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Chronique Livre :
LA MER EN FACE de Vladimir de Gmeline

Chronique Livre : LA MER EN FACE de Vladimir de Gmeline sur Quatre Sans Quatre

L’auteur

Vladimir de Gmeline est journaliste au magazine Marianne. Il a publié deux récits : Les 33 Sakuddei et Les mystères de la Sungaï Baï.

La concordance des temps, son premier roman, publié aux éditions du Rocher, a été sélectionné pour le Prix Stanislas.


En bref

Philippe a la cinquantaine, sa vie personnelle est plutôt chaotique, entre sa compagne avec qui il ne s’entend plus et son sentiment de ne pas vivre la vie qu’il souhaite. La question du mal et de la Shoah le préoccupe beaucoup, d’autant plus qu’il a lui-même un oncle, ancien nazi, chez qui il a passé quelques vacances très agréables, enfant.

Son existence va basculer quand deux événements vont venir la perturber sévèrement : une bande de voyous s’en prennent à sa compagne et son grand fils, Ivan, hockeyeur professionnel, souffre et l’appelle à l’aide.

Sa vie d’homme va-t-elle enfin prendre son sens ?


Un extrait

« Après notre séparation, j’avais arrêté le journalisme. Une des meilleures décisions de ma vie. j’étais parti assez loin, je bossais à droite et à gauche, je plongeais, je traficotais. Je gagnais de l’argent, et je m’éclatais. Je repassais en France régulièrement, je distribuais, j’avais la conscience claire et le sentiment d’être passé à côté de la catastrophe. Un jour, cette image complètement incongrue m’était venue à l’esprit, alors que je roulais à vélo devant l’esplanade des Invalides. J’étais à peine en train de remonter la pente à cette époque. Je m’étais vu dans une grange, et une grosse voiture, ou un camion, ou une météorite, atterrissait sur le toit, il y avait une explosion et tout partait en fumée. Et moi je m’étais éjecté de la grange à la dernière minute. C’était exactement ça. Sauvé par le gong. J’avais mis un peu de temps à redevenir moi-même, à ne plus être la chiffe molle bêlante qui cherchait à la reconquérir. Ce gars-là me piquait un peu les yeux. Belle leçon de vie. J’ai refait de la viande, j’ai récupéré mon cerveau, je baisais, je lisais, je me regonflais comme un bonhomme Michelin qui avait été piqué par une toute petite aiguille. Il fallait avancer, et ça me plaisait bien. Quand elle m’a rappelé, je travaillais sur une barge, au Brésil. Un boulot à la con, assez dangereux et très bien payé. On ratissait le fond d’un fleuve pour y trouver de l’or avec des tuyaux de caoutchouc ? On ne voyait rien. Je venais de remonter quand j’ai vu son nom s’afficher. » (p. 13-14)


Ce que j’en dis

Philippe est un homme à tiroirs et, dans l’un d’eux, il y a des étés passés en Allemagne, auprès d’un oncle étrange, bourré de tocs, ancien nazi. Pas la plus facile des généalogies. Peut-être d’autant plus difficile que ces étés-là, Philippe ne les a pas détestés, ce sont de bons souvenirs, les balades en forêt et la vie allemande, si agréable et douce, un peu désuète et intemporelle. Quelque chose de réconfortant et de rassurant dans la nourriture, le paysage, les rues des villes, l’intérieur des maisons.
Il lui reste de ces étés-là ce goût pour l’effort et cette aptitude naturelle, ce plaisir à vivre dans la nature, cette absence de peur au contact de l’inconnu, et une excellente connaissance de la langue allemande.

Maintenant, la cinquantaine très bien entretenue – il court et continue à être très sportif, passion qu’il a léguée à son fils Ivan, 22 ans, hockeyeur professionnel au Canada – Philippe écrit des romans et des scénarios, après avoir été journaliste et même orpailleur, entre autres. Il a du fric, plus qu’il n’en faut, du temps aussi et une tendance à se fourvoyer gravement dans la vie, à faire des choix qui ne lui rapportent que des ennuis.

