Chronique Livre :
LA DÉSOBÉISSANTE de Jennifer Murzeau

Publié par Dance Flore le 28/02/2017
photo : Pixabay
Jennifer Murzeau est une romancière française née en 1984. La Désobéissante est son troisième roman, publié chez Robert Laffont, dans lequel elle ne cesse d'explorer le thème de la liberté dans notre société.
« L'automatisation avait rendu bien des bras et des cerveaux inutiles depuis le début du siècle. »
Nous sommes en 2050, à Paris. Et la vie y est bien différente de ce que nous connaissons, ou plutôt c'est le prolongement cauchemardesque de ce que nous connaissons déjà.
Bulle travaille, elle fait donc partie des Intégrés , ainsi qu'on les nomme, car la société se compose à 71 % de chômeurs. Ceux qui le peuvent vivent sous des dômes isothermes et sécurisés pour se protéger de la violence et du climat insupportables.
Mais, plus angoissant encore que tout cela, Bulle s'aperçoit qu'elle est enceinte. Garder le bébé est inconcevable dans cette société. Mais c'est un acte de résistance. Celui qui entraîne tous les autres.
Un extrait :
« Pour faire face au réchauffement climatique, à l'absence de pollinisation naturelle, les produits chimiques ayant fini par éradiquer les abeilles jusqu'à la dernière, les mastodontes de l'agroalimentaire rivalisèrent d'ingéniosité. Ils mirent au point des cultures génétiquement modifiées pour résister aux fortes chaleurs et au manque d'eau, aux engrais les plus toxiques, bâtissant des milliers de serres en béton, la terre, gavée de trop de chimie étant devenue stérile. Mais ils produisaient de cette façon des aliments toujours moins nutritifs. Alors ils décidèrent de changer de cap, voyant leur clientèle disparaître à vue d'oeil. Littéralement. Les céréales, fruits ou légumes ainsi engendrés étaient si peu riches en nutriments que les gens, en plus de nombreux cancers, développaient des carences nutritionnelles graves. Par crainte de famine, l'agriculture de masse fut abandonnée. Les acteurs du marché avaient anticipé le désastre et préparé une riposte. Ainsi, le monde découvrit la nanoagrosynthèse, où la chimie n'était pas seulement un stimulant ou un pesticide, mais le cœur même de la production. La nanoagrosynthèse produisait des simulacres pétrochimiques de « végétaux » sur lesquels planait le plus grand secret. Partout, les Etats favorisèrent son émergence, subventionnèrent les entreprises qui la pratiquaient et se firent leurs meilleurs alliés. Privés d'aides, les quelques résistants de l'agriculture biologique durent vite rendre les armes, incapables de surcroît d'approcher les prix dérisoires pratiqués par l'agrosynthèse. Le fait qur la nourriture devienne finalement gratuite ne choqua personne. Cela faisait longtemps que les humains souhaitaient dépenser le moins possible pour ce qu'ils mangeaient. N'y plus rien dépenser était une idée qui avait eu le temps de faire son chemin et n'eut aucun mal à se faire adopter des cibles visées par cette initiative. Seuls les ultra-riches mangeaient encore parfois des fruits, des légumes, des céréales, devenus produits de luxe absolu, en dépit de leur piètre qualité. » (pages 44-45-46)
Roman d'anticipation, oui bien sûr, mais qui prend clairement sa source dans notre époque puisque le récit s'ouvre sur la scène de burn out d'une femme, Jeanne, directrice de production pour la société Monthierry qui produit des foies gras de canard. Or, la société a du mal à faire face à la baisse des vente suite à la révélation des conditions d'élevage, de gavage et d'abattage des animaux qu'elle utilise. On fait appel à Jeanne pour redresser la barre.
2050, Paris. La population se divise entre ceux, minoritaires, qu'on appelle les Intégrés et qui travaillent ou ont de l'argent, et les autres. Le climat n'a cessé de se dégrader, il fait atrocement chaud et l'air est extrêmement pollué, il faut porter un masque en permanence. Pour les gens riches, ce n'est pas un problème parce qu'ils peuvent vivre sous des dômes isolants, et ainsi fuir toutes les difficultés en plus de la pollution, à savoir la violence permanente dans les rues, les publicités sous forme d'hologrammes et d'holordis qui surgissent sans cesse devant les gens et qu'on doit subir à moins de payer une petite somme.
« La violence a jailli, marginale d'abord, organisée plus tard, généralisée à présent. La misère l'a prise en son sein, nourrie, vitalisée, lui a donné une force épouvantable, et la voici désormais qui se déverse, aveugle et sourde. »
Pour supporter la vie quotidienne, les gens avalent docilement un médicament, l'Exilnox, un produit que même les enfants prennent dès l'âge de cinq ans, un produit prescrit par le gouvernement, et ce pour prévenir une nouvelle catastrophe semblable à celle de 2030, quand le chômage n'était qu'à 50% mais que les gens se sont révoltés et que la France a été ensanglantée par des émeutes d'une violence extrême. C'est à ce moment-là que Jeanne, désormais mère de Bulle et de Théo, est devenue progressivement folle, à cause de l'assassinat de sa sœur. Après sa tentative de suicide, elle s'est retrouvé internée à l'hôpital.
