Chronique Livre :
LA FERME AUX POUPÉES de Wojciech Chmielarz

Publié par Psycho-Pat le 05/06/2018
Le pitch
L’inspecteur Mortka, dit le Kub, a été envoyé à Kretowice, petite ville perdue dans les montagnes. Officiellement, il est là pour un échange de compétences avec la police locale.
Officieusement, il y est pour se mettre au vert après une sale affaire. S’il pense être tranquille et avoir le temps de réfléchir à l’état de sa vie personnelle, il se trompe lourdement.
Quand Marta, onze ans, disparaît, un pédophile est rapidement arrêté, qui reconnaît le viol et le meurtre de la petite. Mais l’enquête est loin d’être terminée : les vieilles mines d’uranium du coin cachent bien des secrets… et peut-être quelques cadavres.
Il faudra tout le flair du Kub pour traquer des trafiquants dont la cruauté dépasse l’entendement.
L'extrait
« Mortka songea que toutes les barres d’immeubles de toute la Pologne se ressemblaient : des logements vieillots, étroits et qui sentaient le bouillon de poule. Celui-ci ne faisait pas exception. Il eut du mal à se faufiler dans l’entrée de son appartement entre une armoire, des vélos et un empilement de vêtements.
Une femme d’environ la quarantaine, cheveux marron, gras, ramenés en arrière et noués en queue-de-cheval, l’invita à entrer. Elle portait un pantalon de sport et une chemise noire recouverte d’un tablier de cuisine taché. Plutôt que de lui dire « bonjour » ou quelque chose dans le genre, elle observa longuement Mortka en gardant un silence abattu.
- Je ne vous connais pas, fit-elle enfin. Vous êtes certainement policier ?
- Je suis l‘inspecteur Jakub Mortka. Je viens de la Criminelle et Antiterrorisme de Varsovie.
- Mais nous ne sommes pas à Varsovie, juste à Kretowice, remarqua le femme avec lucidité.
- C’est exact, répondit Mortka, avant de réciter la formule apprise pour ce type de circonstances : Je participe au programme « Pont » de la police. Il consiste en ceci que des agents effectuent des stages chez des collègues d’autres villes. Le programme sert à des échanges d’expériences, à connaître les problèmes de criminalité d’autres unités, à acquérir des connaissances et à nouer des contacts susceptibles d’être utiles à l’avenir. Et nous continuons à travailler normalement. Ce qui signifie que j’ai les mêmes prérogatives et obligations que mes collègues du commissariat de Kretowice.
La femme réfléchit un instant à ce qu’elle venait d’entendre, puis hocha la tête en signe de compréhension. Elle engagea d’un geste l’inspecteur à la suivre.
Mortka se fraya un chemin entre les vélos, un pour garçon, un pour fille et un pour adulte, et s’arrêta à la porte donnant sur la pièce principale. Là, il aperçut un homme très très obèse, assis en short et tricot de corps sur un canapé. Il tenait dans une main une canette de bière, et dans l’autre une commande de téléviseur. L’air absent, il zappait d’une chaîne à l’autre. Il s’interrompit soudain et se tourna vers le policier.
