Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
LA FAIBLESSE DU MAILLON de Éric Halphen

Chronique Livre : LA FAIBLESSE DU MAILLON de Éric Halphen sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

La France est en campagne électorale pour l’élection présidentielle. Surnommé « Le Boss » par ses collaborateurs, un jeune candidat charismatique connaît une ascension foudroyante. Gustave Oerelmans, trentenaire ambitieux, fait partie de sa garde rapprochée. Un jour, Gustave reçoit sur son portable un message insidieusement menaçant. Anonyme bien sûr. Inquiet, Gustave demande à sa compagne, la commissaire de police Olivia Guimard, d’enquêter discrètement pour que rien ne parvienne aux oreilles du « Boss ».

Mais Olivia est elle-même prise dans un traquenard dont les ramifications vont provoquer une onde de choc : flics, hommes politiques, personne, y compris son propre couple, ne sera épargné.

Dans le vent de panique qui se lève, deux hommes essaient de garder la tête froide : le juge Jonas Barth et Max Bizek, promu commissaire à l’IGPN, la fameuse police des polices.


L’extrait

« À la suite vient le vin d’honneur coutumier. Le Boss a plusieurs fois confié à Gustave qu’il s’agit selon lui des moments les plus importants des campagnes, boire un verre, même si on n’en a aucune envie, pour ne pas paraître bégueule, tenir des discussions animées avec des hommes et des femmes qu’on ne reverra probablement jamais, même si on n’ a rien à leur dire, paraître à tout moment intéressé et intelligent, ouvert et souriant, séduire sans être pour autant trop proche, sans pour autant que ça se voie, voilà quelle est la gageure, celle que neuf candidats sur dix ne parviennent pas à surmonter. Les journalistes et les médias n’en ont que pour le fond. Le programme, les idéologies, les idées. Ils oublient que le fond, tout le monde ou presque s’en moque. Ce qui fait le vainqueur, ce qui les départage, c’est uniquement la forme. Le sourire, les bises, les attitudes. La tenue de la fourchette et la façon de trinquer.
Pour l’heure, le Boss est en train de trinquer au kir avec la directrice de l’établissement, une élégante quadra au parler dynamique qui ne résiste pas au selfie/sourire avec le candidat et ses collaborateurs sur fond d’autistes et qui, s’approchant de Gustave, lui avoue sur un ton de comploteuse qu’elle va voter pour le même candidat que lui et qu’elle a, scoop frais du matin, adhéré à son mouvement ; aurait mieux fait de se changer, elle sent fort la transpiration. L’ambiance est détendue et conviviale, le Boss ne donne absolument pas l’impression d’être lassé ou fatigué, il semble au contraire rougissant et heureux, pour un peu on le prendrait pour un jeune marié le jour de ses noces.
Mais tout a une fin et le temps est venu de poser les verres sur la nappe en papier, de saluer puis de filer vers les voitures pour rejoindre la seconde étape du périple, le peloton de voitures s’étant entre-temps enrichi, officialisé.
- Étonnant, non ?
Gustave, banquette de cuir anthracite de nouveau, se tourne vers le Boss ; il ne voit pas, mais alors pas du tout, ce qu’il peut bien y avoir d’étonnant dans la séquence qui vient de s’achever. Mieux vaut rester coi. Le Boss sourit d’un sourire un peu moquer, un peu détaché aussi, un sourire qui finalement ne s’adresse qu’à lui-même. » (p. 39-40)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Cinq ans ! Cinq ans qu’ils se regardent tous en chiens de faïence, qu’ils s’épient, s’accusent avec tous les mots de tous les maux, et la campagne enfin arrive. La seule qui compte vraiment dans notre démocratie, puisque le parlement y est réduit au rôle de chambre d’enregistrement depuis l’arrivée du quinquennat. Ils, ce sont les candidats potentiels récurrents à l’élection présidentielle, les battus d’hier, le gagnant précédent, qui comptent bien en découdre, entre gens qui se connaissent sur le bout des doigts, afin de conquérir l’Élysée, et le titre oxymorique de souverain républicain. Et puis survient le grain de sable, le chien fou dans une jeu de quille soigneusement rangé, celui que ses collaborateurs nomment le Boss. Ce jeune technocrate pur jus, ex-employé de banque, ex-tout ce qui compte comme postes importants dans les cabinets, actuel ministre, entouré d’une meute d’autres technocrates branchés totalement dévoués à sa cause (et à la leur), soutenu comme jamais un candidat ne l’a été par la presse et les puissances financières, semble bien placé pour damer le pion aux vieux caciques de tous bords lorgnant vers le pouvoir suprême.

