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Chronique Livre :
LA PETITE GAULOISE de Jérôme Leroy

Chronique Livre : LA PETITE GAULOISE de Jérôme Leroy sur Quatre Sans Quatre

Le pitch

Dans une grande ville de l'Ouest, le temps est suspendu et l'on s'attend au pire. Enfin, si seulement on savait à quoi s'attendre...

Mais il aurait fallu que l'indic parle plus tôt. Ou que le flic auquel il s'est confié avant d'être descendu ne soit pas lui aussi tué par erreur. Il aurait fallu que les types qui préparent le coup ne se retrouvent pas éparpillés aux quatre coins de la ville, planqués dans des caves et des entrepôts.

Il aurait fallu que cette affaire là ressemble à ce que l'on connait. Seulement qui pouvait prévoir que tout repose entre les mains d'une gamine encore au lycée, de cette petite gauloise mystérieuse et prête à tout pour que sa vie ait un sens.


L'extrait

« La raison pour laquelle la tête du capitaine de police Mokrane Méguelati, de l'antenne régionale de la Direction générale de la sécurité intérieure, vient d'exploser sous l'effet d'une balle de calibre 12, sortie à une vitesse initiale de 380 mètres par seconde du canon de 51 cm d'un fusil à pompe Taurus, fusil lui-même tenu par le brigadier Richard Garcia, policier municipal, est sans doute à chercher dans des désordres géopolitiques bien éloignés de la banlieue caniculaire qui surplombe cette grande ville portuaire de l'Ouest, connu pour son taux de chômage aberrant, ses chantiers navals agonisants et sa reconstruction élégamment stalinienne après les bombardement alliés de 1944.
Il n'empêche, il y a maintenant beaucoup de cervelle sur l'asphalte nocturne de la rue pentue, rebaptisée Jean-Pierre Stirbois par la toute nouvelle mairie du Bloc Patriotique mais que nombre d'habitants, indifférents à l'ordre nouveau, s'obstinent à appeler de son ancien nom, rue Émile Pouget.
- Tu vois bien, Cindy, que je n'ai pas pu faire autrement ! C'est tout de même un bougnoule qui courait vers nous avec une arme en faisant des grands signes, non ? Et qu'on venait d'être appelés pour une fusillade aux 800 ! Tu les as vus, les grands signes du bougnoule, non ? On avait le droit de tirer, non ? S'inquiète le brigadier Richard Garcia. » (p. 9-10)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Ouille ! C'est la première interjection qui me vient en achevant la lecture de La petite Gauloise. Ouille, on a pas le cul sorti des ronces. Une, parce que l'éradication des Barbus prônée comme solution magique n'est manifestement pas la panacée. Deux, tout est en place et fermente lentement avant une série de gifles nihilistes qui vont faire mal. Si l'on en croit Jérôme Leroy. Et comment ne pas le croire puisqu'il ne met en place qu'une suite d'éléments indubitablement constitutifs de notre quotidien, les relie logiquement entre eux et se contente d'en tirer des conclusions somme toute imparables.

En bref, une petite troupe, issue d'une de ces cités pudiquement baptisées difficiles, une bande composée de bras cassés aux passés délinquants, séduite par un imam, décide de frapper un grand coup. L'affaire est éventée, les membres du commando n'ont plus le choix, ils renoncent à l'attaque sur plusieurs sites prévue et chaque terroriste va livrer son baroud d'honneur de manière isolée. Les services antiterroristes pensent avoir le contrôle de la situation. Les « bougnoules » sont ciblés, un par un, les flics sont certains de pouvoir empêcher un carnage. Sauf que, à force de certitudes et de préconçus, tout ne se passe pas comme prévu, loin de là...

La petite Gauloise mélange dans un gros shaker : des policiers municipaux armés et non formés, frustrée pour l'une, stupide et raciste pour l'autre, un agent infiltré, un indic pas discret, des petits délinquants remis sur le droit chemin d'Allah et un lycée professionnel pourri à proximité... Mine de rien, on voit ça tous les jours et cet inventaire à la Prévert ne peut donner qu'une suite d'aléas catastrophiques. Touche finale, une petite Gauloise, une ado, grenade dégoupillée, ayant lu Rimbaud, déterminée et dégoûtée, qui n'en a rien à foutre de la religion et du reste de la société où elle n'y voit aucune place pour elle et ses espoirs. Elle n'éprouve qu'un profond mépris pour les adultes et ados qui s'agitent autour d'elle. Elle n'a pas l'ambition d'Erostrate, ne cherche pas la postérité, elle souhaite juste effacer ce monde dégueulasse qui l'entoure, le punir de l'avoir fait naître pour n'être rien. Une « rien », ça ne vous rappelle pas quelque chose justement ?