- Elle va revenir toute seule, affirma-t-il d’une voix de basse profonde. La vieille fait des histoires pour rien. » (p. 19-20)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Décidément, en Pologne, les enquêteurs sont à leur meilleur niveau dès qu’ils sortent de leur zone de confort. Que ce soit le procureur Teodore Szacki de Zygmunt Miloszewski ou l’inspecteur Jakub Mortka, dit le Kub, les villes de province leur insufflent perspicacité, ténacité et recul nécessaires pour mener à bien des enquêtes complexes et passionnantes jusqu’à leurs ultimes termes. Tous deux viennent de Varsovie, tous deux ont des états de services excellents, mais tous deux ont déplu à des instances supérieures. À croire que dans ce pays, on élimine les meilleurs pour se garder des vagues qu’ils pourraient produire et ne garde que les médiocres afin d’assurer la tranquillité des puissants. Heureusement qu’il n’en est pas de même dans notre belle nation…
Le Kub donc, éloigné de la capitale après une sale affaire, est envoyé à Kretowice dans le cadre d’un programme d’échange de fonctionnaires de police entre commissariat, Le Pont. La petite ville n’est pas folichonne, mais la disparition d’une jeune adolescente ne lui donne pas le temps de se lamenter. Un suspect est arrêté, passe aux aveux, tout est rapidement résolu… Trop ? Oui, trop, la mariée est trop belle et ça ne fonctionne pas comme ça, ou alors très très rarement…
D’autres corps sont découverts dans la mine d’uranium locale, abandonnée depuis des lustres et c’est toute l’histoire de Kretowice que le Kub va devoir reprendre l'affaire sous un autre angle, le coupable tout désigné ne peut pas être le responsable du charnier mis à jour. Les jeunes femmes évaporées, les anciennes enquêtes, les secrets enfouis sous les ans, les cadavres dissimulés dans les placards de chacun, les énigmes ne manquent pas. Mais il n’est pas d’ici, Mortka doit justifier sans cesse sa présence, fournir la preuve de sa légitimité, de son droit à fouiller là où personne ne souhaite le voir mettre son nez. La mine, ça a été l'âme damnée de Kretowice, elle a englouti et irradié des générations d'ouvriers du temps du communisme, un lieu tout à fait propice pour enfouir et oublier tous les vices de la région,
La cité devient peu à peu comme un organisme cohérent qui se défend contre un corps étranger. Pas de front, pas de façon violente, mais insidieusement, par une sorte de solidarité non concertée, impalpable et inconsciente pour certains. L’ensemble des natifs forment bloc et tente de combattre ses avancées. On lui ment, on le manipule, on le balade, ce qui n’empêche les progrès de ses investigations, peut-être au contraire, ces réticences lui fournissent l’énergie dont il a besoin pour se dépasser. Lieu de passage entre différents pays, Kretowice est également idéal comme étape pour d'ignobles trafiquants, la manne de la mine tarie, nombre d'habitants ont été tentés de gagner quelques sous en y trempant plus ou moins directement...
Dans sa vie personnelle, c’est loin d’être le paradis. Divorcé, son ex-femme a un nouveau compagnon, le Kub ne s’occupe pas assez de ses fils, ne sait pas faire et ceux-ci s’éloignent peu à peu de lui. Les disparitions des femmes de Kretowice renvoie, presque en parallèle, à la menace d’effacement lent de ses liens avec ses propres enfants.
Électron libre, le Kub va s’enfoncer dans les méandres des anciennes affaires, retrouver les acteurs et les noms de victimes, en se méfiant de tout et de tous, son ignorance des lieux devient une force puisqu’il n’est aveuglé ni par des amitiés anciennes ni par des préjugés. Sans ces différents handicaps, il s’ouvre le chemin vers la résolution de l’intrigue et n’épargnera personne, absolument personne au cours d’une suite de dénouements stupéfiants. Un peu Maigret, un peu Harry Bosch ou Harry Hole, le Kub est un superbe personnage de flic, un classique dès sa première enquête tant sa personnalité est travaillée, fouillée, un type qu’on a l’impression de connaître depuis toujours, dont on partage les aventures depuis longtemps.
L’atmosphère lourde de la petite ville est admirablement rendue, le malaise est palpable lorsque Mortka avance dans son enquête, beaucoup ont à y perdre. Une belle écriture, formidablement traduite par Erik Veaux, raconte le poids qui pèse sur les épaules du Kub, professionnel et personnel, son obstination, sa sagacité, son empathie mais ses erreurs aussi, pas un surhomme, parfois un gars un peu perdu, mais quelqu’un qui ne renonce jamais et considère comme vital que toutes les explications soient données et tous les coupables, quels que soient les liens qui les unissent à lui et leur position sociale, reçoivent leurs justes punitions.
Un fantastique polar polonais, puissant, humain, complexe, un flic qui va entrer dans la légende à coup sûr !
Notice bio
Wojciech Chmielarz, né en 1984, est journaliste et rédacteur en chef de niwserwis.pl, un site internet dédié à l’étude du crime organisé, du terrorisme et de la sécurité internationale. Il est l’auteur de quatre romans mettant en scène l’inspecteur Mortka, pour lesquels il a été nominé trois fois au prestigieux prix du Gros Calibre, récompensant les meilleurs polars polonais
LA FERME AUX POUPÉES – Wojciech Chmielarz – Éditions Agullo – collection Agullo Noir – 400 p. avril 2018
Traduit du polonais par Erik Veaux
photo : Pixabay