Chronique Livre :
LA SOIF de Jo Nesbø

Publié par Psycho-Pat le 30/10/2017
Le pitch
Une jeune femme est assassinée après un rendez-vous pris sur un célèbre site de rencontres. Les violentes marques de morsures trouvées sur le cadavre ne laissent pas de doute : il ne s’agit pas d’un simple fait divers comme tant d’autres, d’un tête-à-tête qui aurait mal tourné avec un maniaque arpentant le Web. C’est un prédateur particulièrement féroce qui a sévi, assoiffé de sang humain.
Lorsqu’un deuxième corps est découvert, mutilé selon la même mise en scène macabre, il semble clair qu’un seul homme peut mettre un terme aux agissements du tueur… Mais Harry Hole est réticent à l’idée de s’occuper de cette affaire. Désormais instructeur à l'École de police, apparemment libéré de ses démons et heureux avec son épouse, il s’est promis de ne plus mettre les siens en danger.
Malgré tout, un doute s’immisce en lui : ces meurtres pourraient être liés à l’unique enquête non résolue de sa carrière. Il comprend que le destin le place de nouveau face à un dilemme : mener une vie paisible et tirer un trait définitif sur son passé d’enquêteur, ou arrêter enfin le criminel qui lui a jadis échappé et qui continue de le hanter.
L’extrait
« Cette voix. Et ce dernier et unique bégaiement. Ce n’était pas la première fois qu’elle les entendait. Elle essaya de de se débattre, de donner des coups de pied, mais elle était prise en étau. Il la traîna devant le miroir, posa la tête sur son épaule.
« Ce n’est pas de ta faute si j’ai été condamné, Elise, les preuves étaient accablantes. Ce n’est pas pour ça que je suis ici. Tu me crois si je te dis que c’est une coïncidence ? » Puis il eut un rictus. Elise fixait sa bouche. Son dentier avait l’air d’être en fer, noir et rouillé, avec des dents acérées sur les mâchoires supérieures et inférieures, comme un piège à ours.
Un léger grincement se fit entendre quand il ouvrit la bouche, ce devait être un mécanisme à ressorts.
Elle se souvenait des détails de l’affaire à présent. Des photos des lieux du crime. Et elle sut qu’elle serait bientôt morte.
Puis il la mordit.
Elise Hermansen essaya de crier dans sa main en voyant le sang jaillir de son propre cou.
Elle releva la tête, regarda dans le miroir. Le sang d’Elise coulait sur ses sourcils, ses cheveux et son menton.
« C’est ce que j’appelle un match, bébé », chuchota-t-il avant de mordre encore. » (p. 24)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Est-il encore nécessaire de présenter Harry Hole ? Qui ne connaît pas ce flic hors norme de la police norvégienne, cet alcoolique (presque) repenti, plus dingue que Harry Bosch, plus futé que Nestor Burma, plus déprimé que John Rebus, ne négligeant aucun moyen pour parvenir à ses fins et n’hésitant jamais à mettre le nez là où il ne faut pas ? Une carrière commencé en Australie en 1997 dans L’homme chauve-souris, un parcours fait de hauts mais surtout de bas, de deuils, de blessures, de bitures infernales, de blâmes, de coups fourrés de sa hiérarchie. Le plus grand flic de la planète polar, tout simplement. Il mène désormais une vie paisible auprès de sa compagne Rakel, transmettant son expérience de la traque des criminels en séries aux élèves de l’École de police, en évitant comme la peste ce satané bourbon Jim Beam qui l’entraîne toujours dans l’abîme.
Seulement voilà, on est pas impunément le meilleur traqueur de serial killer du pays, il y a toujours un prix à payer, surtout si on a un passé aussi troublé qu’Harry Hole, la culpabilité de ne les avoir pas tous arrêtés ou d'être simplement ce que l'on est : un chasseur. Katerine Bratt, son ancienne coéquipière, dirige le groupe d’enquête sur un meurtre particulièrement sordide, un acte qui fait penser à du vampirisme, commis sur une jeune femme ayant recours au réseau social Tinder pour faire des rencontres d’un soir. Elle ne se débrouille pas si mal, elle a été à bonne école, mais Mikael Bellman, le chef de la police, est pressenti pour le poste de ministre de la justice, il lui faut des résultats plus que rapide, surtout lorsqu’un deuxième assassinat est commis. Un échec sur cette enquête pourrait compromettre sa nomination. Il va donc se servir de ce qu'il sait sur Harry pour le contraindre à se pencher sur ce dossier. Ce n'est pas tous les jours que l'on part à la chasse au vampire...
