Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
LA COLLINE AUX CORBEAUX de Heliane Bernard et Christian-Alexandre Faure

Chronique Livre : LA COLLINE AUX CORBEAUX de Heliane Bernard et Christian-Alexandre Faure sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

12 juillet 1515. Dioneo, apprenti imprimeur de 15 ans, assiste à l’Entrée Royale du nouveau roi François 1er à Lyon, ville frontière du Royaume de France. Témoin et héros inconscient et provocateur d’un incident banal, il ne peut deviner que cette journée va sceller son destin.

La Colline aux corbeaux, premier volet des « Dents noires », est un roman librement inspiré de l'Histoire de l'imprimerie entre Lyon et Venise au début du XVIe siècle.


L'extrait

« Un des chasseurs avait de la peine à contenir son lévrier qui se mit à japper, imité par les autres chiens de chasse. L'un d'eux bondit face à un cavalier. Il grogna, raides sur ses pattes, le poil hérissé. Ses babines foncées découvraient ses crocs. Pour éviter le chien, l'homme ordonna à sa monture de faire un écart, mais celle-ci se cabra, rua, envoya une croupade qui zébra l'air de ses sabots arrières et fit reculer la foule précipitamment. Propulsé en arrière, désarçonné, éjecté de sur sa selle, le chevalier lâcha la bride et retomba lourdement sur le sol, se retrouvant aussitôt au centre d'un cercle formé par le public témoin de l'incident. C'était Symphorien Champier. Sonné, il ne comprenait pas ce qui venait de se passer tant le coup avait été brutal. Il tentait de se relever lorsque Dioneo, au premier rang, se précipita. Furieux, le médecin leva le regard vers le manant qui osait l'approcher. Le cortège s'était arrêté. Tous avaient les yeux fixés sur l'homme à terre. Il lui sembla que le roi lui-même se moquait. Couvert de honte au milieu de ses pairs ! Pire, à quelques pas devant lui, dressé sur ses étriers, le visage altier de Charles de Bourbon le Connétable passa devant ses yeux. Il eut même le temps de le voir se pencher et s'esclaffer vers son voisin. Les pensées les plus sombres se bousculaient dans sa tête... et ce maudit garçon qui restait planté devant lui, un sourire benêt aux lèvres !
Dioneo avait tendu la main pour l'aider à se relever. Ayant saisi sa cravache qui gisait à côté de lui, Symphorien Champier le repoussa d'un violent :
- Ne me touche pas !
Piqué au vif, cinglé dans son amour-propre, Dioneo sentit le sang affluer à ses joues. Il recula. Le chien qui avait causé l'événement continuait de gronder. Il menaçait le cavalier, qui s'était remis sur ses jambes, l'empêchant de se hisser sur sa monture.
- Chien qui aboie ne mord pas, osa Dioneo.
Il y eut un mouvement dans la foule. Encouragé par cette agitation, Dioneo lança :
- Jamais bon chien n'aboie à faux, déclenchant l'hilarité du public.
- Arrêtez cet individu ! hurla le cavalier, ce qui valait ordre à un garde en armes.
Il avait à peine fini sa phrase que, cherchant à échapper à un assaut du chien, il perdit la salade lui tenant lieu de coiffe, provoquant le rire autour de lui. Outragé, Symphorien Champier sentait la rage monter en lui. Lui, un seigneur, être la risée de cette tourbe grossière !
- Mais qu'attend-on pour faire taire ce blanc-bec ? Si tu ne disparais pas, je te fouetterai, s'égosilla l'homme à terre. » (p.21-22)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Lyon, juillet 1515. Le premier qui dit « Marignan » a gagné, c'est effectivement pour accompagner son armée vers le Milanais que l'auguste François 1er descend vers le sud et parvient dans la cité entre Saône et Rhône. Chacun s'affaire, selon son rang, à préparer au mieux l'arrivée royale, l'effervescence est partout, des bouges les plus sordides au palais les plus somptueux. Mais un autre événement met la communauté des consuls (l'équivalent du Conseil municipal) en émoi. Une affiche, placardée en un endroit stratégique pour être vue par le plus grand nombre, remet en cause leur gestion et les accuse de détournement. Elle est signée « Le Pôvre », un nom faisant référence au schisme, déclaré hérétique par le pape, des Vaudois. L'Inquisition croyait s'en être débarrassée depuis des lustres en usant largement de ses bonnes méthodes charitables habituelles : pendaisons, bûchers et autre supplices après des parodies de procès, mais le fait est que le culte a survécu ici et là, et qu'une résurgence est toujours possible. Les Vaudois propageaient l'idée ridicule du partage des richesses et de la nécessaire pauvreté du clergé. Des aberrations qui auraient pu leur valoir d'être traités de communistes si ce mot avaient existé. En attendant, les Dominicains, décrit comme des fanatiques en bandes organisées, aux pratiques assez proches de celles de nos islamistes intégristes d'aujourd'hui, les faisaient rôtir depuis près d'un siècle et demi.

