Chronique livre :
LA GUERRE EST UNE RUSE de Frédéric Paulin

Publié par Psycho-Pat le 09/09/2018
Le pitch
Algérie, 1992. Après l’annulation des élections remportées par le Front islamique du salut, une poignée de généraux, les « janviéristes », ont pris le pouvoir. L’état d’urgence est déclaré, les islamistes pourchassés ont pris les armes. Le pays sombre dans une violence sans précédent…
Tedj Benlazar, agent de la DGSE, suit de près les agissements du tout-puissant Département du renseignement militaire, le sinistre DRS qui tire toutes sortes de ficelles dans l’ombre. Alors qu’il assiste à l’interrogatoire musclé d’un terroriste, Tedj apprend l’existence de camps de concentration où les islamistes seraient parqués dans des conditions inhumaines. En fouinant plus avant, il met au jour des liens contre-nature entre le DRS et les combattants du GIA.
Quel jeu jouent donc les services secrets avec les terroristes ? Les massacres quotidiens sont-ils l’oeuvre des uns ou des autres ? Ou d’une instrumentalisation diabolique des seconds par les premiers ? Benlazar acquiert la certitude que les généraux sont prêts à tout pour se maintenir au pouvoir. Et la dernière phase de leur plan va commencer : exporter le chaos par-delà la Méditerranée, pour forcer la France à soutenir leur croisade anti-terroriste.
Tedj parviendra‑t‑il à réunir assez de preuves pour convaincre sa hiérarchie avant que l’horreur ne s’invite à Paris ?
L'extrait
« « Toufik » est présent, assis sur une chaise, fumant une cigarette, à deux mètres de l’homme allongé sur la table. Qu’est-ce qu’il fout là ? songe Benlazar. Le général Mohamed Lamine Médiène est le tout-puissant patron du DRS. Il ne se charge jamais de la sale besogne, son domaine de compétence est bien plus politique. Peut-être joue-t-il pour son clan, peut-être joue-t-il son propre jeu… Peut-être tous les hauts gradés algériens jouent-ils, d’une certaine manière, leur propre jeu. Pour ce qu’en sait le lieutenant Benlazar, la politique algérienne est un bordel sans nom.
Médiène paraît complètement imperturbable, mais lui, il attend des réponses. Il adresse un léger salut de la tête à l’officier français. Nos amis français sont là, semble dire son regard ironique.
Sa présence, celle du chef de centre de Blida, le commandant Mehrenna Djebbar, ainsi que trois autres haut gradés témoignent de l’importance de l’interrogatoire.
Djebba s’approche de Benlazar.
- Bonjour lieutenant, dit-il d’une voix sympathique.
Lui aussi apprécie la présence des amis français. Benlazar serre la main qu’il lui tend.
Dans un coin de la cellule, un homme jeune est debout. Il est vêtu d’une djellaba et n’a pas l’air vraiment en forme, ses yeux sont cernés et ses joues émaciées. Il se frotte les poignets lentement, comme s’il avait été menotté trop longtemps. C’est peut-être un membre du FIS, un indic du DSR sans aucun doute. À son côté, un homme en uniforme de colonel du renseignement militaire, portant des lunettes à montures dorées, lui lance quelques regards qu’on croirait réconfortants. Benlazar ne le connaît pas, mais il a l’étrange impression que dans cette cellule, cet homme est le plus à l’aise. » (p. 20-21)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Algérie, début des années quatre-vingt-dix, montée de l’islamisme, fin de la parenthèse démocratique au cours de laquelle le peuple a mal choisi - on ne peut pas lui faire confiance -, le FIS a emporté les élections, avant qu’un coup d’état militaire n’instaure un pouvoir autoritaire et le retour au parti unique. En face, les barbus ne s’en laissent pas compter et créent divers groupes armés, GIA et compagnie, escalade de l’horreur des deux côtés, et citoyens algériens pris entre les deux mâchoires du piège, contraints de compter les coups en espérant que ce ne soit pas sur eux ou leur famille qu’elles se refermeront. On meurt autant de pas de chance que de militantisme ou de délation, on meurt dans les rues des villes ou dans le djebel, on meurt salement : exécuté, fusillé, mutilé, torturé afin d’extorquer des renseignements qu’on a pas, raflé par l’armée ou victime d’attentats aveugles. Ce sont trois années terribles, de 92 à 94, qu’entreprend de raconter ici Frédéric Paulin. Trois années de manipulations, de massacres atroces, de manoeuvres occultes, de magouilles cyniques entre l’armée et les islamistes, entre le gouvernement français et les généraux algériens, trois années pendant lesquelles les pions sont un à un sacrifiés pour se maintenir au pouvoir, garantir la paix intérieure de la France ou peser sur la société pour les fondamentalistes.
