Chronique Livre :
LA BELLE DE CASA d'In Koli Jean Bofane

Publié par Dance Flore le 19/08/2018
L'auteur
In Koli Jean Bofane est un écrivain kino-congolais qui s’est exilé en 1993 en Belgique. Il a écrit des romans distingués par des prix, dont un destiné à la jeunesse Pourquoi le lion n’est plus le roi des animaux, en 1996.
Vite fait
La Belle de Casa, c’est Ichrak, qu’on retrouvée un matin assassinée en pleine rue. Elle avait des amis, la belle Ichrak, mais encore plus d’ennemis dans ce quartier populaire de Casa. Portrait de groupe, avec son lot de fripouilles authentiques, de migrants désargentés et de coeurs brisés.
L’extrait
« Sitôt le drame connu, un même cri retentit dans tout le quartier Derb Taliane : « Ichrak metet ! » Ichrak est morte ! Et Sese Tshimanga voulut être celui qui l’annoncerait à Mokhtar Daoudi.
En entendant la nouvelle, celui-ci ne sembla pas surpris.
- Suis-moi, dit-il.
Sese pénétra dans le bureau du policier et ferma la porte derrière lui.
- Assieds-toi.
Cela faisait plus de vingt minutes que le jeune Congolais attendait, sur un banc, le retour du commissaire.
- Ouais, ouais, il est de garde, il fait ses affaires, mais il va arriver, lui avait dit, de derrière le comptoir, un jeune inspecteur bodybuildé en t-shirt Ünkut, affublé comme un rappeur d’une casquette et d’une lourde chaîne dont les maillons renfermeraient des diamants. En compagnie de trois collègues en uniforme, il occupait la nuit comme il pouvait, jouant aux dominos en attendant qu’un crime veuille bien se commettre. Personne n’avait demandé au jeune homme ce qu’il voulait, on le connaissait comme une relation personnelle du chef. Sese avait patienté et, dès que l’officier avait franchi le seuil de la préfecture, il le lui avait annoncé d’un trait.
- Comment tu sais ça, toi ?
- J’ai vu le corps.
- Où ça ?
- Près de chez elle. C’était terrible, Mokhtar.
Enfoncé dans son fauteuil, le commissaire observait l’expression hébétée de Sese et réfléchissait intensément, en lissant une barbe rase censée égayer un visage massif au nez proéminent. Il secoua sa tête coiffée de courtes boucles poivre et sel :
- Pauvre petite ? Et tu es sûr qu’elle est morte ?
- Aussi sûr que je te vois, là, devant moi.
- Je te crois.
Mokhtar Daoudi extirpa son imposante carcasse du fauteuil et soupira :
- On y va, tu m’indiques… Choukri !
- A vos ordres, mon commissaire ! répondit d’une voix de basse le jeune policier musculeux.
Il avait dit cela comme on récite un flow , le regard dans l’ombre de la visière de sa casquette.
- Tu gardes la boutique. Je pars avec Sese, il a quelque chose à me montrer. » (p. 7 et 8)
Mon avis
Ichrak est morte. Comme ça, dans la rue, son beau visage désormais défiguré par le sang qui a jailli de la plaie.
Ichrak est morte, et c’est tout un quartier qui est en ébullition, parce que ce n’était pas seulement la plus belle fille qu’on ait vue ici, à Derb Taliane et dans le quartier de Cuba, c’était aussi un fichu caractère, une vraie lionne, qui n’hésitait pas à dire le fond de sa pensée sans craindre qui que ce soit.
Une femme libre ? Pas tout à fait. Elle était nantie d’une mère fantasque, malade, une pute pour les uns, une devineresse pour les autres, une femme devenue dingue et dont Ichrak a hérité la beauté fatale. Elle doit trouver de quoi payer les médicaments de sa mère, Zahira, une vraie fortune qui lui ôte le pain de la bouche, lui procure moult insomnies et la jette dans de grandes angoisses continuelles car Zahira est capable de faire absolument n’importe quoi quand elle est sans surveillance. Elle a toujours connu sa mère vacillant ainsi dans la vie, trouvant elle ne sait comment de quoi assurer leur quotidien, femme sans mari, cherchant la sécurité auprès d’amours illusoires, faisant commerce, on le devine, de son corps et de sa magie, n’ayant comme sécurité que son logis qu’elle doit, à ce qu’elle dit, au fait d’avoir été aimée. Ichrak ne connaît pas son père, mais elle a appris à se méfier des hommes. Même cet homme, directeur de théâtre, qui lui fait découvrir À l'origine notre père obscur de Kaoutar Harchi sans rien exiger d’elle, elle s’en méfie.
La beauté, ça se monnaye, certes, mais surtout ça attire jalousie et passions mauvaises. Particulièrement quand souffle le chergui, le vent du désert qui rend un peu fou.