Aymé de la Porte, un brave homme, érudit et tolérant, est imprimeur et soucieux. L'affiche incriminée est rédigée au moyen de lettres découpées dans des livres, ceux-ci ne sont pas si nombreux à l'époque et les différentes polices de caractères varient énormément d'un artisan à l'autre. Les caractères utilisés sont un premier indice qu'il entend bien creuser. Il sait que les soupçons vont immanquablement se porter sur les membres de sa profession et que les inquisiteurs ne font pas de détails ni ne sont friands de vérité. Son apprenti, Dioneo, quinze ans, un garçon travailleur et intelligent, aimant la lecture et l'étude, est enthousiaste à l'idée de pouvoir enfin contempler le roi, même si son esprit est occupé par un amour naissant, consécutif à une grande amitié d'enfants, pour Pariette, la fille d'un banquier florentin chez qui sa mère, Fioretta, travaille comme domestique. Amour impossible vu son rang, mais tout aussi impossible à contenir. L'entrée de François 1er dans la cité donne lieu à un incident auquel est mêlé Dioneo (cf l'extrait), et l'adolescent moqueur déclenche une haine qui ne cessera de croître chez Symphorien Champier, courtisan servile et veule, flatteur invétéré, médecin et écrivain de peu de talent.

Ce sont ensuite des lettres, sur le même modèle que l'affiche, qui sèment le trouble dans la bourgeoisie locale, puis des meurtres de mendiants, ceux qui apportaient les missives maudites... Un pauvre imprimeur a bien été arrêté, torturé et emmené à Paris pour y être exécuté, rien n'y fait, le corbeau persiste, insiste, se fait plus précis, accuse nommément, réclame de l'argent.

Pendant ce temps, Dioneo et Pariette sont allés trop loin, le garçon, pour se protéger, et la protéger elle, doit fuir à Venise où il poursuivra son apprentissage, découvrira l'hébreu et l'antisémitisme, ainsi qu'un autre amour, tout aussi dévorant que le premier... Il va se perfectionner en latin, apprendra l'hébreu (ce qui est très mal vu). Son voyage est une belle occasion pour les auteurs de nous faire découvrir la Sérénissime à l'apogée de sa puissance, cette ville sans muraille dans laquelle se croisent toutes les nationalités, son goût des masques et déguisements, son sens de la fête mais également son habileté commerciale et financière.