Car dans un tiroir qui ne s’ouvre plus très bien, il y a Léa, sa compagne, plus jeune, très jolie, très parisienne, absolument consciente de ses atouts et résolue à en jouer, pas excessivement à cheval sur la notion de vérité, avec qui il a eu des hauts et des bas, des ruptures et des réconciliations, et maintenant une petite Charlotte. Philippe en est au point où il regarde Léa jouer de toutes les cordes de son arc avec lui sans avoir grand-chose à en faire, l’indifférence formant une croûte solide sur les blessures anciennes. Il sait même anticiper ses réactions, il voit les ruses et stratagèmes de sa compagne avant même qu’elle ait eu l’intention de s’en servir, lassitude totale.

Il ne se passe pas de jour sans qu’il se demande ce qui lui a pris de revenir vivre avec elle. Elle, ses manières, ses mensonges, son côté calculateur. Elle se croit toute puissante, elle se voit en super manipulatrice alors qu’elle n’est plus rien qu’un agacement quotidien que Philippe subit par paresse, par dégoût des problèmes qui ne manqueraient pas de surgir s’ils se séparaient, par peur de devoir se battre pour la petite Charlotte, elle est son tendon d’Achille, forcément.

Loin avant, loin, tout simplement, il y a Ivan et Sacha, ses enfants maintenant adultes, issus du couple qu’il formait avec Claire. Il n’a pas su la garder, il était trop instable, trop fou, trop souvent absent. Elle en a eu assez. Il la comprend et pense qu’à sa place, il aurait fait pareil. Regrets ? Oui, et surtout d’avoir été cet homme-là qui a tout foutu en l’air et d’avoir gâché ce qui aurait pu être et qui ne pourra jamais plus être.

« Je ne sais pas si j’ai donné les bonnes armes à mes enfants. Ils avaient peut-être besoin d’autre chose que d’un soldat obstiné leur montrant comment survivre en milieu hostile. Apprenez à serrer les dents. Vous finirez par gagner. L’endurance, les gars, l’endurance. C’est une vertu oubliée. Une qualité qu’on ne cultive plus. »

Ses enfants sont devenus grands sans lui et Philippe sent qu’il a une dette à payer envers eux. Il doit se racheter, maintenant qu’il en est encore temps. Et ça tombe bien, en quelque sorte, car Ivan a des ennuis et a besoin de son père. L’occasion de déployer sa sollicitude paternelle lui est offerte, faudrait être idiot pour ne pas la saisir.

D’autant plus que la vie avec Léa devient difficile, Philippe doit supporter l’intrusion de drôles de types, des hommes qui ressemblent fort à des truands, des voyous, qui envahissent leur maison de campagne et semblent avoir des relations tendues et conflictuelles avec sa compagne qui assurera plus tard que ce sont seulement des amis de son père envers qui il a des dettes et qu’il ne doit pas s’inquiéter.

Philippe profite donc d’un moment où il n’a pas de travail pressant à finir, pas de demandes non plus, pour fuir et aller en Allemagne sur les traces de son passé. Il a envie de savoir qui était réellement son oncle, ce fameux ancien nazi. Il veut percer le mystère du mal, comprendre comment on peut tuer six millions de Juifs et avoir la conscience tranquille. Il a apprécié cet homme qui avait peut-être adhéré pleinement aux idées nazies, qui était sans doute convaincu par cette idéologie même s’il n’en a jamais rien dit à son neveu.

Tout le monde ne peut pas avoir des parents résistants, certes, mais on peut au moins essayer de comprendre les rouages à l’oeuvre dans l’esprit d’un nazi qu’on a approché de si près. Une photo le hante tout spécialement, celle de femmes et d’enfants qu’on va fusiller, face à la mer. Il ne cesse d’interroger cette photo, essayant de lire ce qu’il peut dans les postures et le peu de visages qu’il voit. Son ami Michaël est un spécialiste de la Shoah par balles, c’est-à-dire toutes les exécutions semblables à celle-là, sommaires, fusillades et corps qu’on se contente de jeter à la mer, dans un ravin, hors de vue.

