Chronique Livre :
LA VACHE de Beat Sterchi

Publié par Dance Flore le 30/07/2019
Beat Sterchi, né à Berne, aurait dû être boucher, comme son père, et il a travaillé aux abattoirs après son apprentissage. Il écrit en 1983 ce roman, au retour d’un voyage en Amérique, en particulier au Honduras où il a enseigné, après avoir fait des études au Canada. Il a exercé la profession de journaliste et a publié des reportages remarqués, alors qu’il vivait en Espagne, il a aussi publié quelques pièces de théâtre.
« Bien des années plus tard, alors qu’il venait pour la dernière fois de se hisser sur la pointe des pieds et de remettre sa carte dans la fente numéro 164 du support de la machine à timbrer installée à l’entrée des abattoirs principaux, Ambrosio se souvint de ce lointain dimanche où il était arrivé au pays nanti.
Après un voyage aussi épuisant que compliqué de son Sud natal vers un Nord attirant incarné seulement par quelques noms imprononçables sur des papiers officiels, voyage qui l’avait conduit par des plaines désertiques, des cols et des tunnels, il s’était retrouvé subitement, débarqué et abandonné tel une pièce de bagage, au centre d’Innerwald, au centre de ce village que depuis des mois il avait essayé obstinément, mais en vain, de se représenter. Enfin arrivé ! Enfin ce qu’il avait souhaité pour lui et pour sa famille se réalisait. Bientôt il travaillerait, gagnerait de l’argent ; bientôt il pourrait envoyer ses premiers mandats : il avait réussi, lui Ambrosio, là où tant d’autres échouent, et pourtant, à peine arrivé, il fut saisi du désir de courir après le bus qu’on voyait encore, de crier halte ! au chauffeur, de se faire ramener immédiatement, par tunnels et montagnes, vers la lumière de son propre village à La Corogne.
Mais le car postal ne l’avait pas attendu, il était parti, avait glissé latéralement comme un rideau de théâtre jaune et l’avait livré en pâture à un public curieux.
Une douzaine d’Innerwaldiens, à l’instant encore occupés à manipuler des bidons et des seilles à l’entrée de la laiterie coopérative, à donner des ordres à leurs chevaux et à leurs chiens, à rire et à se vanter, soudain se turent, interrompirent leurs activités pour fixer l’étranger debout au milieu de la place de leur village, exposé comme un poisson à l’étalage, hésitant comme un détenu libéré devant le porche de la prison.
Rien ne bougeait plus : le film était bloqué ; le son manquait, seule l’eau de la fontaine chantait encore.
Ambrosio était incapable du moindre mouvement, incapable de se rouler une cigarette : paralysé, il se voyait face à lui-même. Tout en lui avait subitement acquis une étrangeté menaçante. Il sentait ses cheveux coupés ras autour de sa calvitie, sentait que ses cheveux étaient noirs. Il percevait l’odeur de sa propre transpiration, sa chemise était sale et humide, il aurait tant aimé cacher ses jambes maigres qui dépassaient, filiformes, d’un pantalon qui s’arrêtait aux genoux. Il jeta un regard à sa petite valise déformée, leva les yeux vers les gens, les baissa encore : en une seconde, il avait appris la solitude. Pour la première fois de sa vie, il sut qu’il était petit, étranger et différent. » (p. 15 et 16)
Ambrosio, c’est le nouvel employé dans la ferme des Knuchel à Innerwald, ce pays des «nantis ». Ceux qui ont de quoi manger, dormir au chaud, élever une famille sans avoir à se séparer d’eux. Il est espagnol, et il ne parle pas autre chose que sa langue maternelle. Petit mais endurant, costaud, tendre avec les mamelles des vaches, Ambrosio ne demande qu’à apprendre pour donner toute satisfaction à Knuchel, le vieil éleveur de vaches laitières qui a trop de problèmes articulaires maintenant pour traire seul ses vaches. Il a des enfants, de petites bouilles blondes et rondes qui jouent et mangent de grosses tartines en silence pendant que leur mère et leur grand-mère font à manger et tiennent la maison, et un grand fils Ruedi qui travaille déjà à la ferme.
« Lait et café ornaient les commissures. C’était dimanche. Les trois petits Knuchel étaient alignés sur le banc. Ils mastiquaient posément, sans se presser. Leurs joues enflaient l’une après l’autre. Quand ils s’apprêtaient à avaler, ils haussaient leurs sourcils sinon à peine perceptibles, ouvraient tout grand leurs yeux en forme de billes et tendaient le cou comme des cygnes.