Tous ces événements ne sont que quelques-uns des aspects de ce récit érudit, totalement passionnant d'un bout à l'autre, narrant la vie de Dioneo se heurtant aux interdits de ce seizième siècle, aimant tour à tour à Lyon et à Venise, nous faisant pénétrer dans le monde des compagnons imprimeurs, combattant la censure, spectateur des alliances politiques ou des intrigues de cour ou de consulat. La haine de Champier le poursuivra, sans que jamais il ne comprenne vraiment pourquoi, pas plus qu'il n'admettra la triste existence des Juifs de Venise, parqués du coucher au lever du soleil dans un ghetto dont ils devaient eux-mêmes payer les gardes. Dioneo va apprendre, et nous apprendre, les techniques et inventions de l'époque, l'Histoire sur près de vingt ans du règne de François 1er et de la cité des Doges, traverser son temps en témoin attentif et curieux, mais aussi en acteur ayant un haut sens de la justice et de la solidarité (ce qui n'est jamais bon pour la santé).

La colline aux corbeaux n'est pas un livre d'histoire, tous les éléments réels sur cette période féconde en événements sont fort habilement mêlés à l'intrigue des lettres anonymes, à la vie de Dioneo, de ses amis et ennemis. Le suspense y est constant entre coups de théâtre, tragédies, amours interdites, complots, manipulations politiques ou courtisanes, le rythme soutenu des tragédies et retournements n'a rien à envier aux meilleurs thrillers. Élégante, l'écriture est agréable, elle immerge aussitôt le lecteur dans le Lyon ou la Venise du XVIe siècle, les notes de bas de pages contribuent grandement à suivre sans effort les particularités de ces débuts de la Renaissance.

Une immersion toute relative car nombres de scènes renvoient immanquablement à ce que nous vivons aujourd'hui : la spéculation sur les denrées de première nécessité augmentant la pauvreté, l'entregent, la finance folle, vecteurs de révoltes populaires noyées dans la répression aveugle, ne peut que nous faire penser à certaines taxes injustes sur les carburants ayant eu, peu ou prou, les mêmes suites. La remarquable « fake news », mise au point par Symphorien Champier à propos de Bayard, exonère les médias et les réseaux sociaux de l'invention de ce fléau, tout autant que les réarrangements du récit national afin de complaire aux puissants auxquels nous assistons tous les jours dans certaines émissions télévisées, entre autres...

Un roman captivant, ne pouvant que passionner les amoureux des livres et les amateurs d'Histoire, tout autant que celles et ceux qui se délectent de romans noirs et d'épopées singulières. Dioneo, un héros attachant, complexe, surprenant parfois, enthousiaste et désarmant de naïveté sur certains sujets, entreprenant et inventifs sur d'autres, nous entraîne dans une bien sombre fresque que je recommande vivement à tous les gourmands de superbes sagas et de destins hors normes. Révolté, révolutionnaire, amoureux indécis, entrepreneur de génie, ce personnage est un vrai régal. Toutes ces aventures sont contées dans un très bel ouvrage, joliment illustré de nombreuses gravures d'époque donnant à voir les lieux de l'enquête et le périple de Dioneo.

Un remarquable roman noir, captivant, fourmillant de détails historiques, aux formidables intrigues familiales et politiques, qui vous plongera au début du XVIe siècle, entre Lyon et Venise, dans l'univers de l'imprimerie et des livres...


Notice bio

Christian-Alexandre Faure : Docteur en histoire de l’Université Lyon 2, auteur de : Le projet culturel de Vichy : folklore et révolution nationale 1940-1944, préface de Pascal Ory, Coédition CNRS, Presses Universitaires de Lyon, 1989. A été missionné par la Ville de Lyon pour la conception historique du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation (CHRD) de 1986 à 1991.

Heliane Bernard : Docteur en histoire de l’Université Lyon 2, auteure de : La Terre toujours réinventée, La France rurale et les peintres de 1920 à 1955, une histoire de l’imaginaire, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1990. Prix Sully Olivier de Serres.


LA COLLINE AUX CORBEAUX – Les Dents Noires, vol. 1 - Heliane Bernard et Christian-Alexandre Faure – Éditions Libel – 382 p. octobre 2018

illustration : La grant danse macabre (détail) - 1499 - Matthias Huss

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