Pour ce voyage, il est accompagné de Guillaume, ami d’enfance, au couple bringuebalant aussi, décidément les cinquantenaires sont mal en point.

Les deux amis vont vite retrouver la maison de l’oncle, mort depuis quelques années, dans laquelle vit Stephanie, qui travaillait pour une ONG humanitaire, et sa famille. Elle aussi a côtoyé le mal, les tortures, les sévices, et en particulier le calvaire d’un jeune homme qu’elle n’a pas pu empêcher.

Elle va aider Philippe à entrer en contact avec quelqu’un qui a très bien connu l’oncle Ülrich, quelqu’un qui lui permettrait enfin de répondre à ses interrogations.

Le voyage en Allemagne, retour sur les traces de l’enfance, moment suspendu, de vacance, mi enquête sur l’oncle Ülrich, mi réflexion sur le paradoxe qui a poussé des gens cultivés et lettrés à approuver la Shoah, des gens aimables et sensibles, tout un peuple fin et qui a donné au monde tant d’artistes et de penseurs tout en donnant naissance au monstre nazi. De quelle façon la société contemporaine a-t-elle absorbé ce séisme ? La bête est-elle encore tapie et n’attend-elle que la prochaine éruption pour faire la preuve de sa puissance ? Il semblerait que l’extrême-droite relève la tête, hélas.

La famille de son ex-femme, Claire, a été parmi les victimes. Autant sa famille à lui est traçable, généalogie nette et lignée complète, autant la sienne est perdue, effacée, dissoute dans la barbarie des rafles, des wagons et des camps.

« Comme j’ai compris un jour que dans n’importe quel film sur la déportation, elle scrutait sur les visages les traits d’un de ses oncles, d’une de ses tantes, sans pouvoir trouver de réponse. Que parmi les tas de cadavres en noir et blanc se trouvait peut-être le corps de l’un d’entre eux. La question de ses origines n’était que questions, identités effacées, existence niées. Alors que celle des miennes était claire. Dates, lieux et pedigree, titres, diplômes, statuts, guerres, officiers, maisons, plaques, décorations, églises, décrets, services rendus, mairies, instituts. Voyages lointains. Explorations. Lettres de missions. Félicitations. Découvertes. »

Immergé dans son enfance, dans ses interrogations profondes, Philippe ne voit pas que sa famille est en pleine tourmente. Léa est importunée par les fameux « amis du père », et Ivan va mal, au physique comme au moral. Ce qu’on exige de lui dans son équipe ne lui convient pas, il n’a pas envie d’être le démolisseur de service et son corps le fait souffrir, son épaule gauche en particulier. De plus, sa sœur Sacha alerte Philippe en lui disant qu’elle trouve son frère changé et pas seulement parce qu’il a pris des kilos en un temps record… de la viande, qu’il dit.

De plus en plus certain que quelque chose ne tourne pas rond pour Ivan, Philippe se rend à Montréal. Mais quel droit a-t-il sur la vie de son fils alors qu’il a passé le plus clair de son temps à éviter la vie de famille et tout ce train-train essentiel et sans grande gloire qu’on appelle être parent ?

En France, Léa semble, malgré ses dénégations et ses mystères, lui cacher des choses graves et dangereuses, mais jusqu’à quel point ?

La quête de Philippe est multiple : comprendre le mal et comment il a pu être heureux auprès d’un oncle dont tout le sépare pourtant, se racheter, cher et vite, auprès de ses enfants, assumer le rôle de père dont il n’a jamais voulu, et peut-être simplement accepter de n’être plus un homme jeune et de voir les possibilités d’être s’amenuiser rapidement. Les tiroirs se referment pour de bon les uns après les autres.

Philippe va devoir lutter et faire enfin des choix adultes, il n’y a plus rien pour faire diversion ni derrière quoi se cacher…

Très agréablement écrit, on se laisse porter par l’énergie de Philippe tout au long de cette intrigue à facettes multiples. Joli twist final !


Musique

Fatboy Slim : Weapon of choice

Eroll Garner : Concert by the Sea


LA MER EN FACE - Vladimir de Gmeline - Éditions du Rocher - 421 p. septembre 2018

photo : Pixabay

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