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Chronique Livre :
LA MÉLODIE de Jim Crace

Chronique Livre : LA MÉLODIE de Jim Crace sur Quatre Sans Quatre

L'auteur

Jim Crace est un écrivain et journaliste britannique. Il a reçu des prix prestigieux et est l’auteur, entre autres, de Moisson, publié chez Rivages en 2014.


Vite fait

Alfred Busi, Mister Al, est un pianiste et chanteur reconnu qui a derrière lui une longue et belle carrière. Il n’a jamais quitté la maison dans laquelle il est né et où est morte sa femme, Alicia, il y a deux ans. Il peine à lui survivre, tant il se sent désormais seul et vulnérable.

Son désarroi s’accroît avec l’attaque dont il est victime, chez lui. Un être qu’il peine à décrire mais qu’il pense être un jeune garçon nu s’est sauvagement jeté sur lui, le mordant au sang, alors qu’il cherchait à voler de la nourriture dans son garde-manger. La vie du vieil homme va se trouver chamboulée d’une façon irrémédiable par cet incident.


Un petit extrait ?

« Pour la deuxième fois cette nuit-là, Busi jeta un coup d’oeil par la fenêtre de sa chambre. Les nuages masquaient la lune et les étoiles. Les réverbères sur la promenade devant la maison étaient trop lointains pour éclairer la cour. Busi tourna une oreille vers les quatre panneaux vitrés : dans ces heures sans lumière, il y avait toujours plus à écouter qu’à voir. Pas seulement les animaux, mais aussi les bourrasques de vent, le frémissement des arbres, le claquement des barrières mal refermées et, plus loin, le bruit sourd de la mer.
Les pillards empruntaient en général les sentiers du maquis creusés par le gibier, puis surgissaient sur l’escarpement calcaire derrière la villa. Busi n’avait plus escaladé cette paroi depuis son enfance, mais il se souvenait encore être rentré plus souvent qu’à son tour les jambes égratignées par les épines, une cheville tordue et les mains écorchées, pour être accueilli par la pommade piquante que lui appliquait alors sa mère. Vers l’est, derrière la maison, le maquis était pentu et dangereux, si bien que toute créature signalait sa présence en glissant sur les gravillons, en déplaçant un caillou ou en faisant craquer une brindille. Par les nuits les plus agitées, Busi pouvait donc s’attendre à une cacophonie de fer-blanc accompagnée des aboiements et autres grognements d’animaux en lutte.
Il y avait de toute évidence là des bruits et mouvements habituels. A présent que ses yeux s’étaient accoutumés aux ténèbres, Busi distinguait les ombres de ses visiteurs, les yeux luisants des chats, et pas grand-chose d’autre. Du vivant d’Alicia, il avait parfois vu des torches dans la cour, et alors compris que des humains s’étaient joints au festin, des gens qui vivaient dehors et espéraient trouver là un repas de riches : les mendiants des Jardins des Indigents qui avaient fait le trajet jusqu’à sa cour pour trier les déchets du bout de ses bottes usées afin de récupérer tout ce qui était comestible, utile, monnayable ou brillant. Les pauvres étaient plus discrets que les animaux, et plus prudents aussi. A la fois prédateurs et proies, ils savaient ce que leur en coûterait la violation d’une propriété privée, si jamais ils se faisaient surprendre. Ils soulevaient les couvercles et renversaient les poubelles avec la prudence de servantes qui déballent de la porcelaine. Une nuit, l’un d’eux avait tenté de s’introduire dans la villa, mais ils avaient pris peur en apercevant les deux visages qui l’observaient depuis la fenêtre. Busi et Alicia s’étaient réveillés au bruit de la barrière de la cour qui s’ouvraient, une action dont aucun animal n’était capable, et ils avaient ainsi observé l’inquiétude de leur visiteur, puis sa retraite, avant d’entendre ses pas s’éloigner rapidement dans la rue.
De son expérience, Busi savait que, cette nuit-là, les affamés étaient trop petits, trop confiants et trop bruyants pour qu’il s’agisse d’humains. Il savait également qu’il était inutile de cogner sur sa vitre pour les faire fuir. Au mieux, des visages humides et inquiets (à considérer que les animaux avaient des visages) lèveraient les yeux en direction du bruit, puis reprendraient leurs fouilles : Busi serait tout simplement ignoré. Il aurait à peine le droit d’apercevoir quelques crocs. Les petits coups agacés d’un vieil homme contre une fenêtre n’étaient pas un langage qu’ils comprendraient. La nourriture primait sur la peur. » (p. 17-18-19)


Ce que j'en dis...

Alfred Busi, Mister Al, est à l’automne de sa vie et de sa carrière d’artiste. Il a eu beaucoup de succès et demeure une gloire locale, on lui érige une statue et on lui donne quelques breloques -dont Alicia se moquait avec malice- pour agrémenter son veston et il donne encore quelques concerts mais il sent bien que les jeunes ne savent plus très bien qui il est et que c’est plus par habitude que par ferveur qu’on le reconnaît et le salue dans la rue. C’est un chanteur à l’ancienne, qui s’accompagne au piano et dont les textes sont écrits avec ce mélange de fantaisie et d’émotion caractéristique des succès de jadis.