La plupart des ados et des hommes qu'elle côtoie ne pense qu'à son cul - qu'elle ne rechigne d'ailleurs pas à l'offrir s'il peut apaiser la violence et la bêtise - mais ça ne suffit jamais. La courte pause post orgasmique des mâles ne fait que retarder de quelques minutes leurs envies de pouvoir et de contrôle. Son offrande si vaine lui démontre à chaque fois le peu d'impact qui est le sien sur le destin de l'humanité. Elle a lu Rimbaud, l'a intégré, compris, et d'autres poètes encore, mais parler de poésie aujourd'hui est mission impossible. Ses résultats scolaires sont excellents mais même son prof de français lorgne sur son décolleté.

Alors elle va manipuler également, elle va montrer de quoi elle est capable, si la beauté des textes ne suffit pas, si l'amour et le sexe ne suffisent pas, autant frapper un grand coup et s'abstraire définitivement. Le système scolaire l'a lui même éliminée depuis longtemps, élève de première, section Vente, Négociation, Prospection et Suivi de clientèle dans un Algeco brûlant au soleil, gelé l'hiver, au milieu des travaux de rénovation du lycée professionnel Charles Tillon, ça envoie du rêve et promet du radieux pavillonnaire à crédit sur le très long terme...

Le narrateur dévoile le présent, minutieusement, un protagoniste après l'autre, il le met en scène, l'intègre dans sa marmite infernale jusqu'à ce qu'il interagisse avec les autres au sein d'une soupe toxique, le bouillon de onze heures de notre société décadente et déshumanisée. Un par un, ceux qu'il faut bien classé dans le camp des « gentils » dysfonctionnent, parasités par leurs certitudes, leurs ambitions, leurs vies personnelles, leurs désirs, leurs pulsions. Aucun n'est conscient du danger qui les guette. L'individualisme règne. Il aurait peut-être suffit d'un mot, d'un geste, d'un regard pour que la petite Gauloise renonce...

Pour les « méchants », ce n'est pas la même chose, ils n'ont rien à perdre en ce monde et tout à gagner dans l'autre. Eux jouent leur partition jusqu'au bout, sans dévier, sans états d'âme, sans fléchir. Baroud d'honneur et tout le toutim, volonté farouche et mépris de la mort. Ils ont leur cheval de Troie, espèrent qu'elle ira au bout de sa mission, que rien ne la fera dévier

Ce scénario très noir peut être vu comme une suite de constats glacés et d'enchaînements malheureux pour les uns, un coup de maître des terroristes ou, plus prosaïquement, une suite d'occasions manquées de limiter les dégâts. L'auteur n'y va pas avec le dos de la cuillère, il appelle un chat un chat et avec une froide lucidité. On est loin de la Syrie et de l'Irak dans cette banlieue d'une ville qui pourrait être Saint-Nazaire, peu importe, une cité ravagée par la désindustrialisation, la misère et le peu de cas que la république fait de ses enfants et de ceux qui les éduquent.

La petite Gauloise est un excellent remède aux yakas et faukons qui fleurissent sur les réseaux sociaux et dans les sphères politiques, une validation simple et efficace du slogan « L'humain d'abord ». Une loi supplémentaire, un tour de vis de plus n'empêchera jamais tout tant que les jeunes, l'avenir de notre société n'auront pas la certitude d'appartenir à un projet commun, de travailler au bien commun et d'y avoir toute leur place.

Mais, avant-tout, ce livre est un formidable roman noir, superbement écrit, mêlant humour et désespoir, le narrateur observant tout ce petit monde s'agiter telles des fourmis dans un vivarium. Il ne juge pas, n'admoneste pas, il décrit simplement ce qu'il voit et c'est précisément ce qui nous manque en ces temps où chaque info est tellement passée au crible d'expert douteux qu'on ne sait plus très bien ce qui est du domaine de l'information pure ou de celui de l'interprétation partisane et de bourrage de crâne militant.


Notice bio

Jérôme Leroy est né en 1964 à Rouen, a été pendant près de vingt ans professeur dans une ZEP de Roubaix. Il est l'auteur d'une vingtaine de livres (romans, nouvelles et poésies). Après Le Bloc (Série Noire) qui a reçu le prix Michel-Lebrun 2012, consacré à l'irrésistible ascension d'un parti d'extrême-droite dans une France en crise profonde, il continue sur un sujet très proche avec L'ange gardien, prix Quais du Polar 2015. Il est également co-scénariste du film de Lucas Delvaux, Chez nous, sorti en salle en 2017.


La musique du livre

Manu Chao - Desaparecido

Jefferson Airplane – White Rabbit


LA PETITE GAULOISE – Jérôme Leroy – Éditions La Manufacture de Livres – 142 p. mars 2018

photo : Pixabay

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