, déjà à l'époque..) et assauts wisigoths contre les remparts, leurs vies risquent de ne pas peser bien lourd. Des assassinats vont se succéder, on imagine des agents barbares infiltrés, la paranoïa gagne les habitants paniqués. Et que fait donc Léonce ? Les autres évêques sont rentrés depuis déjà longtemps dans leur diocèse, et lui ne se montre toujours pas...
Vercel et Lupicin enquêtent, tout en tentant de sauver la ville, et gênent les jeux secrets de pouvoir, menés par de hauts personnages, se déroulant en coulisse. Évidemment, les méthodes d'investigation diffèrent beaucoup de celles d'aujourd'hui, il leur faut faire appel à la ruse, à leur logique, afin d'échapper aux différents pièges et essayer de retrouver le marchand de vin, puis surtout, c'est là la clé, savoir pourquoi on a voulu le faire disparaître.
Charles Senard est un historien, un spécialiste de cette période, mais c'est aussi un bon écrivain qui promène son lecteur dans l'Arles du Ve siècle, à travers les arcanes de enjeux politiques et des complots contre l'empire. Au passage, celui-ci y apprend le mode de vie des citoyens, la hiérarchie des pouvoirs entre l'église catholique, pas encore installée et redoutant d'être dépassée par d'autres sectes, les vestiges de l'organisation romaine et de son armée constituée, en grande partie, de mercenaires barbares. L'empereur romain d'occident n'est qu'un lointain souverain, incapable de défendre ses possessions et celui d'orient, plus puissant, a suffisamment à faire de son côté pour tenir sauvegarder ses intérêts pour ne pas intervenir et venir en aide à Rome. Le dépaysement n'est pas total, on retrouve dans ce roman des ignominies ayant toujours cours, comme l'antisémitisme, la rapacité des puissants ou l'ambition démesurée...
L'or, la paille, le feu est le premier volet d'une série intitulée L'avénement des barbares, on retrouvera donc avec plaisir le couple Vercel-Lupicin dans de nouvelles enquêtes où l'action ne manque pas et le suspense non plus.
Un polar historique, intéressant, fort documenté, érudit, à l'intrigue politique, en pleine décadence de l'empire roman d'occident, menée tambour battant par un couple improbable de détectives amateurs.
Notice bio
Charles Senard est docteur en études latines et a déjà publié plusieurs ouvrages notamment Imperator ! Diriger en Grèce et à Rome (Les Belles Lettres, 2017) et Convaincre ! Grâce aux secrets des grands maîtres (Dunod, 2017).
L'OR, LA PAILLE, LE FEU – Charles Senard – Éditions Le Passeur – 239 p. janvier 2020
illustration : Les nautes arlésiens transportant du vin sur la Durance - Wikipédia