Le Boss a lancé une OPA sur la France, un raid électoral éclair qui doit l’imposer comme l’unique recours face aux « populismes » de gauche et d’extrême-droite, face aux anciens partis sclérosés, sans que l’on distingue vraiment une ligne programmatique, ni que l’on comprenne le sens de ses phrases, alambiquées et creuses, de ses discours dans lesquels chacun peut y puiser ce qu’il a envie d’entendre.

Le Boss n’est ni ci ni ça, et en même temps les deux, il est tellement tout qu’il n’est rien de concret. Il est totalement fabriqué. Bref, on est loin des joutes politiques convenues, idéologiques, idées contre idées, projet de société contre projet de société. C’est une opération de communication, une campagne publicitaire et, à ce titre, elle se doit d’être parfaite. Surtout si le produit à placer est loin d’être bénéfique à la plus grande partie des consommateurs. Vendre du vent n’est pas si simple, ce tour d’illusionniste ne souffre aucune imperfection.

Gustave Oerelmans fait partie du premier cercle entourant le Boss, tout comme ses collègues, Samuel, Jimmy, Nadège, Louis ou Malik, un commando dévoué, aux ordres, des disciples formant le noyau d’une quasi secte au sein de laquelle la parole du gourou fait loi et où tout doit être fait pour le satisfaire, y besoin se sacrifier. Aussi Gustave vit-il très mal la réception soudaine de plusieurs messages énigmatiques, à l’apparence menaçante. S’il devient un danger pour le Boss, adieu poste doré, rémunération mirifique et attribut du pouvoir, il sait qu’il sera écarté sans aucune hésitation. Aussi, malgré les difficultés qu’il rencontre dans son couple, demande-t-il à sa compagne, la commissaire de police Olivia Guimard, de trouver l’origine des SMS importuns et, potentiellement, dangereux.

Olivia et Gustave sont arrivés ensemble, venant de Lille, dans la capitale. Elle a suivi un parcours brillant dans la police, travaille pour l’heure aux Stups, tandis que Gustave entrait peu à peu dans l’ombre du Boss. Leur vie commune n’est plus qu’un souvenir, leurs emplois du temps et l’usure des sentiments les a menés au bord de la rupture. Néanmoins, Olivia va accepter d’aider son compagnon, avant de se trouver elle-même prise dans la tourmente de ce qui a tout l’air d’une énorme bavure de sa part. Gustave peut à tout moment être éjecté de la campagne que tous pensent partie sur de bons rails, Olivia risque de perdre sa place dans la police, et leur vie privé part en vrille, ces deux jeunes gens paraissent happés par une machine à broyer dont nul ne perçoit le machiniste.

Max Bizek, commissaire à l’IGPN, va être chargé de l’enquête sur Olivia. Proche de la retraite, promu dans ce service parce qu’il ne peut plus courir après les délinquants sur le terrain, il n’aime rien tant que découvrir la vérité et se donne tous les moyens afin d’y parvenir. Il sera bien aidé par le juge Jonas Barth qu’il a déjà croisé lors d’affaires précédentes. Barth aux prises avec des meurtres, une nouvelle greffière qui bouscule ses habitudes et une vie privée pas si simple au sein d’une famille recomposée, est un juge obstiné, honnête, soucieux des détails, qui ne lésine pas sur les moyens pour résoudre une affaire, fut-elle aussi compliquée que celle qui s’ouvre devant lui à ce moment. Les deux hommes vont devoir forcer bien des portes pour réussir à pénétrer les arcanes d’une campagne aux dessous si sales que personne n’a intérêt à révéler, et dénicher un assassin retors, maître en illusion...