Bulle, justement, est une jeune femme qui fait partie des Intégrés, elle a un travail qu'elle trouve d'ailleurs de plus en plus pesant car elle est chief editor et « a pour mission de coder des algorithmes qui pondront eux-mêmes des articles de nature à ne pas fâcher les actionnaires qui détiennent l'infomedia, simple vitrine des divers produits qu'ils ont à vendre. » En secret, dans le Deep Web, elle tient un blog confidentiel sur lequel elle s'exprime librement et où elle dénonce les travers et injustices de la société.
Elle vit sa situation paradoxale avec difficulté, consciente de devoir gagner assez pour les faire vivre, son compagnon et elle, sans tomber dans la misère des Inactifs gérée par l'Etat, mais malheureuse de toutes les compromissions auxquelles elle ne peut échapper. Ernest, justement, c'est un rebelle. Ancien ingénieur, il a perdu son travail et a réussi à monter un atelier clandestin, avec trois amis, dans lequel ils fabriquent des objets écologiques qui ne consomment presque rien et cherchent à lutter contre l'obsolescence. Évidemment, tout ceci est réprimé par la loi. Mais Ernest a aussi décidé de se passer d'Exilnox - autre délit- et son désir est de partir à la campagne pour retrouver une vie digne de ce nom. Quand Bulle lui annonce qu'elle est enceinte, il y voit l'occasion tant désirée de mettre ses rêves à exécution.
Mais pour elle, c'est un désastre. Comment devenir mère dans ce monde ? D'ailleurs plus aucun Intégré ne veut d'enfant. Elle porte déjà bout de bras Ernest, sa mère et son frère, un dingue de violence, illettré et drogué, dont le seul amour est une poupée en silicone et qu'elle doit aller libérer régulièrement de prison avant qu'il n'en sorte, oui, mais les pieds devant, bien sûr en versant des pots-de-vin au directeur.
« Des cris de bête, des hommes à peine vivants, obèses ou décharnés, et qui frappent, crachent, lèchent, rampent, pleurent, cette ambiance poisseuse, cette odeur d'urine, le sang de son frère. », voilà ce qu'est la prison et bien qu'elle se rende compte que son frère est une petite frappe stupide, elle ne peut se résoudre à l'y laisser.
Ce monde de violence et de corruption généralisée est aux mains d'entrepreneurs et de financiers dénués de morale, parce que, vous l'avez déjà peut-être remarqué, mais ce n'est pas un marché très porteur, la morale et surtout, on ne s'y fait pas beaucoup de pognon. C'est tellement plus rentable d'être à la fois ceux qui stigmatisent les chômeurs et les créent, répriment la violence et la font naître, sacrifient l'humain au profit et engrangent des bénéfices en pariant sur la pauvreté, la maladie, la peur et la soumission des citoyens. Tout appartient déjà aux forces du fric : l'être humain y passera tout entier, c'est une question de temps : « La peur est une gangrène. Et elle justifie tout le reste. »
Et puis Ernest est dénoncé et envoyé en prison. Et là, rien n'y fait, il devra y passer quatre mois. C'est le réveil pour Bulle qui décide de garder l'enfant et de se battre. Elle fait appel aux amis d'Ernest et à des personnes de confiance qui ont déjà commencé leur révolution en faisant pousser des fruits et des légumes, des vrais ! Dans la campagne bourguigonne, en secret, Tristan et Alma vivent en autarcie, dans une maison troglodyte qu'ils ont creusée eux-mêmes, loin de la civilisation et de la violence. Ils cultivent des graines clandestines et illégales, et prennent des risques énormes puisque Sonmanto est la seule entreprise habilitée à fournir fruits et légumes, de synthèse, bien entendu. « Ils continuent de faciliter la vie des lobbies des énergies fossiles , des pesticides, des industries les plus dévastatrices, mais ils préviennent quand, par conséquent, respirer devient mortel en quelques minutes. On peut compter sur eux. On est entre de bonnes mains. »
Elle a quatre mois pour mettre leur vie sur de nouveaux rails, quatre mois pour mettre sur pied une communauté prête à prendre tous les risques pour bâtir de nouvelles conditions d'existence.
C'est, à peine caricaturée, notre société dont il s'agit bien sûr, dans quelques dizaines d'années, quand les climato-sceptiques protesteront encore que tout va bien sous leurs dômes isothermes, quand les algorithmes auront définitivement réussi à mettre chacun de nous en équation et quand notre ration de rêve, de sommeil et de repas sera aux mains du même consortium international tout-puissant dont le directeur sera aussi notre président...
Je dis ça... mais non, enfin, les élections approchent et on voit bien que tous nos candidats sont des parangons de vertu, sans aucun lien avec les puissances de l'argent ! Ces romanciers, où vont-ils chercher tout ça, franchement …
Musique
Théo écoute de la Chaoss, une techno ultra hard-core... on sait pas exactement ce que c'est mais ça se savoure entre adeptes de l'ultra violence... moi, après, ce que j'en dis...
Le genre n'existe pas encore mais on peut déjà trouver des petites choses sympathiques aujourd'hui... (Psycho-Pat)
Cannibal Corpse - Hammer Smashed Face
Slayer - Raining Blood
LA DÉSOBÉISSANTE - Jennifer Murzeau - Robert Laffont - 264 p. janvier 2017