Chronique Livre :
L'ÉTERNITÉ N'EST PAS POUR NOUS de Patrick Delperdange

Publié par Psycho-Pat le 12/10/2018
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Assise sur une chaise en plastique, au bord de la chaussée, Lila attend le client. Quand Julien, le fils de bonne famille, débarque avec ses amis, elle comprend que les choses vont mal tourner.
Sam et Danny traversent la campagne à la recherche d’un refuge. Ils ont quitté le foyer qui les hébergeait, après ce que Danny a fait au gars qui l’importunait.
Sans doute ce pays est-il maudit. Une odeur âcre monte des champs abandonnés. Des bêtes sortent des bois, guettant leurs proies. Les enfants renient leurs parents.
Ces pauvres âmes, c’est nous. Des chiens errants en quête d’éternité, pleins de lâcheté et de courage.
L'extrait
« Quand l’ombre atteint le pied de ma chaise, se dit Lila en observant la bande de terre pierreuse qui borde la chaussée le long de laquelle elle est assise depuis les environs de midi, dans la chaleur qui s’est faite de plus en plus lourde, avec les mouches venues du pré voisin qui n’ont cessé de tourbillonner en sifflant autour d’elle, inlassables, fatigantes et agressives, quand le soleil sera enfin tombé derrière le faîte des arbres toujours si verts quelle que soit la saison, comme s’ils étaient faits de carton peint, j’arrête et je rentre, se dit-elle, même si elle sait qu’elle ferait mieux de patienter encore un peu, vu que les ouvriers de la carrière vont terminer le boulot de la journée et que la plupart emprunteront cette route pour rentrer chez eux. Ils ont l’habitude de passer à deux ou trois dans leur voiture et il arrive qu’ils s’arrêtent et descendent pour lui parler, même si Lila sait bien que ça ne veut pas dire qu’ils ont l’intention de consommer. D’autant qu’elle n’a jamais accepté de prendre plusieurs clients en même temps, malgré ce que certains auraient bien aimé faire, pour imiter les films qu’ils regardent dans les baraquements qu’on leur a attribués derrière la décharge.
Ils sont africains, pour la plupart, c’est ce qu’on peut deviner en tout cas à la couleur de leur peau, même si la couche de poussière qui s’accumule pendant la journée sur leurs membres nus leur donne l’air de fantômes blafards. Ils rient beaucoup, pour dissimuler la gêne qu’ils éprouvent à rester là, le long de cette route, à côté de cette femme en jupe courte lui découvrant les cuisses, et dont le décolleté laisse voir qu’elle ne porte pas de soutien-gorge, et Lila sent leurs yeux qui se glissent dans les interstices à la manière de fins serpents se cherchant un refuge. Mais cela fait belle lurette que le regard des hommes assoiffés de sexe ne lui fait plus grand-chose. » (p. 9-10)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Imaginez la pire des cambrousses, le patelin paumé, loin de tout, entouré de forêts, habité par des rednecks européens moyens, vous y êtes. Certes, il y a eu une apparition de la Vierge et une église a été construite sur le lieu devenu sacré, pourtant l'ambiance est à la déréliction, une localité en voie de décomposition qui espère bien continuer sur ce chemin en évitant les importuns, c'est à dire tous ceux qui ne sont pas d'ici.
Lila s'ennuie, elle en a marre de poireauter à attendre le retour des ouvriers de la mine, la base de sa clientèle. Elle tapine encore pour faire bouillir la marmite mais sait qu'elle est plus près de la fin de carrière que du débarquement du prince charmant qui la tirera de l'ornière. Pour sa fille aussi, Cassandre, qui mérite un meilleur avenir que son passé à elle. Pute donc, mais ni stupide ni soumise, elle n'hésite pas à se battre et envoyer balader le fils du notable local lorsqu'il débarque bourré devant son bungalow, accompagné de ses copains dans le même état, bien décidés à abuser d'elle. Repousser les puissants a un petit côté jouissif sur le moment, par contre, il faut bien s'attendre à en payer les conséquences. Chez ces gens-là, monsieur, on aime pas la révolte. Pas une trop bonne journée en somme, surtout que ça ne s'arrange pas avec Cassandre qui a de plus en plus tendance à se rebeller – ah la la, les ados - et qui disparaît bientôt des radars. Sûre que c'est le fils Saint-André qui a fait le coup, Lila recrute Mousse son voisin pour une expédition punitive et récupérer sa môme des griffes de ce jeune salaud qui se croit tout permis.