Quand Jo Nesbø s’attaque à un thème, il ne le lâche pas en chemin, rien n’est laissé au hasard, il le démontre encore une fois ici avec un talent fantastique. Il explore dans ce roman absolument toutes les facettes de la soif : soif de reconnaissance, de pouvoir, de rencontres, d’amitié, de sexe, d’affection, d’amour, de sécurité, de vengeance, d’alcool, d’oubli, de violence, j’en oublie certainement. Tout est dans le roman, six-cent-quatre pages extraordinaires où chaque mot compte, chaque personnage amène sa propre soif, ses attentes, souvent déçues ou aux résultats frustrants, des êtres humains - peu importe de quel côté de la loi ils se trouvent - qui se font avoir, qui pensent dominer des situations qui, finalement, échappent à tout contrôle comme ces soifs inextinguibles qui poussent ces mêmes acteurs à commettre encore et encore les mêmes erreurs ou à s’enfoncer dans les mêmes impasses.
Harry reprend son bâton de pèlerin du crime, va même pour les besoins de l'enquête acheter un bar au passage. Lui, le Harry Hole sobre, tenancier de bistrot ? Un diabétique dans une pâtisserie si l’on sait que Rakel n’est pas au mieux et que les initiatives du flic de génie ne fonctionnent pas vraiment comme elles devraient. Tiraillé entre sa présence auprès de Rakel, malade, les reproches d'Oleg, son fils adoptif et sa soif de retrouver l'adrénaline du flic sur une piste parsemée d'hémoglobine par un tueur qui semble jouer avec lui, Harry va mener une de ses enquêtes les plus subtiles et périlleuses jusqu'à un dénouement totalement inattendu.
Le récit baigne dans le sang, celui qui coule lors des meurtres, celui but par le tueur mais aussi celui qui charrie la vie, l’alcool, la chimie humaine qui fait parfois dérailler les meilleures résolutions, les liens du sang également. On y retrouve, bien sûr, les flics corrompus et la hiérarchie policière opportuniste et manipulatrice présents à chaque épisodes, la presse prête à tout pour un scoop, des rebondissements époustouflants et des coups de théâtre somptueux. Le tout dans une excellente traduction de Céline Rommand-Monnier qui a su rendre admirablement le style fluide mais incisif de Jo Nesbø.
Hole reconstitue un groupe de mercenaires qui enquêtera en parallèle, assisté d’un jeune flic et d’un psychologue doctorant spécialiste en acte de vampirisme, il va bien entendu sortir des règles de procédures élémentaires, ressuscitant le combat qu’il a mainte fois mené entre sa vie de couple et son métier, sa sobriété et ses angoisses, une lutte intime que Jo Nesbø dissèque au plus près, comme il sait doter tous ses autres personnages d’une psychologie riche en méandres, évoluant au fil des intrigues, des aléas de la vie mouvementée qu’il leur fait mener.
Un suspense époustouflant qui monte page après page, se complexifie, s’enrichit au contact de nouveaux éléments, alimenté par des révélations ouvrant d’autres énigmes, d’autres pistes toutes passionnantes. Il faut se rendre à l’évidence, avec Harry Hoie, il n’y a pas une vérité mais des vérités et on peut compter sur lui pour toutes les dénicher où qu’elles se cachent, même s’il est obligé de se déchirer l’âme et de se perdre pour mettre la main dessus.
La soif est un des meilleurs Jo Nesbø, un chef d’oeuvre du polar à l’architecture magnifique et aux personnages exceptionnels. Rarement un thème a été aussi complètement et brillamment exploré !
Notice bio
Né à Oslo en 1960, Jo Nesbø a tout d'abord été journaliste économique avant de devenir auteur-compositeur-interprète du groupe de musique pop norvégien Di Derre très connu de 1993 à 1998. Il publie son premier roman et premier tome des aventures de Harry Hole, L'Homme Chauve-Souris en 1997 et obtient son premier grand succès en tant qu'auteur. Souvent comparé à Michael Connelly et son Harry Bosch, il est moins politiquement correct et Harry Hole dépasse souvent la ligne jaune aussi bien dans son métier que dans sa vie. Tomas Alfredson a réalisé une adaptation cinématographique du Bonhomme de Neige (Série Noire Gallimard 2008). Ont suivi Police, toujours dans La Série Noire/Gallimard, l’avant-dernier opus des aventures de Hole fut un immense succès en 2014. Tout comme Du Sang sur la Glace paru en 2015 (Série Noire), Le Fils (2015), puis Soleil de nuit (2016), toujours à la Série Noire/Gallimard.
La musique du livre
Outre la sélection ci-dessous, vous trouverez des références à : Motörhead (Ace of Spade),Free, King Crimson, R.E.M., Careless Whisper (flûte de pan), Sleater-Kinney, Father John Misty, Coldplay, U2, Bad Company (There Is a Light that Never Goes out)
Big Star - O My Soul
The Rubinoos - Revenge of the Nerds
Hank Williams - Your Cheatin’ Heart
Pink Floyd - Speak to Me - Breathe
Mott the Hoople - All the Young Dudes
The Jayhawks - Tampa to Tulsa
LA SOIF - Jo Nesbø - Éditions Gallimard - Collection Série Noire – 605 p. octobre 2017
Traduit du danois par Céline Romand-Monnier
photo : sang (Pixabay)