Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
LA BALADE ÉLECTRIQUE D'EMILY ARCHER de Jof Brigandet

Chronique Livre : LA BALADE ÉLECTRIQUE D'EMILY ARCHER de Jof Brigandet sur Quatre Sans Quatre

photo : Pixabay


Le pitch

Sam Scott est un tueur. Pas à gages, non, non, juste parce que certains humains assombrissent considérablement son existence par les sales petites manies, leur absence de jugeote ou leur façon d'éduquer leurs marmots. Le FBI le définit comme « unlisted », motivations et modes d'exécution variés. Il est atypique, un original du dézingage en série, un flâneur des façons de tuer.

Cet aspect un peu particulier mis à part, tout va bien pour lui, il vient même de toucher une très grosse somme d'argent, tout à fait légale, en vendant une de ses idées de génie. Il compte bien en profiter pour acheter l'appartement qui jouxte le sien et pour voir enfin réunir les deux et améliorer son cadre de vie. Les plans sont prêts, il en rêve depuis si longtemps.

Manque de chance, un homme et sa fille, Emily, achète contre toute attente l'objet de sa convoitise. Le fait que la jeune fille soit clouée dans un fauteuil roulant par une maladie génétique met même un peu de piment dans l'affaire, elle correspond encore plus au profil-type de ceux qu'il prend plaisir à éliminer. Sam décide de prendre tout son temps et de profiter amplement du plaisir malsain de la faire longuement souffrir, jour après jour, avant de la tuer... de les tuer...


l'extrait

« Dès que le procédé avait été au point, il avait attendu quinze jours pour annoncer à Torp-design qu'il les quittait. Quinze jours où il s'était délecté de la préparation du meurtre de Carrie, où imperturbable, il l'avait regardée bouffer ses caramels, ceux-là même auxquels, depuis un an, il incorporait avec un scalpel, des poils pubiens, d'infimes morceaux de crottes de chiens ou de souris ramassés dans la rue.
Elle n'avait pas beaucoup souffert, en tout cas pas assez à son goût. Par derrière, il lui avait proprement tranché la gorge alors qu'elle entrait dans son appartement et, en dehors du fait de la regarder gargouiller une courte minute avec ses grands yeux bleus emplis de terreur et la serviette éponge qu'il lui avait mise autour du cou /pour qu'elle n'en foute pas partout / il n'en avait tiré que peu de satisfaction, l'esprit déjà occupé par cette page qui se tournait, cette nouvelle vie qui commençait, et surtout, par son projet du lendemain : cette pute d'employée de la laverie Wesson qui balayait par terre la poussière de lessive et la remettait discrètement dans le distributeur. » (p.32)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Sam Scott n'est pas le psychopathe de base, le tout-venant de la confrérie nombreuse qui peuple les thrillers depuis des années, il est complexe, animé de sentiments très variés et, je dirais même attachant. Imperceptiblement, page après page, il séduit par son naturel et ses évidences monstrueuses. Une sorte de naïf du crime qui élimine presque par obligation, par devoir envers la société, il en prend le lecteur à témoin, ce sont ses victimes, par leurs attitudes insupportables, qui le poussent au crime.
Jusqu'à sa petite amie, encore que ce mot soit un peu fort, une nonne masochiste qui le supplie de lui faire mal pour expier ses penchants morbides, qui le force à la maltraiter... Le sort s'acharne, avouez...

Son équilibre, l'autre facette de sa vie, c'est son amitié indéfectible pour John Walch, « jaillissement continue et invasif de joie de deux cent soixante livres aux bras énormes couverts de poils ». John, chauffeur routier de son état, travestis aux amours multiples et réjouissantes, représente paradoxalement la part d'humanité « normale » dans la vie du tueur. Jof Brigandet le place dans la position du copain raisonnable qui pousse Scott à la socialisation, le seul pouvant se permettre de lui recommander d'accepter les sentiments humains qui l'agitent, lui parler à cœur ouvert sans essuyer de rebuffades.

Parce qu'il y a Emily, évidemment. Elle ne va pas être la victime consentante et sacrificielle attendue. L'intrigue entre Scott et elle va se jouer en finesse, une partie d'échec diabolique où aucun des deux ne veut capituler. Tous les coups sont permis, dans une bataille feutrée, sans explosion ni bruit d'épée, mais féroce et sans pitié non plus. Haine pure et coups fourrés des deux côtés, de redoutables adversaires dans un duel épique où tout est permis. Le tout avec la plus délicieuse amabilité, des sourires affichés et dans une atmosphère de franche cordialité, l'entourage, John et le père d'Emily ne doivent en aucun cas se douter des mises à mort imaginées par chacune des parties.

Jof Brigandet confronte son héros à des mondes qui lui sont étrangers, opposés même, celui de John, joyeux, libre, sans limites, loin du sien, obsessionnel, emplis de préconçus et de sinistrose, celui d'Emily, figée dans un fauteuil, repoussante à en devenir désirable. Tout le monde heurte Scott, il tue comme on respire, par nécessité, parce qu'il le faut, c'est une évidence, il élimine ce qu'il considère comme des nuisible, sans pour autant avoir perdu toute empathie. Il est handicapé lui-aussi, gravement, c'est moins visible que pour Emily, mais il va peu à peu reconnaître en elle une forme d'âme sœur...

Ce polar est admirablement construit, il captive littéralement son lecteur en ce sens où celui-ci est immédiatement prisonnier de l'histoire, ne peut absolument pas en sortir sans être parvenu à la fin de ce parcours extraordinaire qui attend les protagonistes. Emily et Scott ont chacun leur terrain de chasse, leur ring. La jeune fille est totalement inapte dans le monde de Scott, lui l'est tout autant dans son univers de haute technologie où elle excelle. La confrontation de ces deux êtres exceptionnels produit un roman ébouriffant où chaque paragraphe est une surprise, une découverte inattendue. Le cynisme affiché cache la fragilité, la cruauté masque la tendresse naissante. Toute la vie de ces deux phénomènes va basculer.

Ne rater pas le départ pour la balade d'Emily et Sam, ce serait vraiment dommage, vous allez adorer cette superbe histoire décalée et délicate comme une magnifique fleur vénéneuse.


Notice bio

Jof Brigandet a mis lui-même en ligne cette bio et elle me plaît bien...

« Publié sept fois en trois ans, et sur deux continents… mais qu’est ce que l’on s’en fout en fait… Chaque livre paru, c’est un peu de la vie de son auteur qui s’est enfuit, pourquoi vouloir y revenir ? L’actualité d’un écrivain, ses projets, sont beaucoup plus intéressants. Mais promis, à partir d’aujourd’hui je commence ma bio… »


La musique du livre

Un seul titre, que Sam Scott entend sur le lecteur CD de sa voiture sur la route de Waterford Works, Le Vol du Bourdon, de Rimsky-Korsakov.


LA BALADE ÉLECTRIQUE D'EMILY ARCHER – Jof Brigandet – Éditions du Caïman – 162 p. janvier 2017

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