Chronique livre :
La bombe de Frank Harris

Publié par Psycho-Pat le 18/01/2015
illustration : l'attentat de Haymarket (Wikipédia)
L'extrait
« J'avais pour moi la jeunesse et l'orgueil, de même que l'absence de tout vici coûteux : si tel n'avait pas été le cas, je n'aurais pas survécu à cet amer purgatoire. Plus d'une fois, j'arpentai les rues jusqu'à l'aube, hébété, abruti par le froid et la faim ; plus d'une fois, la bonté d'une femme ou d'un ouvrier me ramena à la vie et à l'espérance. Seuls les pauvres aident les pauvres. Je suis descendu dans les bas-fonds et je n'en ai pas vraiment rapporté certitude plus ferme que celle-là. On apprend pas grand-chose en enfer, hormis la haine : et le chômeur étranger est, à New-York, dans le pire enfer que l'homme puisse connaître. »
Le pitch
Rudolph Schnaubelt se meurt de phtisie à Reichholz en Bavière en cette fin du dix-neuvième siècle. Il agonise seul, dans l'anonymat alors qu'il est un des hommes les plus recherchés de la planète. C'est lui qui a lancé une bombe le 4 mai 1886 à Chicago lors de la manifestation des ouvriers réclamant les 8 heures de travail quotidien et un cadre au travail des enfants. Huit policiers furent tués et plusieurs dizaines d'autres blessés. De cet attentat naîtra la journée du travail le premier mai et quelques obligations légales au travail des enfants aux États-Unis.
Ce roman présente son histoire, de son enfance aisée à son départ vers l'Amérique fantasmatique, la misère, le chômage et la faim. Il dissèque également comment ce fils éduqué, d'une Europe alors grande puissance économique, noue des liens avec les embryons de mouvements de gauche, anarchistes, syndicats, à Chicago et les rasions de son engagement qui le poussera à commettre un acte qu'il n'aurait pu concevoir quelques années plus tôt, lui le pacifiste, anti-militariste, respectueux des autres et des autorités.
Sa rencontre avec Louis Lingg, un militant anarchiste charismatique, scellera son engagement au côté du prolétariat aussi certainement que l'injustice vécue par les migrants à New-York et Chicago, le mépris des journaux et la violence de la répression policière contre la classe ouvrière en lutte.
Comment devient on terroriste, qu'est ce qui peut bien justifier l'assassinat de gens qui ne vous ont absolument rien fait personnellement au mépris de son éducation, de ses valeurs et de sa propre vie ?
L'avis de Quatre Sans Quatre
Ce roman, avant toute chose, est charmant par le ton et cette écriture, désuète mais tellement agréable, narrant les pires horreurs avec juste ce voile de pudeur qui n'existe plus aujourd'hui. Le lecteur revient très vite dans les univers de Zola ou de Hugo lorsqu'ils décrivent la misère et la déréliction qui frappent les plus pauvres. Harris possédait un vrai beau talent de conteur, une réelle science du récit et du verbe. Il était journaliste et savait à merveille passer du fait à l'interprétation, du concret brut à l'empathie.
Ce livre permet, à mon avis, un précieux recul vis-à-vis de l'horrible actualité récente, le massacre de Charlie-Hebdo et du supermarché. Après avoir lu cette fiction, qui colle tout de même au plus près à l'Histoire et aux faits, il devient délicat de balayer d'un revers de main le problème du terrorisme en invoquant le manque d'éducation des barbares, la bêtise ou de cantonner le terrorisme à la seule sphère religieuse.
Ce n'est ni un engagement envers un quelconque être suprême, ni une idéologie établie qui arma le bras de Schnaudel. Le prolétariat de l'époque étant bien loin d'avoir l'organisation et l'éducation politique que les partis communistes lui apporteront plus tard. La théorie se faisait au jour le jour, la stratégie s'établissait à la hâte en réponse aux brutalités de la police, aux vexations et brimades des patrons, aux impensables mensonges de la presse capitaliste à la soumission de la justice à une classe sociale.
Les difficultés de construire une organisation puissante pour s'opposer aux lobbies patronaux tenaient autant à l'épuisement des travailleurs qu'à leur différentes origines : « La lutte pour la survie était de toute évidence une terrible affaire à Chicago, car les travailleurs y étaient affaiblis-désunis par les différences de race et de langue. »
Ils avaient quitté leurs pays, ils n'avaient plus d'identité, peu d'avenir, ne comptaient pour rien...
Ce n'est ni la misère, ni la pénibilité du labeur qui déclenchèrent l'acte terroriste. Il y avait les grèves pour porter les revendications. Ce fut le terrible sentiment d'injustice - un immigré valait moins qu'un américain, un pauvre moins qu'un riche - la brutalité de la répression et la certitude que nul n'écouterait jamais les revendications de ces hommes, durs au mal, mais ne supportant plus de voir mourir de faim et de maladies leurs familles.
La parodie de justice qui suivit les événements ne fit rien pour apaiser le courroux des miséreux qui, pourtant, avant le déferlement de coups de matraque et les balles des policiers croyaient pour la plupart être protégés par la loi et la démocratie.
La bombe jetée, la machine à broyer de la classe dominante se mit en branle : « Chaque jour apportait sa moisson d'arrestations illégales.../...La peur s'abattant sur Chicago, l'avait rendue stupide. ». Mais le fait est que la loi restreignant le travail des enfants fut adoptée alors qu'il était hors de question d'en discuter avant l'attentat.
Un livre à lire absolument pour pouvoir penser l'impensable, dépasser l'émotion et essayer de dénicher des réponses !
Certes, jamais, le meurtre ignoble ou des assassinats de masse politiques ne seront excusables. Aucune justification ne peut être mise en avant pour amoindrir la culpabilité et la responsabilité de leurs auteurs et leurs commanditaires. Mais penser que l'indignation face à l'horreur suffit est une erreur politique grave. Ne pas en rechercher les causes en essayant d'en combattre les conséquences, c'est s'enfoncer dans un conflit sans fin car sans compréhension. Cette recherche, ce refus du discours simpliste et tout préparé, était, à mon sens, la vraie nature et la grandeur du travail des dessinateurs disparus de Charlie-Hebdo.
(toutes les citations sont tirées du livre)
Notice bio
Frank Harris est né en 1856 à Galway (Irlande) de parents gallois. Envoyé en pensionnat au Pays de Galles, il s'enfuit et émigre aux États-Unis en 1869. Revenu en Angleterre en 1882, il trouve une certaine notoriété en devenant rédacteur en chef de plusieurs journaux londoniens. La bombe, considéré comme son meilleur livre, est son premier roman. Il a été publié en 1908. C'est son autobiographie, My Life and Loves, qui le rendra célèbre en provocant un scandale par les descriptions trop réalistes de ses aventures sexuelles et une part de mythomanie quand au nombre de celles-ci.
La musique du livre
Seul Yankee Doodle est précisément nommé comme le chant unissant les « vrais » américains, souvent là depuis seulement une ou deux générations, en opposition aux « immigrés » qui ne pouvaient espérer avoir les mêmes droits ni le même salaire...
Alors, pour illustrer ce livre puissant, et pour une fois, un titre qui n'est pas donné par l'auteur mais ce groupe a repris le nom de Louis Lingg, le leader anarchiste, du punk anarcho-garage avec Oh La menteuse! de Louis Lingg & the Bombs.
La bombe – Frank Harris -La dernière goutte – 300 p. janvier 2015
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel