Chronique Livre :
LA CUILLÈRE de Dany Héricourt

Publié par Psycho-Pat le 30/08/2020
Quatre Sans Quatrième… de couv…
L’objet brillant est sagement posé sur la table de nuit. Seren devrait prêter attention à son père, étendu sous le drap : sa mort vient de les surprendre tous, elle et ses frères, sa mère et ses grands-parents, mais c’est la cuillère en argent ciselée qui la retient : elle ne l’a jamais vue dans la vaisselle de l’hôtel que gère sa famille au Pays de Galles.
À l’aube de ses dix-huit ans, la jeune fille pourrait sombrer, mais les circonstances aiguisent sa curiosité. L’énigme que recèle l’objet, avec son inscription incisée, la transporte. Elle se met à dessiner passionnément (la cuillère) et à observer toute chose de son regard décalé.
Un premier indice sur sa provenance la décide à traverser la Manche, à débarquer en France et, au volant de la Volvo paternelle, à rouler. La cuillère pour boussole.
L’extrait
« Rigor mortis
C’est la nuit de la mort de mon père que je vis la cuillère pour la première fois.
Je suis appuyée contre le bord de son lit. Immobile. À différents endroits de la chambre, plongés dans leurs pensées : ma mère, mes grands-parents, mes deux frères, notre labrador et le docteur Aymer. Nous ressemblons vaguement au tableau La Mort de Germanicus bien qu’aucun de nous ne porte de toge romaine et que personne n’ait été empoisonné, je crois.
Le silence de la chambre constitue un bruit en soi. Quelque chose de dense et de continu comme lorsqu’on se bouche les narines sous l’eau. Seul le claquement de dents de mon frère ponctue la clameur du silence. Al s’arrache toujours la peau de ses doigts quand il est inquiet.
Pallor mortis, a décrété le docteur, recouvrant d’un drap le visage blafard de mon père. Du latin pour se distancier de la situation. Donc Aymer se planque derrière son érudition aurait dit mon père. À force de fixer le drap, j’ai la sensation que ses pieds bougent. J’évite de regarder ma mère. De toute façon, je vois flou.
Mon cerveau glisse en arrière. Il y a deux heures ou trois, je claquais la porte de la cuisine. Et il y a deux minutes, ou dix, Nanou surgissait dans ma chambre.
- Seren, viens vite, ma chérie !
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Oh. Ma chérie. Ton papa...
Pauvre vieille Nanou. À bout de souffle à cause des escaliers.
Un bout de pyjama rayé dépasse du drap. Rayure grise, rayure bleue, rayure grise...
Les couleurs se brouillent, je vois flou. Mes doigts vérifient instinctivement l’existence de mes paupières. Tout va bien. Tout va mal.
Dai, mon autre frère, s’accroupit pour caresser le labrador. Oui, t’es beau. Le chien gémit de satisfaction. Cette nuit est absurde. Je force mes yeux à passer du flou au net et vois ma mère tapoter affectueusement, banalement, la poitrine drapée de mon père - elle a oublié qu’il est mort ? Non, elle laisse échapper un petit sanglot muet. Un cri d’air sidéré. On a tous l’air sidéré.
Surtout mon père. Sous le drap. » (p. 15-16)
L’avis de Quatre Sans Quatre
1985 : l’œil de Seren Madeleine Lewis-Jones, dix-huit ans à peine, se pose sur une cuillère. Un simple couvert, banal, isolé, traînant sur la table de chevet de son père, recouvert d’un drap rose, allongé sur son lit. Celui-ci vient de mourir devant la famille réunie. L’objet, d’une affligeante banalité, prend peu à peu possession de son esprit. Au lieu de se focaliser sur la terrible perte, l’adolescente s’interroge sur l’origine de l’ustensile qui ne correspond à aucun des services possédés par l’Hôtel des Craves que gère sa famille dans un village du Pembrokeshire, au Pays de Galles. Seren vit là en compagnie de ses deux demi-frères, Al et Dai, de sa mère et de ses grands-parents maternels : Nanou, grand-mère galloise pur sucre, philosophe de combat, refusant de parler anglais, et Pompom, son mari, anglais, ex-alcoolique toujours en instance de rechute (parfois même un peu plus qu’en instance...). Même si la cuillère préserve Seren en la détournant de son immense chagrin, il n’empêche qu’elle ne peut échapper à l’angoisse de la perte et qu’un « terril noir » prend possession de sa cage thoracique, l’oppressant chaque jour un peu plus.
