Chronique Livre :
LA MORT IMMORTELLE de Liu Cixin

Publié par Dance Flore le 31/12/2018
Liu Cixin est un écrivain chinois né en 1963 qui travaille comme ingénieur à la centrale électrique de Niangziguan. Il a remporté le plus prestigieux prix SF, le Galaxy Award, à neuf reprises. Les deux précédents tomes : Le problème à trois corps (prix Hugo du meilleur roman 2015) et La forêt sombre sont publiés chez Actes Sud. La Mort immortelle a reçu le prix Locus du meilleur roman de science-fiction 2017.
« Les villages ont disparu,
Les lances se sont brisées.
Ici,
Nous avons mangé sous les étoiles,
Et vous,
Vous y avez répandu des graviers. »
Jack Davis
Troisième et dernier opus. Après Le problème à trois corps et La forêt sombre, l’opposition entre la Terre et Trisolaris trouve sa conclusion dans La Mort immortelle.
Planète Mars - Coucher de soleil vu du cratère Gusev par le rover Spirit le 19 mai 2005
« Il y eut un bruit de roulement sourd. La lourde porte en métal de plus d’un mètre d’épaisseur s’ouvrit lentement. Cheng Xin, le président du CDP et le chef d’état-major de la Flotte solaire pénétrèrent au coeur du système de dissuasion de la forêt sombre.
Une blancheur et un vide plus grands encore, accueillirent Cheng Xin. Ils se trouvaient dans une vaste salle semi-circulaire. En face d’eux se dressait un mur incurvé à la surface translucide, comme s’il était de glace. Le sol comme le plafond étaient d’un blanc immaculé, ce qui procura aussitôt la sensation à Cheng Xin de se tenir devant un œil sans pupille dont la contemplation distillait une impression sinistre de désolation.
Puis Cheng Xin vit Luo Ji.
Celui-ci était assis en tailleur au centre de la salle. Il faisait face au mur incurvé. Ses longs cheveux et sa longue barbe étaient soigneusement peignés, et d’une blancheur qui le faisait presque se fondre avec le mur, offrant un contraste saisissant avec sa veste noire à col Mao. Assis les jambes croisées, il avait la forme d’un T à l’envers. Il ressemblait à une ancre solitaire en équilibre sur une plage, subissant les hurlements du vent des âges et les rugissements des vagues du temps, majestueuse, immobile, attendant avec une endurance inouïe un navire qui ne reviendrait jamais. Sa main droite tenait un objet rouge : la poignée de l’épée – l’interrupteur permettant d’activer la diffusion des ondes gravitationnelles. Sa présence rendait sa pupille à l’oeil vide, et bien qu’il ne soit qu’un point noir au milieu de l’immensité de la salle, le sinistre sentiment de désolation de tantôt s’évanouit, car l’oeil était bien vivant. Depuis sa position, Cheng Xin ne pouvait cependant voir les yeux de Luo Ji. Il n’avait pas réagi à l’entrée de ses visiteurs, il continuait à fixer le mur blanc devant lui.
Si la légende selon laquelle un mur se fissure tous les dix ans disait vrai, celui de Luo Ji aurait été fissuré cinq fois.
Le président du CDP arrêta Cheng Xin et le chef d’état-major, expliquant à voix basse qu’il restait encore dix minutes avant le transfert.
Les dix dernières minutes d’un sacerdoce long de cinquante-quatre ans, mais Luo Ji maintenait encore sa vigilance.
Au début de l’Ère de la Dissuasion, Luo Ji avait connu une période heureuse. Son épouse Zhuang Yan, leur enfant et lui étaient enfin rassemblés, et il regoûtait à la chaleur d’un bonheur commencé deux siècles plus tôt. Mais cela avait été de courte durée car au bout d’à peine deux ans, Zhuang Yan l’avait quitté, emportant leur fille avec elle. Il courait de nombreuses rumeurs autour des raisons de ce départ. La plus répandue était celle-ci : tandis que Luo Ji devenait pour le grand public le sauveur du monde, son image changeait dans les yeux de ceux qui l’aimaient ; Zhuang Yan avait peu à peu pris conscience que l’homme à côté duquel elle se réveillait chaque matin avait peut-être pulvérisé un monde et qu’il détenait entre ses mains le sort de deux autres. Il était devenu une créature étrange et monstrueuse qui les effrayait, elle et l’enfant. » (p. 222 223)
Planète Mars - vue panoramique du cratère Victoria, large d'environ 730 m.
Nous avions laissé la Terre sous la protection de Luo Ji qui avait mis au point le programme appelé La forêt sombre afin de dissuader les Trisolariens – qui veulent envahir la Terre car leur planète devient inhabitable – d’attaquer. Luo Ji est porte-épée, il a seul les commandes pour réagir en cas d’attaque et défendre la Terre. Cela fait cinquante ans qu’il guette ce moment, prêt en permanence. La dissuasion a bien fonctionné puisque les Trisolariens n’ont pas voulu prendre le risque de voir toutes les civilisations anéanties. Ce n’est pas pour autant qu’ils ont renoncé à leurs ambitions. À la menace des Terriens, ils opposent la leur, sous la forme de gouttelettes potentiellement dévastatrices. (voir La forêt sombre).