En face des enfants, il y avait la grand-mère et la patronne. La place d’Ambrosio c’était le tabouret au bout de la table, à côté de Ruedi. »
Ambrosio vient comme le Gaspard de Verlaine, riche de ses seuls yeux tranquilles, des sandales aux pieds, le bagage mince et la comprenette rapide. Pour tous, il sera l’étranger, en qui on ne peut placer sa confiance, responsable de tous les maux, celui qu’on veut renvoyer chez lui, qui incarne l’ailleurs dont on ne veut pas, qui coûte à la communauté sans rapporter assez, figure du profiteur puisqu’il envoie une partie de sa paie à sa famille, de l’idiot puisqu’il ne comprend pas la langue, de l’autre en qui on ne peut placer une confiance uniquement réservée à ceux qui sont nés et mourront sur place. Xénophobie et racisme ordinaires, rires gras et yeux allumés par l’alcool, la haine de l’autre à portée de gosier et les coups tenus en laisse par les injures. Son exil forcé pourtant, c’est celui des pauvres qui n’ont plus que leur force de travail à vendre, qui s’amputent de leurs racines et de leur famille pour donner à manger aux leurs.
Souterrainement, quelque chose mine le pays d’Innerwald si richement doté de paysages magnifiques, si vert et ordonné, et pas seulement les taupes qui ravagent le sous-sol et font s’effondrer les champs. La société traditionnelle s’effondre aussi petit à petit, dans la course à la concurrence, au profit, qui amène les hommes à faire violence aux bêtes et à la terre. Rendement, rapidité, toujours plus et plus vite : la vache est un bien à rentabiliser et plus un animal qu’on choie et respecte.
On ne cesse, au village, de répéter à Knuchel que la traite mécanique est bien plus efficace et rapide, moderne en un mot. Moderne ! Mais Knuchel n’est pas moderne, il ne veut ni des trayeuses, ni des méthodes d’insémination artificielle, ni de quoi que ce soit qui puisse l’éloigner du contact avec ses bêtes, qui rende le monde mécanique et rapide au lieu de la lenteur et de l’empathie qu’il trouve nécessaire à son travail. Ses bêtes, il les connaît par cœur, chacune a un nom, bien sûr, et une caractère particulier : il y a celle qui est toujours en retard, celle qui se laisse facilement faire, celle qui est inquiète et la reine, sa reine incontestée, qui s’arroge tous les privilèges qui vont avec son statut parfois contesté, toujours envié mais jamais perdu. C’est Blösch, la belle vache rousse, futée, sûre d’elle, jalouse de son pouvoir et de son rang. Elle doit ouvrir la marche, manger la première, être admirée et respectée de ses congénères et des hommes sur qui elle règne aussi. La hiérarchie n’est pas qu’une question humaine, elle est primordiale dans le troupeau également.
« Aucune vache n’avait osé la dépasser, elle était la reine, c’est elle qui devait arriver la première au pâturage. Mais des diversions avaient quand même eu lieu dans les derniers rangs du cortège. Bössy et Flora étaient parties au galop à grand bruit de sonnailles, et cette bécasse de Bäbe avait finalement réussi à se glisser dans le potager sans qu’on la remarque, et si elle ne se déchaîna pas conformément aux prévisions de la grand-mère, elle se coucha néanmoins dans la terre meuble du carreau de choux, provoquant tout de même des dégâts considérables.
Une fois au pré, les luttes habituelles pour les positions centrales commencèrent. Chacune voulait manger au milieu du troupeau, et elles avaient toutes sortes de ruses pour parvenir à leurs fins. Personne ne devint vraiment agressif, mais chacune louchait à droite et à gauche, observant comment les autres réagissaient au bruit de cloches ; de simples changements de direction ou une rotation de la tête manifestaient les intentions et les menaces. Un pas à gauche, un demi à droite, un furtif coup de langue de la vache vaincue sur l’épaule ou le pis de la vache victorieuse, voilà la façon fort civilisée dont se déroulait la guerre des positions dans le troupeau knuchélien. »
Knuchel résiste à tous en conservant ses habitudes de travail désuètes et en accordant son estime à Ambrosio qu’il loge, nourrit et vêt du meilleur uniforme, au grand étonnement du gérant de la coopérative pour qui le premier prix aurait été bien suffisant pour un simple manœuvre, même pas suisse. Homme de peu de paroles, il s’emporte pourtant parfois au village, devant la stupidité de ceux qui critiquent son employé sans le connaître, sans se rendre compte de sa valeur et de l’entente qui règne entre eux et les animaux, entente précieuse qui compte bien davantage que le profit ou le rendement.
Les vaches sont plus qu’une présence, elles innervent le paysage et irriguent la vie entière de ces paysans, à la fois leur richesse et leur souci. Chaque jour est un rituel semblable de nourriture, de nettoyage, de soins et de traites. Ambrosio aime les regarder et s’attarder avec elles et les veaux dans l’étable chaude et odorante.
« Équarrira bien qui équarrira le dernier. »
Le roman alterne les chapitres qui décrivent avec minutie la vie des Knuchel et d’Ambrosio, une vie de labeur certes, mais en symbiose avec la terre et ses habitants, et ceux qui racontent - par le biais d’un narrateur, un jeune employé - avec autant de minutie et de souci du détail, le dur travail des abattoirs.