Seren a obtenu son bac et doit donc réfléchir à un avenir qu’elle imagine artistique. La jeune fille est douée pour le dessin et travaille à se constituer un solide carnet d’esquisses avant d’être reçue par Peter Hopekins, le proviseur de la Welsh Academy of Arts. Bien entendu la cuillère ne saurait échapper aux crayons et fusains de l’artiste, et ce sont précisément ces études qui vont retenir l’attention du responsable de l’académie. Il lui recommande de profiter du temps qui les sépare de la rentrée afin de bien réfléchir à sa vocation, puis lui confie un épais livre : Les Mémoires d’un collectionneur, dans lequel l’auteur présente une étude très complète et insolite de l’histoire de la cuillère à travers les âges et les cultures. Pour finir, Hopekins lui fait cette étrange recommandation : « - C’est l’été, mademoiselle. Perdez-vous. »
Qu’a donc cette cuillère de si extraordinaire ? Plus grande qu’une cuillère à dessert, plus petit qu’une cuillère à soupe, elle ne correspond à rien de connu par Seren. Sur le manche, deux rangées de ronces en relief, des personnages ou des animaux gravés, difficiles à identifier formellement (des lévriers ? des lézards ? Un randonneur ?) et deux lettres enchevêtrées B&B que la famille traduit aussitôt par Bed and Breakfast. Pourtant, le jour des funérailles du père, Pompom extirpe d’un recoin du bar un taste-vin, aux origines bourguignonnes, porteur de décors identiques à ceux de la cuillère. La décision est prise, Seren partira donc sur le continent, au volant de la vieille Volvo 145 léguée par son père, afin de retrouver les propriétaires de l’ustensile qui ne quitte plus désormais son esprit...
Le Channel traversé, l’antique véhicule comme fidèle destrier et les Mémoires d’un collectionneur faisant office de guide spirituel, Seren, armée des délicieuses formules françaises désuètes de madame Llewellyn, sa prof de langue, poursuit vaille que vaille sa quête, se perdant, musardant, avançant à coups d’anecdotes et de rencontres vers sa destination finale. La jeune fille, toujours accompagnée de son terril noir intérieur, multiplie les contacts avec des locaux ou d’autres voyageurs, apprend, s’évertue à faire une mise au point sur son existence toute neuve, examine ses désirs et son histoire. Souple, élégante, l’écriture suit la flânerie, ne perd jamais le sens de l’humour et de l’empathie pour les personnages. Quelques digressions, des passages des Mémoires et des listes amusantes ponctuent le récit de ce road-trip singulier comme un conte de fée, qui s’assombrit légèrement à l’heure d’un émouvant dénouement.
La cuillère hypnotise, déroute, séduit, et l’autrice sait à merveille l’utiliser, tout comme elle parvient à nous coller aux pas de Seren, à ses émois d’adolescente, à sa naïveté, mais aussi à sa détermination, qui parviendra à la mener au bout d’une aventure qui la transformera à jamais. Certes les sujets sont lourds, sombres : secrets de famille, deuil, solitude, abandon, mais aussi les rapports à l’art ou la fin de l’enfance, pourtant on sourit à chaque page ou presque, lorsque Dany Héricourt pointe nos petits travers ou le comique de certaines situations. Pudique, attachant, ce livre étonnant est un vrai petit bonheur.
Un très bon premier roman, plein d’humour et de charme, d’optimisme, malgré le deuil et l’angoisse. Une exploration douce des secrets de famille par une adolescente attachante.
Notice bio
De mère britannique et de père français, Dany Héricourt a grandi au Ghana et au Royaume-Uni, avant de s’installer en France. Après des études de théâtre, elle s’engage dans l’humanitaire. Aujourd’hui, elle travaille dans l’industrie du cinéma en tant que coach de jeu et de dialogue, elle a notamment collaboré avec Éric Rochant, Thomas Vinterberg et Ralph Fiennes, et adapté la série The Eddy pour Netflix. Elle est l’auteure de trois livres dans les domaines érotique, pratique et jeunesse. La Cuillère (août 2020) est son premier roman.
La musique du livre
Supertramp - Hide in your Shell
Katrina and the Waves - Walkin on Sunshine
Fleetwood Mac - Songbird
Llef - Cymanfa Ganu (hymne du Pays de Galles)
Jean-Sébastien Bach - Concerto pour deux violons en D mineur
Bob Marley - Everything's Gonna Be Alright
LA CUILLÈRE - Dany Héricourt - Éditions Liana Levi - 235 p. août 2020
photo : Moritz320 pour Pixabay