« - Je n’ai pas grand-chose à ajouter, si ce n’est un avertissement : le moment où la vie a quitté les océans pour rejoindre la terre a marqué un jalon dans l’histoire de l'évolution, mais les poissons sortis de l’eau ont alors cessé d’être des poissons ; de la même manière, les hommes qui entrent dans l’espace cessent d’être des hommes. Je vous le dis, prenez garde lorsque vous voudrez vous envoler sans retour dans l’espace. Le prix à payer est bien plus grand que tout ce que vous pouvez imaginer. »
Une femme, Cheng Xin, scientifique hors pair, ingénieure en aéronautique du début du XXième siècle, aura la très lourde tâche de lui succéder, mais, parce qu’elle est incapable de choisir la destruction plutôt que la vie, elle va précipiter la Terre et ses habitants dans la catastrophe.
« - Le temps de la liberté dégénérée de l’humanité est terminé. Si vous souhaitez survivre, vous allez devoir réapprendre le collectivisme et retrouver la dignité de votre espèce. »
Tous les Terriens devront aller s’entasser dans des camps en Australie, principalement, et sur Mars. Les Trisolariens, avec Intellectra – une androïde extrêmement belle - à leur tête, qui exécute avec la même habileté la cérémonie du thé et les Terriens, prennent possession du reste de la Terre, affamant les humains, les réduisant à des conditions de vie abominables dans des camps surpeuplés et insécures. Bientôt, on leur refuse même l’électricité. Des carnages auront lieu, des centaines de milliers de Terriens seront massacrés. Bien sûr, comme toujours, une partie des humains s’enrôle auprès d’eux, bénéficiant ainsi d’avantages gagnés sur le sang des leurs, quand d’autres mettent une forme de résistance sur pied.
Bien sûr, Liu Cixin rappelle l’histoire de la Chine, de manière plus ou moins voilée, et réfléchit à l’impact d’une crise sur une société. Qu’est-ce qui en reste ? Comment faire en sorte de ne pas se laisser dominer par une puissance étrangère mal intentionnée ? Comment préserver sa liberté et quel prix sommes-nous prêts à payer pour être libres ?
Le progrès est apporté par Trisolaris et les Terriens, en collaborant avec eux, perdent l’envie de se battre et d’être indépendants. La mollesse les gagne, comme ces hommes qui deviennent efféminés dans leur apparence et leurs manières – et on pensera ce qu’on veut de l’idée que se fait Liu Cixun des hommes et des femmes, on a le droit, je pense, de la trouver encore assez ringarde... - et ils deviennent une proie facile pour les Trisolariens qui n’ont jamais perdu leur objectif de domination de vue.
Planète Mars - Rigoles se formant à la fin de l'hiver auprès du cratère Kaiser.
Le troisième acte est décidément pessimiste et pose les grandes questions du devenir de l’humanité : doit-on chercher à maintenir la paix à tout prix ? Quel modèle de société voulons-nous ? Comment devons-nous réagit face à une grande crise ? Et qu’advient-il de nous dès lors qu’on remet notre existence même en question ?
Un cerveau congelé est envoyé dans l’espace, à la rencontre des Trisolariens, afin de les espionner, les humains peuvent hiberner et se réveiller dans un temps très lointain où l’on saura les guérir par exemple : les prouesses techniques et les descriptions scientifiques sont à la fois poétiques et merveilleuses, reposant à la fois sur notre savoir actuel et sur toutes les potentialités qu’on peut en espérer.
Mais ce qui préside à nos destinées, jusqu’à l’extinction de notre monde, c’est la volonté des personnages principaux, humains ou non, leur capacité à anticiper le coup d’après, comme dans une formidable partie d’échecs ou de jeu de go, peut-être, à bluffer l’adversaire, à masquer ses réelles intentions et à deviner celles de l’autre. Pour communiquer avec les siens sans être compris par les Trisolariens, l’espion devra inventer de petites paraboles, messages sibyllins qu’il faut décrypter. À ce jeu, les humains sont plutôt mauvais...
Seuls l’art et la mémoire sont immortels si l’on trouve un moyen de les conserver. Pour le reste, rien ne subsistera.
Une vraie épopée intergalactique, un roman-fleuve à la fois poétique et politique qui questionne le passé comme le futur.
LA MORT IMMORTELLE - Liu Cixin - Éditions Actes Sud - collection Exofictions – 816 p. octobre 2018
Traduit du chinois par Gwennaël Gaffric
photo haut de l'article : Pixabay
photos corps de texte : Wikipédia