Chaque camp, chaque faction à l’intérieur des camps, place des agents chez l’adversaire, les généraux au pouvoir ont besoin des “terroristes” pour légitimer leur présence, justifier leurs demandes de crédits auprès de l’ancienne puissance coloniale et faire passer l’instauration d’un régime dictatorial pour la moins mauvaise des solutions. Les groupes islamistes bénéficient des exactions des soldats dans la population, elles renforcent leurs soutiens dans les campagnes et expliquent leurs propres réactions violentes. La DGSE est là, un peu partout, Alger, Blida, Oran, ses agents comptent les points, assistent aux séances des tortionnaires du GSR, en particulier le lieutenant Tedj Benlazar, chargé de faire le lien entre le service de renseignement de l’armée algérienne et ses supérieurs à l’ambassade de France, dont le commandant Bellevue, avec pour mission essentielle d’empêcher l’extension du conflit sur le sol français. Malgré la décolonisation, l’indépendance de 1962, l’Algérie reste le pré carré de la France, les anciens réseaux gaullistes fonctionnent encore à plein régime dans le secret le plus complet, même pour les agents de terrain.
La rumeur enfle à propos de camps de concentration, tout au sud, dans la région la plus désertique, zones de non-droits au sein desquels les interrogatoires se terminent pour le prisonnier sous un monticule de sable définitif et anonyme. Ceux qui y sont incarcérés ne ressortent jamais vivants. Une fable selon les militaires, fable dont Benlazar va avoir confirmation, presque par hasard. Une séance de torture habituelle à laquelle l’espion français assiste, et où il s’aperçoit qu’un des prisonniers n’est pas traité comme les autre. Ce qui met la puce à l’oreille de Benlazar qui commence à envisager une infiltration du GIA par un officier algérien, une forme de collusion entre les ennemis sur le dos de la France.
La grande énigme de ce roman réside dans l’identification d’un camp du bien, ou, tout du moins, d’une justification à tant de souffrances pour des innocents. Ne comptez pas y parvenir. Dans ce nid de vipères, de frelons, de guêpes, de tout ce que vous pouvez imaginer de plus venimeux, le pouvoir est le coeur de toutes les ambitions, la richesse des gisements de gaz ou de pétrole toujours en ligne de mire, l’amoralité la plus totale règne. L’enquête de Benlazar dévoile peu à peu des secrets de plus en plus dangereux, des révélations en forme de poupées gigognes inversées, l’ouverture de chacune des pistes menant à un complot plus énorme encore.
La guerre est une ruse et tous les services de renseignement ou les organisations armées qui se battent sont en lice pour le prix Machiavel, catégorie tortionnaires ou tordus… Restent les hommes et les femmes, les personnages subissant ou se nourrissant de cette angoisse perpétuelle. En premier lieu Tedj Benlazar, un anti-héros fantastique, digne d’un film noir des années cinquante. Gitane aux lèvres, oeil de lynx, science de l’analyse et de la déduction, instinct du chasseur, mais failles béantes dans la tête et le coeur, crevasses dans lesquelles il manque de tomber à chaque instant. Il ne tient debout que pour son chef et mentor, le commandant Bellevue, fin connaisseur de l’Afrique où il a tout fait, tout vécu, et Gh’zala, la rebelle de la casbah. Frédéric Paulin met remarquablement en scène un dédale de personnalités, d’archétypes dont il fait des personnages singuliers, fragiles, ballotés par des événements qui les dépassent, embringués dans une guerre qu’ils n’ont jamais voulu. Des rats lâchés dans un labyrinthe, que les politiques français ou algériens observent de haut et guident pour parvenir à leur fin. On sacrifie sans compter, on simplifie le jeu dès que c’est possible, sans état d’âme.