Pendant ce temps, Dany et son demi-frère Sam parcourent la campagne et les bois alentours à la recherche d'un abri. Quand je dis demi-frère, ce n'est pas parce qu'il lui manque un bras à Sam, bien plus vieux que Dany, ils n'ont juste pas le même père. Les deux vagabonds ont dû se carapater du foyer qui les hébergeait et collectionnent les mésaventures depuis le départ. Faut dire aussi que Dany est pas trop bien dans sa tête, pas qu'il soit idiot mais il a tendance à prendre ses désirs pour lé réalité et à penser avoir des dons divins. Pas certain que ce ne soit pas lui le plus sensé de l'affaire... Leur prise de contact avec un des péquenots du coin ne va pas être de tout repos. On se méfie des étrangers ici, et on est même un peu cinglé méchant, facile de la gâchette et prompt à régler tous les problèmes soi-même, vu que les flics ne sont que deux ivrognes incapables, passant leurs journées à prier le ciel que rien ne se passe qui demande un effort.
Pas de chance pour les deux tocards de policiers, des morts et des blessés, il va y en avoir. Du sordide et du violent, autant dû à la bêtise, parfois, et aux mauvais penchants naturels des personnages peuplant cette histoire, qu'à un enchaînements malheureux d'événements totalement hors de contrôle, le tout assaisonné d'une suite de quiproquos réjouissants. Les recherches de Lila et Mousse vont bien entendu les amener à croiser les deux frangins handicapés, ainsi qu'une bande de vieux acharnés décidés à traiter eux-mêmes le cas des empêcheurs de se racornir en rond dans son bled, puisque les flics ne sont bons à rien. Enfin, il y a un des deux poulets peut-être un peu plus ardent que l'autre, mais on ne peut pas dire que ce soit Maigret et que son affectation dans ce coin perdu soit une erreur de la hiérarchie.
Tout ce petit monde va se courir après, s'entrechoquer, se faire mal, au cours d'une chorégraphie minutieusement orchestrée par l'auteur. Pas un instant pour reprendre son souffle du début à la fin, un coup de théâtre chasse l'autre, un rebondissement assomme celui qui croit prévoir la suite. L'écriture est millimétrée, juste, l'atmosphère de déglingue vous saute à la gorge dès la première ligne et ne vous lâche plus ensuite.
Patrick Delperdange met l'humanité, finement broyée, dans un filtre à café, puis verse dessus son talent bouillant pour en faire un jus bien noir, acide, exprimant tous ses arômes délétères. L'infusion est subjuguante, à la fois drôle et tragique, lucide et dingue. Tout comme Si tous les dieux nous abandonnent, son magnifique précédent livre, d'ailleurs il est possible d'accoler les deux titres, ça fonctionne très bien, ce qui démontre qu'il a de la suite dans les idées, ce roman très sombre, intense, dévastateur, est un superbe country polar, les deux pieds dans la glaise humaine.
La rédemption ne reste qu'une vague idée réservée aux fous et à ceux qui les croient.
Notice bio
Patrick Delperdange est né en 1960. Il vit et travaille à Bruxelles. Prix Simenon pour son roman, Monk, prix du Jeune Théâtre pour la pièce Nuit d'Amour (Actes Sud), écrite en collaboration avec Anita Van Belle, il a publié depuis 1985 une quarantaine d'ouvrages dans plusieurs domaines littéraires. Le roman Chants des Gorges, paru aux éditions Sabine Wespieser, réédité récemment chez Espace Nord, a été couronné par le prix Rossel, le prix littéraire le plus prestigieux de Belgique francophone. Son précédent roman, Si tous les dieux nous abandonnent est paru chez Gallimard dans la collection Série Noire en janvier 2016.
L'ÉTERNITÉ N'EST PAS POUR NOUS – Patrick Delperdange – Éditions Les Arènes – collection Equinox - 250 p. octobre 2018
illustration : Pixabay