Celui qui découvre la mort d’Ichrak, c’est Sese, le brouteur congolais. Jeune et débrouillard, il a voulu venir en France pour échapper à son sort de misère, s’est fait leurrer et dépouiller bien sûr, et a fini au Maroc en croyant être arrivé à Marseille, comme on le lui avait fait croire, alors qu’il avait donné tout son argent. Sese est un cyber séducteur qui vit des mandats que les femmes qui sont tombées sous le charme de Koffi, le grand Ngando, le grand crocodile, lui envoient. Ah du charme, il n’en manque pas, c’est vrai, il n’y a que lui d’ailleurs qui ait réussi à apprivoiser la belle Ichrak et à s’en faire une amie, et même mieux que ça, une alliée dans la cyber séduction. Effronté et sans remords – ses cyber victimes ne lui causent pas le moindre regret, il exploite sans vergogne leur solitude et leur besoin d’amour, mais on a envie de penser qu’il n’a pas le monopole de l’exploitation, à vrai dire – il se fait verser des mandats régulièrement en inventant toutes sortes de péripéties qui justifient ses demandes pressantes d’argent. Il faut le voir cependant quand Douce Solange lui demande de lui montrer son grand Ngando… le pauvre Sese n’a plus que les souvenirs des robustes préceptes mobutiens pour se remettre de ses émotions ! Ichrak se laisse persuader de faire la même chose pour des hommes en mal de beautés exotiques, elle a besoin d’argent… Ça marche fort bien et il y a si peu à faire ! Quelques screenshots permettront d'exercer un tout petit chantage, rien de bien méchant.
Le désir, voilà bien le grand personnage du récit. Les hommes assouvissent leurs envies comme ça leur chante, par la force si nécessaire. La femme n’a qu’à se débrouiller avec les conséquences. Ichrak est détestée autant qu’elle est convoitée, justement parce qu’elle, une fille de rien, sans même de père, ne se laisse pas faire, même par le commissaire Daoudi qui la déteste précisément pour cela, parce qu’elle le méprise et n’a pas peur de lui.
Et c’est justement lui qui enquête sur sa mort. Daoudi, il rêve d’être en poste dans un quartier huppé, il se ferait beaucoup plus de fric qu’ici. La corruption, bien sûr, qui rapporte trop peu parmi les pauvres de ce quartier populaire. C’est bien d’ailleurs pour cela qu’il est l’enjeu d’une grosse spéculation immobilière qui permettrait de rendre ce quartier enfin un peu rentable. Faudrait juste se débarrasser de la vermine pauvre et des migrants, une vraie plaie ceux-là, pauvres d’entre les pauvres et même parfois un peu siphonnés, peut-être à cause des atrocités qu’ils ont connues dans leur pays. Peut-être, d’accord mais tout ça ne donne pas envie aux investisseurs, alors qu’ils aillent vivre plus loin !
La très belle et très riche Farida Azzouz y possède un immeuble mais le problème est que les locataires sont pauvres et qu’elle voudrait s’en débarrasser. Mais comment faire puisqu’ils paient leur loyer ? Et les logements vacants sont immédiatement emplis de migrants qui s’y entassent sans qu’il y ait grand espoir de les déloger, à part par la force, car qui peut quoi que ce soit contre ceux qui ont bravé tant de dangers pour échapper à leur sort ? Elle s’adjoint les bons offices de voyous, hommes de main censés faire le sale boulot pour permettre enfin que l’argent règne en maître dans ce quartier. Pousser les riverains à la haine et à en tuer quelques-uns pour décourager les autres de rester là, c’est pas une mauvaise idée, par exemple. Elle non plus ne porte pas Ichrak dans son coeur, cette fille-là passe trop de temps avec son mari qui ne se montre plus assez empressé envers elle, ça la tracasse beaucoup. Quand elle ne passe pas du temps à charmer le milliardaire saoudien Saqr al-Jasser qui trouve à part lui que les femmes ont quand même beaucoup trop de libertés au Maroc, elle cherche à se procurer une magie pour ramener son mari à elle.
Et l’enquête dans tout ça ? Oh, l’enquête, c’est vrai…
Comme dans une pièce de Shakespeare, le tragique côtoie le bouffon. Sese, le cyber voleur qui émaille son langage d’expressions kinoises – j’adore –, le coeur sur la main, entouré de ses amis migrants, survit comme il peut dans l’adversité, mélange savoureux de naïveté, d’optimisme et de calculs savants pour obtenir ce qu’il convoite, pendant que Choukri, le policier qui admire Daoudi, doit la puissance de sa réflexion à son idole, le chanteur Booba, dans les chansons duquel il puise toute sa philosophie. On a bien vu récemment que les aéroports sont des lieux tout à fait propices à faire profiter le peuple d’éléments de philosophie bien appliqués.
Quant au tragique, il affleure sans cesse : destins brisés de Kahira et d’Ichrak, femmes humiliées, méprisées, qu’on n’a pas besoin de respecter dans une société au modèle totalement patriarcal. La revanche des hommes est forcément destructrice. L’argent, l’autre grand moteur, accroît les disparités et relègue toujours un peu plus bas ceux qui n’en possède pas.
Beaucoup de personnages dans ce quartier, plein de petits destins s’entrecroisent et se disputent notre attention, chacun en dit long sur notre époque et sur l’état du monde. Pas vraiment de quoi se réjouir, malgré le sourire lumineux de Sese.
Musique
Le boxeur aéroportuaire Booba se taille la part du lion avec trois titres, outre celui ci-dessous, sont évoqués Lunatic et Street Life...
Booba - Garde la Pêche
Keziah Jones – Rythm is Love
MC Jean Gab 1 - J’T’emmerde
Serge Gainsbourg - Le Poinçonneur des Lilas
Oum Kalthoum - Siret el hob
Fally Ipupa – Eloko Oyo
LA BELLE DE CASA - In Koli Jean Bofane - Éditions Actes Sud - 208 p. 22 août 2018
photo : Casablanca - Wikipédia