Longtemps, il y a eu des fans réclamant des autographes et osant même quelquefois venir lui faire un brin de causette, mais ce temps-là est passé et, à 70 ans, il s’estime quand même heureux de ne pas être oublié et de pouvoir chanter encore parfois dans sa ville.

Mais Busi souffre d’être seul et sans amour depuis que sa femme Alicia est morte. Ils ont formé ce couple adorable, malicieux et attentionné toute leur vie. Alicia était toujours à ses côtés, ils ne se séparaient jamais et cette maison est remplie de souvenirs d’elle, de petites réminiscences douces et tristes, comme de petits fantômes chargés de nostalgie.

Il n’a rien changé d’ailleurs à cette maison depuis son veuvage, elle est décrépite et sale, mais Busi ne s’en aperçoit guère, son regard peinant à voir les choses dans leur actualité et préférant lui superposer les contours anciens et aimés.

Cette cécité va brusquement prendre fin lorsque Mister Al va se faire attaquer chez lui, par une créature qu’il identifie comme un jeune garçon nu et sauvage, absolument affamé. Brusquement, Busi sort de son cocon et est exposé non pas aux applaudissements dont il est coutumier, mais à l’indifférence et l’agressivité.

Sa maison fait face à la mer, elle est idéalement située au bout d’une très jolie promenade et elle partage une cour avec une autre villa au faste désuet et déteint, comme la sienne, la villa Gâteau, qui a autrefois été la demeure d’un autre habitant célèbre et riche. Aujourd’hui, cette maison est louée à de jeunes gens plutôt bruyants et négligents, qui ne prennent jamais, par exemple, la peine de nettoyer les dégâts occasionnés par tous les animaux qui viennent la nuit assouvir leur faim en pillant les détritus dans les poubelles. Désormais insomniaque, Busi les entend fourrager la nuit et vient les observer sans bruit depuis sa fenêtre, notant même dans un cahier quelles espèces sont à l’ouvrage nuit après nuit. Nullement inquiet de ces rapines sans conséquences, il est plutôt content de subvenir aux besoins de pauvres bêtes que les bois environnants ne suffisent pas à nourrir. Il lui arrive même parfois de jeter de la nourriture qu’il aurait pu consommer exprès pour augmenter leur pactole. Il a entendu dire que certains hommes – des hominidés ? Des hommes ?- vivant nus et à l’écart des habitants de la ville, viennent parfois aussi se ravitailler. Il est certain que c’est l’un d’eux qui est venu s’aventurer chez lui, fouillant le garde-manger et, une fois surpris en pleine besogne par Busi, l’a mordu cruellement. Sans parvenir à le voir, Busi a senti son odeur – pelure de pommes de terre – et a touché sa peau dépourvue de poils.

Cette rencontre et cette attaque, étrangement, rendent Busi à la fois perméable aux autres, et clairvoyant, enfin, sur lui-même.

Sa propre chair entaillée laisse entrer le monde qui l’entoure, mais aussi fait ressurgir des souvenirs anciens et le rend plus humain, plus généreux, plus ouvert aux autres.

Quand ses concitoyens se laissent dominer par leurs peurs, habilement utilisées et montées en épingle par le propre neveu de Busi, Joseph Pencillon, qui vise la mairie et entend bien profiter au maximum de l’inquiétude que provoquent les agressions des pauvres – les néandertaliens sur lesquels Joseph va proposer de tirer sans sommation - sur les plus aisés. Plutôt que de remédier au sort indigne des laissés pour compte qui souffrent, sans abri, sans argent, du froid et de la faim, entre autres, Joseph préfère attiser la haine et va se servir de ce qu’a subi son oncle pour légitimer une véritable campagne de rejet des miséreux, jusque là tolérés dans un jardin mais à qui on interdit désormais d’y dormir. À eux de se débrouiller la nuit pour aller ailleurs, décision d’autant plus absurde que ce lieu est désert à ces heures-là et qu’ils ne gênent personne, donc, mais la police vient tous les soirs les déloger à coups de bâton, hommes, femmes, enfants, donnant ainsi aux habitants le sentiment que la municipalité a fait quelque chose  pour les protéger des va-nu-pieds. Un mur virtuel en quelque sorte. « Les habitants devraient s’armer afin de protéger leurs bien, sinon la ville sera bientôt contrôlée par les pauvres. Une cité moderne ne peut tolérer la présence de néandertaliens. », affirme Joseph dans le journal local Indices.