Sa mission, la découverte des collusions entre les généraux et les islamistes, oblige Tedj à oublier ses douleurs, enfouir ses drames, retenir la folie qui le guette, s’enfoncer plus avant dans son travail, peu importe le danger. Il téléphone régulièrement à son épouse et ses deux filles, toujours les mêmes banalités, leur ment, dit qu'il ne risque rien, mais ne supporte pas l'idée de les rejoindre. Servir, protéger son pays, lui qui n’a pas su s'occuper sa famille, ne pas échouer une nouvelle fois, aidé par Bellevue, malade, qui oublie la mort en se noyant dans le travail, parce qu’à force de paraître occupé, la faucheuse vous oubliera peut-être, passera à autre chose, à quelqu’un d’autre...
Entre la France Mitterrandienne, en cohabitation, avec un Pasqua aux manettes du ministère de l’Intérieur et une Algérie en pleine ébullition, dont il faut à tout prix contenir les légitimes revendications d’un peuple privé des fruits de la croissance, de démocratie, de sa victoire dans la guerre de libération qui l’a débarrassé du colonisateur mais pas de l’arbitraire, la confusion est totale, nul n’a une vision d’ensemble de ce qui se déroule et chacun joue à l’aveugle, jusqu’à l’inévitable.
La guerre est une ruse est un formidable roman noir, politique, documenté, qui permet de comprendre ce qui s’est joué à cette époque, mais, bien plus, de percevoir les schémas présents dans toutes ces guerres qui ensanglantent la planète, tous ces actes terroristes qui semblent absurdes alors que bien des explications sont possibles. Pas les niaiseries que servent les chaînes d’info en continu, pas les gentils d’un côté, les méchants de l’autre, le très fin jeu d’interactions qui conduit inexorablement à l’affrontement sur le terrain ou à la commission d’actes terroristes sur le sol national de la puissance impérialiste agissant en sous-main, le plus souvent afin de capter les richesses naturelles des pays en crise.
Roman exceptionnel par la qualité de l’intrigue et la densité des personnages, l’écriture au cordeau et le cheminement intelligemment balisé dans ce bourbier algérien, la parole donnée aussi bien aux bourreaux qu’aux victimes et, bien sûr, Tedj Benlazar, un mec comme on les aime, toujours à la limite, parfois au-delà, un équilibriste par grand vent, qui poursuit sa traversée sans filet au-dessus des cadavres qui s’amoncellent, victime de la comédie du pouvoir et des guerres des puissants, celles où doit couler le sang des faibles.
Notice bio
Frédéric Paulin écrit des romans noirs depuis presque dix ans. Il utilise la récente Histoire comme une matière première dont le travail peut faire surgir des vérités parfois cachées ou falsifiées par le discours officiel. Ses héros sont bien souvent plus corrompus ou faillibles que les mauvais garçons qu’ils sont censés neutraliser, mais ils ne sont que les témoins d’un monde où les frontières ne seront jamais plus parfaitement lisibles.
Il a notamment écrit Le monde est notre patrie (Goater, 2016), La peste soit des mangeurs de viande (La Manufacture de livre, 2017) et Les Cancrelats à coups de machette (Goater, 2018).
La musique du livre
Cheb Hasni - Ma Bkatch Elhedda
Francis Lopez - La Belle de Cadix
Matoub Lounès - Kenza
Suprême NTM - La fièvre
LA GUERRE EST UNE RUSE – Frédéric Paulin – Agullo Éditions – Collection Agullo Noir – 380 p. septembre 2018
photo : guerre civile algérienne - Wikipédia