7 ans se sont écoulés. 7 ans durant lesquels on devine que la ferme de Knuchel a changé de physionomie, qu’on y vide de leur substance les vaches là comme ailleurs, en les forçant à se reproduire et à donner du lait jusqu’à la fatigue extrême, squelettique, usée à en être à peine reconnaissable puisque voici Blösch, majestueuse encore, qui va avec dignité et courage vers la mort atroce, le dépeçage, le démembrage, le broiement des os, le sang et la graisse, la carcasse tenue par une patte au crochet de boucher.
Le temps aura eu raison de la ferme de Knuchel comme il a eu raison d’Ambrosio, si mal accepté, moqué et rossé trop souvent pour que le fermier le garde avec lui, malgré son savoir-faire, malgré sa fiabilité et sa gentillesse. Et on devine qu’il a fallu sauter le grand pas de la mécanisation, et qu’une fois ce pas sauté, rien ne pouvait plus arrêter la domination de l’argent sur la bête qui devient un simple produit qui rapporte assez ou plus assez et qu’on jette sous les dents des scies et des couteaux à découper.
Ambrosio, que ce métier - l’inverse absolu de ce qu’il faisait à la ferme – écœure et dégoûte, se débrouille tant bien que mal, payant d’un doigt pris dans la broyeuse le prix de la mort donnée pour survivre. Autour de lui, les laissés-pour-compte de la société : les immigrés comme lui, jamais insérés, jamais acceptés, les pauvres, les orphelins, les démunis, à qui on accorde une petite place dans ce charnier répugnant, la place des invisibles, qui, à l’abri des regards, font le sale boulot funèbre et sauvage pour mettre un joli steak dans l’assiette des gens.
Tachés de sang, les oreilles encore vibrantes des meuglements des vaches horriblement conscientes de ce qui va leur arriver, précédés de cette puanteur à laquelle on ne s’habitue pas, ils sont le lien entre la vie et la mort, entre la bête qu’on côtoie et nous, ventre à nourrir, digestion de viandes mortes, abattues dans la souffrance d’une violence tarifée.
Le monde de l’abattoir est lui encore hiérarchisé, lui encore divisé entre ceux qui tuent et ceux qui restent dans les bureaux pour commander la mort à distance.
« La quatrième vache portera-t-elle un signe dans le ventre ?
Peut-être qu’un jour quelque chose d’inattendu jaillira d’un de ces estomacs.
Hugli se met à sortir les intestins.
La carcasse ne tient plus que par quelques fibres.
Hugli les tranche.
Comme toujours : On espère un signe, une réponse, et rien ne se passe. Des tripes mollasses seulement apparaissent devant le poitrail de la vache brisée.
Jaillissent comme du dégueulis.
Elle ne cache aucun secret, elle s’est radicalement révélée – et rien en elle n’est extraordinaire.
L’usuelle poulpe de l’estomac et des boyaux.
Aucun oracle bovidé.
Son intériorité d’étale au grand jour. L’atelier de son ventre est vide. Si elle était possédée du démon des vaches, elle ne le portait pas dans le bide. »
Classes sociales, figures qu’on n’oublie pas – celle du tripier par exemple qui refuse d’être détrôné par une machine, le peu de dignité qu’il a lui semblerait foutre le camp, celle du taupier à la fois salvatrice et effrayante -, sentiment d’étroitesse d’esprit étouffante et à la bêtise exténuante qui ne peut admettre un être bon et clair comme Ambrosio puisqu’il est étranger. Et, en contrepoint à cette course vers le sang et la chair, vers la mort comme un point d’horizon rouge et vain, la seule force de la nature douce et calme, harmonieuse et paisible que nous cherchons bêtement à écraser.
Quel roman époustouflant ! Pas lu grand-chose d’approchant, vraiment.
Beat Sterchi pose un regard minutieux sur le monde, précis, infiniment précis, parfois jusqu’à inclure des descriptions tirées de dictionnaires ou de documents législatifs dénués d’humanité, tout en termes techniques froids et implacables.
Rien ne lui échappe, ni la trogne des villageois, ni leur ton de voix, ni les gestes tendres et doux de la traite ni ceux qu’il faut faire, malgré soi, pour tuer. Il sème tout au long du roman les petits indices qui prennent sens au fur et à mesure de la lecture, qui reconstituent le puzzle de ces sept années d’exil et d’apprentissage.
Constat noir, terrible et cependant empreint d’humanité et de fraternité, Sterchi unit les destins tragiques de Blösch et d’Ambrosio, tous deux exclus, l’un parce qu’il est animal, l’autre parce qu’il n’est pas né au pays des nantis.
Langue magnifique, chapeau bas au traducteur, Gilbert Musy, qui a fait des merveilles.
LA VACHE - Beat Sterchi - Éditions Zoé - 474 p. mai 2019
Traduit de l’allemand par Gilbert Musy
Préface de Claro
photo : Pixabay