Busi déteste son neveu, qui veut lui faire vendre sa maison pour édifier à la place un complexe immobilier, il voit clair en lui et refuse de se séparer de sa maison. Les demandes se font pressantes, pourtant, et Joseph promet même à son oncle un appartement situé au même endroit que la maison, d’où il aura la même vue sur la mer, et un petit appartement supplémentaire qu’il pourra louer à sa guise. L’agression récente dont Busi a été la victime ne fait que donner des arguments supplémentaires à Joseph, bien entendu, dont le journal local se fait l’écho.

« Notre ville avait toujours frémi de rumeurs au sujet des temps anciens qui ne pouvaient être prouvées ni niées. « Méfie-toi des fantômes, des néandertaliens et des chiens », lui intimait-on quand il était petit, comme si ces trois choses étaient toutes aussi réelles et dangereuses. »

Mais Mister Al résiste, en partie par fidélité à Alicia, mais également par esprit d’indépendance, pour ne pas céder à son neveu et à tous ceux dont il combat le cynisme et l’esprit de lucre. Lui, il n’a rien contre les pauvres, au contraire, il compte même en parler publiquement lors de son prochain concert et prendre position en leur faveur, quitte à hérisser le poil de plus d’un auditeur. D’ailleurs le voilà qui décide, pour rentrer chez lui, de ne pas faire le détour par les beaux quartiers, mais de couper au plus court, par le Jardin des Indigents, prouvant ainsi, alors qu’il souffre encore de ses blessures et qu’il peine à marcher, qu’il n’éprouve aucune crainte. Mais mal lui en prend, car il est agressé encore une fois, dépouillé de ses biens les plus précieux comme de sa gryphée porte-bonheur et de sa photo préférée de sa femme lors de leur voyage de noces à Venise. On va jusqu’à lui voler ses chaussures et il doit finir le chemin à pied, couvert de boue et de sang. On lui a aussi volé ses clés : son intégrité physique et domestique est pulvérisée à jamais. Busi renonce à plaider leur cause et également à fermer sa porte : entrera qui voudra sans avoir à utiliser la force.

Être ainsi maltraité, agressé, battu, dépouillé l’amène à accepter d’être aidé par deux femmes : sa belle-sœur terriblement attirante Terina – la mère de Joseph dont elle n’approuve guère les idées non plus -, et sa voisine, une jeune femme fantaisiste et très généreuse prénommée Alexandra, mais qui souhaite qu’on l’appelle Lexxx, même si les x redoublés ne peuvent s’entendre. Savoir qu’ils sont là – chacun équivalant à un baiser- est suffisant.

La gentillesse et l’amitié de ces deux femmes, puis de celui qui est le narrateur de ce récit et dont nous n’apprenons l’identité que dans la seconde partie du roman, n’ont pu éclore et trouver leur voie qu’avec la détresse de Busi, comme si connaître la souffrance et l’infortune étaient les deux facteurs nécessaires à l’ouverture aux autres, à la confiance et au don de soi. Laisser la porte ouverte, au propre comme au figuré. Laisser advenir les choses, leur offrir une possibilité de se produire, accepter d’être surpris, de faire partie de la vie des autres et en finir avec la peur, celle-là même qui l’a conduit, enfant, à faire couler le sang d’un garçon.

Quelle résonance avec notre époque ! On détruit les espaces verts et les anciennes propriétés pour faire de l’argent en construisant des résidences de bord de mer, des appartements spacieux et à la vue magnifique pour les riches, étriqués et sombres pour les autres. Les gueux sont chassés, relégués hors de la vue des habitants, livrés à on ne sait quel sort, peu importe. Leur éviction est perçue comme absolument impérative par les citoyens, dressés à les haïr et à les charger de tous les maux. On parle de rafles, de coups portés, de déportations et de morts. Les animaux sont mieux traités, on leur donne un terrain pour qu’ils s’ébattent en paix, et le nom des puissants donateurs figure bien sûr sur une stèle à l’entrée du parc afin que chacun admire leur exceptionnelle générosité. Quant aux hommes nus, dont était certainement issu le jeune garçon affamé, assimilés à des animaux, les « humanzees », ce sera sans nul doute la nouvelle attraction pour touristes en mal de sensations.

Sans que les lieux ni l’époque soient clairement référencés – il flotte d’ailleurs sur ce roman un air de conte, avec la présence mystérieuse de la forêt, lieu de miracles et de dangers fantasmés ou réels, et celles d’êtres non-identifiés, sauvages, intimement liés à la nature – on voit très clairement les liens avec notre époque d’extermination de la faune et de la flore, la soumission à l’argent qui préempte toute critique relative au respect de l’homme et de l’environnement, le recours à la rhétorique haineuse pour obtenir l’acceptation de l’inacceptable présenté comme le seul rempart contre le mal. En lieu et place de la réflexion, on fait appel à l’émotion, basée, de plus, sur des informations douteuses, des rumeurs, des conjectures sans étayage solide.

Une belle et puissante réflexion sur l’état de notre monde.


LA MÉLODIE - Jim Crace - Éditions Rivages - 212 p. 29 août 2018
Traduit de l’anglais par Laetitia Devaux

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