Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
LA CITÉ DES RÊVES de Wojciech Chmielarz

Chronique Livre : LA CITÉ DES RÊVES de Wojciech Chmielarz sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

Un des élégants quartiers en vase clos de Varsovie, un petit paradis sur terre dont rêvent tous les Polonais se trouve brutalement plongé dans le drame : ce matin, au pied des immeubles modernes tout confort, le gardien a découvert le cadavre d’une étudiante en journalisme. Il suffit d’un instant pour que le paradis se transforme en enfer.

Pour Mortka, chargé de l’enquête avec l’aide de la lieutenante Suchocka, le coupable semble d’abord tout désigné. Mais ce qui paraît simple va prendre à mesure des investigations la portée d’un vaste scandale.

Ici, comme dans une Pologne en miniature, politique et mafia, sexe et drogue, ambitions et aspirations, secrets et rêves parfois meurtriers se rencontrent...


L'extrait

« La fille était allongée sur le ventre, le bras gauche écarté sur le côté, le droit enfoncé entre les
cuisses serrées. La tête était tordue. Une trace sur le sol, une large bande de sang, montrait qu’elle avait essayé de se traîner. Un peu. Un mètre, un mètre et demi. Pour aller où ? jusqu’à la valise ?
jusqu’à l’entrée de l’immeuble ? Ou, ce qui parut le plus vraisemblable à Mortka, simplement pour continuer de bouger dans ses derniers instants, croyant peut-être ainsi se maintenir encore un peu en vie.
L’arme du crime était tout près du cadavre. Un poignard de combat à longue lame dentée de plus de vingt centimètres, entièrement tachée de sang.
— Ça a l’air pas mal comme ça, mais c’est de la merde.
La voix de la Sèche retentit au-dessus de lui. Il leva les yeux.
— C’est-à-dire ?
— C’est un couteau pour gamins. Ça m’étonnerait qu’il coûte plus de soixante zlotys. Un acier médiocre et cassant, qui s’émousse facilement. Aucun dispositif anticorrosion. Le manche a l’air couvert de caoutchouc, mais c’est du n’importe quoi. Ça va se décoller en moins que rien, et le couteau va glisser dès que la main va transpirer. Alors qu’il y a quantité de trucs de qualité. Moi, je préfère les vrais coupe-choux. En résumé, comme j’ai dit, un air pas mal, mais c’est de la merde.
— Suffisant pour zigouiller quelqu’un, remarqua-t-il.
— Tu sais bien que pour bousiller un type, il suffit d’un couteau à pain.
Elle le remballait d’une pique. Elle avait raison.
Il se pencha sur le corps de la fille. Il cherchait des blessures. Il trouva la première sans difficulté, juste sous la main posée contre la cuisse. Les doigts étaient tout rouges, et la jambe de pantalon était colorée par une grande tache qui s’étendait jusqu’au genou. La pointe du couteau avait touché l’artère fémorale. Il savait qu’une hémorragie en cet endroit était impossible à bloquer. La mort intervient en quelques minutes. On perd même conscience avant. Une deuxième blessure avait été ajoutée sur le côté gauche du ventre, un peu en dessous des côtes.
Il vérifia qu’il avait bien mis des gants avant d’ouvrir précautionneusement le sac. À première vue, rien ne manquait. Un portable, un porte-monnaie, un paquet de mouchoirs, du rouge à lèvres et deux serviettes hygiéniques. Il prit le porte-monnaie et regarda à l’intérieur. Il trouva un billet de cinquante zlotys et quelques pièces. Le vol n’était pas le mobile. À moins que l’agresseur n’ait paniqué, ce qui n’était pas à exclure. Voyant ce qu’il venait de faire, il avait pu préférer s’enfuir. Mortka prit la carte d’identité de la victime. Il compara la photo avec le visage de la fille. » (p. 17-18-19)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Un cadavre de jeune femme, poignardée sur le parvis d'une des cités les plus bourgeoises de Varsovie, c'est presque une injure au bon goût. Dans cet ensemble de tours et immeubles luxueux loge l'élite de la capitale, aussi l'inspecteur Jakub Mortka, le Kub, et son adjointe, le lieutenant Anna Suchocka, alias la Sèche, subissent immanquablement des pressions de la hiérarchie afin de résoudre au plus vite cette enquête. Zuzanna Latkowska, la victime, était étudiante en journalisme, brillante, capable de mener des enquêtes particulièrement fouillées et documentées sous couverture. Les premières constatations font état d'un viol, antérieur à l'assassinat, et la valise et le sac trouvés auprès du corps indiquent clairement qu'elle s'apprêtait à partir de son logement pour ne plus y revenir.

Zuzanna vivait dans la cité en colocation avec trois autres jeunes filles, toutes étudiantes, dans un appartement appartenant à une ancienne gloire de la politique, Piotr Celtycki, aujourd'hui lâché par son parti après de multiples malversations. Encore jeune, celui-ci continue de disposer d'une fortune importante dont personne ne connaît l'origine. Son épouse et lui investissent désormais dans l'immobilier et sont propriétaires de plusieurs logements de la cité. Les amies de Zuzanna mentent, Mortka le sent, ou du moins cachent une partie de la vérité, Celtycki n'est pas plus franc mais il a l'habitude de la langue de bois et sait manipuler ses interlocuteurs.

