Chronique Livre :
LA RÉPUBLIQUE DES FAIBLES de Gwenaël Bulteau

Publié par Psycho-Pat le 05/02/2021
Quatre Sans Quatrième… de couv…
Le 1er janvier 1898, un chiffonnier découvre le corps d’un enfant sur les pentes de la Croix Rousse. Très vite, on identifie un gamin des quartiers populaires que ses parents recherchaient depuis plusieurs semaines en vain.
Le commissaire Jules Soubielle est chargé de l’enquête dans ce Lyon soumis à de fortes tensions à la veille des élections. S’élèvent les voix d’un nationalisme déchainé, d’un antisémitisme exacerbé par l’affaire Dreyfus et d’un socialisme naissant.
Dans le bruissement confus de cette fin de siècle, il faudra à la police pénétrer dans l’intimité de ces ouvriers et petits commerçants, entendre la voix de leurs femmes et de leurs enfants pour révéler les failles de cette république qui clame pourtant qu’elle est là pour défendre les faibles.
L’extrait
« Le commissaire Jules Soubielle observa les trois officiers en face de lui. Le premier, Fernand Grimbert, revenait des lieux du crime. Encore plus blafard qu'au petit matin, il se tassait sur sa chaise, les yeux vitreux de fatigue. Des agents étaient allés chercher les deux autres chez eux en leur montrant le document de réquisition immédiate. Ils s'étaient alors tous retrouvés au commissariat, réunis dans la même salle alors qu'ils appartenaient à des services différents et en faisant une sale gueule à l'idée que leur premier de l'an passait à l'as.
- Un chiffonnier a trouvé un cadavre d'enfant dans la décharge de la Croix-Rousse, commença Soubielle. L'information est remontée au commissariat alors que le lieutenant Grimbert prenait son service.
Gabriel Silent et Aurélien Caron tournèrent la tête pour regarder leur collègue. Une odeur tenace de pourriture émanait de ses vêtements. Il avait passé la matinée à patauger dans les ordures où ses bottes s'enfonçaient avec un bruit de succion. Le commissaire, arrivé sur les lieux peu après, avait jeté un œil à la civière tenue par les ambulanciers. Une couverture dégueulasse tombait bizarrement à l'endroit supposé de la tête. En la relevant, il avait dégagé un corps en robe de fillette, au cou scié à la base, grouillant de vers. Les bras et les jambes présentaient des marbrures et le ventre gonflé démesurément semblait sur le point d'éclater.
- Vous connaissez comme moi le fonctionnement de notre administration. Les priorités sont claires : l'ordre social, la tranquillité publique, la sécurité des commerces. On ne fait pas grand cas de la mort d'un enfant. Deux ou trois jours d'investigation et on passe à autre chose ! Or, la rapidité et la coordination des forces de police sont souvent les facteurs essentiels de la résolution d'un crime. C'est pour cette raison que je vous ai réunis ici.
Les trois flics acquiescèrent. Lors de son arrivée à la Croix-Rousse, le commissaire Soubielle n'avait pas fait mystère de sa volonté de rénover les procédures de l'enquête policière. La création de brigades judiciaires réunissant des hommes de divers horizons faisait partie de ses projets. C'était une chance à saisir. Aucun des officiers présents dans la salle n'avait envie de patrouiller dans la rue pour s'enquérir de la santé des commerçants.
- D'après le rapport préliminaire, la victime est un garçon âgé de neuf ou dix ans, dont les vertèbres cervicales ont été sciées à l'aide d'un outil tranchant. Plusieurs entailles visibles à la base du cou indiquent des gestes maladroits, ou au moins hésitants, de la part de l'auteur des faits. Le décès remonterait à cinq jours, peut-être une semaine, mais la présence du corps dans la décharge date de cette nuit même. Où était le cadavre pendant ce temps-là ? Pourquoi autant de temps avant de s'en débarrasser ? Même si le froid hivernal retarde le processus de décomposition, cela laisse songeur. » (p. 11-12-13)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Pierre Demange se souviendra longtemps du premier janvier 1898. Fête ou pas, il n’était pas question pour lui de ne pas effectuer sa tournée quotidienne de chiffonnier, fouiller les débris abandonnés çà et là, monter la Croix-Rousse pour finir au fort de Calluire, mais il n’aurait pas imaginé découvrir, parmi les détritus de la décharge, le cadavre sans tête d’un jeune garçon, vêtu d’une robe, dans un état de décomposition avancé. C’est le service du commissaire Jules Soubielle, nouvellement arrivé à Lyon en compagnie de son épouse, la douce Marie-Thérèse, qui se trouve requis sur cette affaire. Le cadavre mutilé est vite identifié, il s'agit de Maurice Allègre, dit le Prussien, voilà des semaines que ses parents le cherchaient.