Qui dit campagne électorale dit financement, trafic d’argent par des filières discrètes, organisation de meetings, séances de faux enthousiasme devant des publics dont on ne s’est jamais soucié, communication fabriquée, lissée, coups bas aux adversaires, tout cela est décrit avec un luxe de détails qui sonnent justes, les aspects criminels, policiers et judiciaires de roman bénéficient bien entendu de l’expérience de magistrat de l’auteur pour être d’une crédibilité absolue, surtout que celui-ci appelle un chat un chat et ne tourne pas sept fois sa plume dans l’édulcorant avant de décrire les tares de la vie politique.

Premier roman noir d’Éric Halphen entre mes mains, et, en dehors, évidemment, de sa connaissance parfaite des rouages des tribunaux et des procédures judiciaires qui transparaît à chaque page, j’ai été séduit par son style direct et son écriture fort agréable à lire. Il sait de toute évidence distiller le suspense, tisser des intrigues mêlées qui s’emboîtent à la perfection, faire évoluer des personnages dessinés avec soin, qui ne sont ni des clichés ni des pantins, qui ont de l’épaisseur et de la chair. Sans concession, il dénonce les dégradations constantes de la démocratie, l’utilisation du cirque médiatique afin de dissimuler la vacuité des programmes, le dévoiement de l’idéal républicains par des dérives sectaires tendant à imposer un homme providentiel qui a tout du gourou de pacotille.

Les politiciens et leur cour sont servis, à peine dissimulés derrière des personnages aisés à reconnaître, le moins qu’on puisse dire c’est que l’auteur ne cache pas ses opinions et l’on sent souvent les raisons du combat sans fin du fondateur de l’association Anticor qu’il est, prompte à dénoncer la corruption et les malversations qui gangrènent nos institutions depuis des lustres et qui sont en aggravation constante. Éric Halphen raconte un nouveau monde nourri du fumier de l’ancien et du vide sidéral de la pensée de ses créateurs. Un récit sain et nécessaire, répondant en tous points à la noble tâche du roman noir : divertir par une histoire tourmentée et labyrinthique, édifier en dévoilant la boue de la société.

Un excellent roman noir, des intrigues, criminelles et politiques, tortueuses, subtiles, en prise directe avec tout ce qui ronge notre démocratie et de superbes personnages, un superbe pavé sur la plage !


Notice bio

Éric Halphen a été juge d’instruction pendant quinze ans, en charge de plusieurs affaires politico-financières. Il instruit en particulier celle des HLM de la ville de Paris, expérience qu’il relate dans son best-seller Sept ans de solitude. Il publie un premier roman, Bouillottes, chez Gallimard en 1999. Plusieurs autres suivront dont Maquillages et La Piste du temps chez Rivages, romans noirs où apparaissent le juge Barth et le commandant de police Bizek. Éric Halphen est par ailleurs le co-fondateur de l’association anti-corruption Anticor. Il siège aujourd’hui à la cour d’appel de Paris.


La musique du livre

Outre les titres ci-dessous sont évoqués : Indochine, Leonard Cohen, Joe Dassin...

Vincent Delerm - Tu sais les amours qui passent

Jacques Brel - Amsterdam

Les Têtes Raides - Ginette


LA FAIBLESSE DU MAILLON - Éric Halphen - Éditions Payot & Rivages - collection Rivages/Noir - 446 p. juin 2020

photo : Fotos Avulso pour Visual Hunt

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