« - Je me souviens de lui à la télé, fit Jankowski. Les autres politiciens faisaient tout pour le cacher, pour simuler, dissimuler, mais pas lui. Sur lui, ça se voyait tout de suite.
- Quoi donc ?
- Que c'était une fripouille. »

Pris, naguère, les doigts dans le pot de confiture des malversations, Celtycki, étoile montante des conservateurs, à qui le poste de premier ministre tendait les bras, dut démissionner de tous ces mandats, et de la tête du parti dont il était parvenu à s'emparer à la hussarde devant tous les autres candidats. Il mène depuis lors, avec son épouse, la très chic Magda, et ses trois enfants, une existence de rentier. Le couple connaissait bien la victime puisqu'il l'avait employée comme nounou.

Il faut croire que les miracles existent dans la Pologne très catholique puisqu'une jeune femme de ménage, ukrainienne immigrée illégalement, embauchée en tant que femme de ménage dans la cité, vient s'accuser du meurtre. Elle explique avoir eu une réaction de colère, une pulsion soudaine contre l'apprentie journaliste pour une remarque à propos de son travail, une de plus, une de trop, de la part de Zuzanna qui la traitait de haut, comme l'ensemble des habitants de l'immeuble, selon ses dires. Une réflexion acerbe, l'épuisement dû au travail qui commençait avant l'aube, et elle était passé à l'acte. Pourtant, après l'avoir interrogée, le Kub doute de la sincérité de ses aveux. Il lui semble qu'elle est là sur ordre de quelqu'un qui l'effraie suffisamment pour lui faire accepter de longues années de prison pour un crime qu'elle n'a pas commis. Mais en échange de quoi ?

Mortka, comme à son habitude, ne va pas tenir compte des consignes de ses chefs jugeant cette résolution expéditive tout à fait à leur goût, et jouer le rôle de chien dans un jeu de quille. En compagnie de la Sèche, aussi douée que lui pour foncer dans le tas, il va faire craquer le vernis policé de l'entre-soi bourgeois de la cité pour fouiner dans de biens sales affaires de trafic de drogue, de prostitution, de combines sordides et de consanguinité entre certains membres éminents des médias et les éléments les plus corrompus de la classe politique.

Le Kub, un peu plus serein que dans ses précédentes affaires, entame une nouvelle relation amoureuse et a réglé le plus gros des différents qui l'opposait à son ex-épouse, les relations en sont presque devenues cordiales, il parvient même à parler avec son nouveau compagnon et a donc l'esprit bien plus libre pour s'immerger dans les coulisses glauques de la bonne société varsovienne. Et traiter avec une bonne dose d'humour les méthodes des médias bas de gamme :

« Il n'appréciait pas leur travail. Rien de plus simple que de réunir autour d'une table des gens d'opinions différentes et de les laisser s'engueuler pendant quarante-cinq minutes. Sa mère faisait ça tous les semaines le dimanche à midi, sans que personne ne paye pour ça. »

Wojciech Chmielarz, en plus de savoir manipuler son lecteur, de jouer avec une grande subtilité sur tous les registres du polar, livre un portrait acide des élites de son pays. Libéré du joug soviétique, membre de l'Union européenne, la Pologne n'en a pas pour autant fini avec ses vieux démons : le racisme, la xénophobie, les privilèges et la corruption. Svitlana, la jeune Ukrainienne, livre son histoire bouleversante de frontalière, méprisée par ceux qui l'emploient. Contrainte dans un premier temps de se livrer à des petits trafics de vodka, à peine lucratifs, pour survivre, à se faire voler ou violer par les gardes-frontières, à tomber dans la prostitution occasionnelle pour finir dans une précarité terrible et récurer les riches demeures de la bourgeoisie varsovienne, peu regardante sur l'origine de ses prolétaires, du moment qu'ils ne coûtent pas cher et se taisent.

Chmielarz décortique les interactions entre les différents milieux, de la mafia la plus sordide au sommet de la pyramide sociale, il analyse la porosité née des intérêts communs en trimballant son flic obstiné dans les méandres d'une intrigue tentaculaire tout à fait captivante. Il confirme avec ce nouveau roman tout le bien que l'on pensait de lui et son entrée définitive dans les grands noms de la littérature noire, et pas seulement celle de l'Est.

Le Kub, c'est presque la famille désormais, on attend avec impatience de le suivre à nouveau, et on est jamais déçu. Mêlant habilement l'intimité de son personnage au dossier en cours, l'auteur a su l'imposer comme un des héros de premier plan du roman policier, un de ceux dont on attend autant la suite des aléas sentimentaux que professionnels.

Un grand roman policier, une histoire sordide au sein de la « bonne » société de Varsovie, mêlant migrants ukrainiens, médias et politiciens corrompus...


Notice bio

Wojciech Chmielarz, né en 1984, est journaliste et rédacteur en chef de niwserwis.pl, un site internet dédié à l’étude du crime organisé, du terrorisme et de la sécurité internationale. Il est l’auteur de quatre romans mettant en scène l’inspecteur Mortka, pour lesquels il a été nominé trois fois au prestigieux prix du Gros Calibre, récompensant les meilleurs polars polonais, dont La ferme aux poupées (Agullo 2018) ou La Colombienne (Agullo 2019).


La musique du livre

Helena Majdaniec - Rudy Rydz

Nirvana - Come As You Are


LA CITÉ DES RÊVES – Wojciech Chmielarz – Agullo Éditions – collection Agullo Noir – 380 p. février 2019
Traduit du polonais par Erik Veaux

photo : Varsovie - Pixabay

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