La mort d’un enfant des rues ne bouleverse pas outre mesure les autorités, ni même la population, et les priorités de la police ont été définies : protéger la propriété, empêcher les grèves, arrêter les fauteurs de troubles socialistes, bref, préserver la société bourgeoise. Pourtant le commissaire n’est pas du genre à laisser un crime aussi odieux impuni et il charge ses hommes de mener une enquête sérieuse dans les bicoques misérables abritant les habitants de ce quartier des plus pauvres.
Un des agents de Soubielle, Fernand Grimbard, alcoolique pratiquant, va se passionner pour l’affaire et mener de véritables investigations, surtout lorsqu’une adolescente disparaît à son tour. Grimbard, sentant l’alcool du matin au soir, souvent le regard vitreux, s’attire tout le mépris d’un autre adjoint, Gabriel Silent. Un sale type, arrogant, arriviste, proche de l’extrême-droite, au point d’être le suppléant désigné de celui qui a toutes les chances d’emporter la députation. Sa cible favorite sont les ouvriers et les différentes organisations politiques prolétariennes en train de naître. Le commissaire, de son côté, est accaparé par un problème de voisinage tout à fait singulier, qui va le mener de surprise en surprise...
En ce début d’année, le pays est déchiré entre les partisans du capitaine Dreyfus, principalement les radicaux et les progressistes de gauche, et ses adversaires, la droite conservatrice et l’extrême-droite antisémite. Au procès d’Esterhazy, coupable possible des trahisons imputées à Dreyfus, et à son acquittement, provocant des scènes de liesse parmi les nationalistes et les antisémites les plus enragées, succède la tribune d’Émile Zola, J’accuse, dans L’Aurore, et le regain d’espoir des partisans du capitaine injustement accusé de trahison. La France est au bord de la guerre civile, la république est en grand danger, on sent dans ce récit qu’un rien pourrait faire basculer le pouvoir. L’assassinat d’un policier dans des circonstances plus que troubles va compliquer sérieusement la tâche de Soubielle qui ne sait déjà plus où donner de la tête.
Pendant ce temps, Grimbard mène des investigations poussées, faisant des efforts sérieux afin de rester sobre. Aidé par Louis Demange, le jeune et futé fils du chiffonnier, toujours accompagné de son chien bâtard Bismarck, l'agent de police furète dans les taudis abritant les plus misérables, les échoppes répugnantes, contacte les organisations ouvrières, interroge (sans ménagement) les pédophiles notoires, les parents n’hésitant pas à vendre leur progéniture pour quelques sous, les commères et les clochards, mais ne progresse que lentement. La course contre la montre afin de libérer la jeune Esther semble impossible à gagner. Le commissaire, de son côté, tente de pénétrer les cercles politiques afin d’avancer sur le dossier du meurtre du policier, et de se dépêtrer avec les agissements étranges de ses voisins, son installation à Lyon s’avère plus compliqué de prévue...
Gwenael Bulteau part d’un fait divers sordide, mais assez courant dans la littérature noire, pour développer une intrigue tentaculaire, embrassant l’ensemble de la société de cette toute fin du dix-neuvième siècle, cette république fragilisée par l’affaire Dreyfus et les effroyables inégalités. Elle devait protéger les faibles, ils sont tout autant vulnérables qu’auparavant, l’activité de sa police démontre, au contraire, que le régime, malgré ses envolées égalitaristes, ne tient que tant qu’il garantit sa protection aux nantis et l’impunité de sa police. Voilà qui rappelle vaguement quelque chose...
J’ai été totalement séduit par ce premier roman, historique, certes, mais aussi très actuel, profondément humain, fourmillant de détails sur la vie quotidienne et les manœuvres politiques de l’époque, annonçant déjà, par quelques allusions à la haine des Français pour les Allemands, au désir de revanche sur la déroute de 1870, la grande boucherie de 14-18. Les personnages sont construits avec soin, représentant presque tous un aspect de la population générale, le suspense ne manque pas, il est omniprésent, pas plus que l’émotion et l’action, ce roman noir est une totale réussite. L’auteur possède de réelles qualités de conteur, un style et une écriture agréable à lire, j’espère retrouver son talent dans de prochains livres. Qui sait, une suite des aventures du commissaire Soubielle, même si mon personnage favori reste Grimberg (chut !).
Un très très bon premier polar, roman historique et social à l’intrigue passionnante, aux personnages pittoresques en pleine période (1898) de l’affaire Dreyfus. Extrémisme nationaliste et début des organisations ouvrières...
Notice bio
Né en 1973, Gwenaël Bulteau est professeur des écoles. Particulièrement attiré par le genre noir, il écrit diverses nouvelles et remporte plusieurs prix. En 2017, il est notamment lauréat du prix de la nouvelle du festival Quais du Polar, pour Encore une victoire de la police moderne ! publiée par la suite aux éditions 10-21. La République des faibles est son premier roman.
LA RÉPUBLIQUE DES FAIBLES - Gwenaël Bulteau - La Manufacture des Livres - 363 p. février 2021
photo : Wikipédia