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Chronique Livre :
LA VALSE DES TULIPES de Ibon Martín

Chronique Livre : LA VALSE DES TULIPES de Ibon Martín sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Bienvenue dans l’estuaire d’Urdaibai, poumon de la Biscaye, un espace naturel d’une beauté stupéfiante qui s’étend des marécages de Gernika aux falaises déchiquetées de la mer Cantabrique.

Ce paradis, qui vit au rythme des marées, voit soudain sa tranquillité mise à mal par le meurtre de plusieurs femmes, toutes âgées d’une cinquantaine d’années.

Ane, une jeune inspectrice de Bilbao, férue de rock, de surf et de mythologie celte, est aux commandes d’une nouvelle unité d’élite chargée de résoudre l’affaire avant que la presse ne fasse souffler un vent de panique sur toute la région.

L’enquête ne tarde pas à révéler que les victimes ont en commun une tulipe rouge sur le corps et une année blanche dans leur CV. En 1979, quittant alors l’adolescence, elles seraient toutes allées passer une année à Lourdes, “missionnées” par un couvent de Gernika. Dans quel but ?


L’extrait

« Santi respire à fond. La vie lui sourit
Il aime ce monde, un territoire qui suit encore le rythme de la nature. En plein xxie siècle, ce sont encore les marées qui commandent en Urdaibai. Qui tracent les contours d’une carte où la mer et la terre s’enlacent harmonieusement. Mollement bercé par les cahots du train, l’esprit de Santi s’envole vers son foyer. La situation s’arrange. Il y a eu une période difficile entre Natalia et lui, mais tout redevient comme avant. Ils vont bientôt fêter leurs vingt-cinq ans de mariage, et il tient à marquer le coup. La voie réclame son attention. Un cormoran, noir comme la nuit, s’envole au passage du train et plonge dans les eaux vertes qui s’étendent maintenant devant lui. Quelques secondes plus tard, l’oiseau émerge, un poisson argenté au bec, qu’il secoue vivement, peut-être pour solliciter les acclamations des rares voyageurs. Tout cela plairait beaucoup à Natalia. Un instant, Santi l’imagine assise à côté de lui dans la cabine. C’est contre toutes les règles, mais juste une fois, ce n’est pas grave. Sa femme le mérite ; lui aussi, après vingt-deux années sous la grande ville. Il est bien placé pour lui expliquer la beauté qu’il contemple tous les jours, aux commandes du train régional. Natalia… Natalia… Rien ne compte davantage dans sa vie. Il n’a personne d’autre à aimer, pas d’enfant. Le dernier obstacle a été franchi et maintenant il peut de nouveau rêver de vieillir auprès d’elle. Son regard, son sourire… Son visage lui apparaît de l’autre côté de la vitre, fondu dans le paysage, et il lui sourit, bien sûr. Elle aussi, elle aime ses pro - jets. La vision est si réaliste que le machiniste cligne des yeux pour revenir à la réalité. Il les rouvre et Natalia est toujours là, assise sur une chaise, au milieu de la voie. En regardant plus attentivement ses lèvres, Santi comprend que ce n’est pas un sourire. Elle crie. De toutes ses forces. Malgré les bruits du roulement, le conducteur l’entend. Tout se déroule très vite, mais Santi a l’impression de le vivre au ralenti. Implacable, le train dévore la distance qui les sépare.
— Non ! Natalia, non ! Sors de là ! hurle le machiniste en actionnant le freinage d’urgence. Un crissement métallique et pénétrant accompagne la secousse qui ébranle le convoi. Derrière la porte de sécurité, on entend les plaintes de quelques voyageurs, surpris par le coup de frein. Dans les yeux de sa femme, Santi lit une terreur comme il n’en a jamais vu. Ses propres yeux n’expriment sans doute pas un message plus rassurant. Il est trop tard. Un train ne peut pas s’arrêter net. Natalia est condamnée.
- Sors de là ! crie Santi en se prenant la tête à deux mains.
Sa voix est brisée, déchirante. – Allez, sors de là !
En vain. Les cordes qui attachent Natalia à la chaise l’empêchent de bouger. Elle ne peut que hurler. Et attendre que le train de son mari mette un terme à sa route. » (p. 7-8-9)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Natalia Etxano, très écoutée et influente journaliste de Radio Guernika, pourfendeuse de la mafia importatrice de drogue et des insuffisances de la police, meurt d’une façon particulièrement atroce. Scotchée sur une chaise déposée sur les rails, elle est percutée par le train que conduit son époux, Santi. Collée à elle : une tulipe rouge. Qui l’a ficelée là ? Pourquoi ? C’est ce à quoi devra répondre la sous-officière Ane Cestero, en poste à Bilbao, qui vient d’être propulsée à la tête d’un tout nouveau service de la police autonome du Pays basque : l’USHN (Unité Spéciale d’Homicide Notoire), brigade chargée de traiter les dossiers délicats, les crimes impliquant des personnalités, des enfants, des politiques, bref, tout ce qui fait frétiller les médias et pose problème à la hiérarchie policière. Son équipe a déjà été constituée par son supérieur, Madrazo, ex-amant avec lequel Ane a toujours refusé de s’engager dans une relation stable. Trois flics de choc pour l’assister : Txema Martinez, revenant d’un poste à l’étranger pour Interpol, Aitor Goenage, déjà son co-équipier, et, pour finir, Julia Lizardi et une psychologue, Sylvia.

Ane est une tête brûlée, incontrôlable, policière remarquable mais capable de ficher en l’air toute une enquête en passant une de ses colères homériques sur un suspect ou par un non-respect grave de la procédure. Avec ses deux amies d’enfance, Olaia et Nagore, elle a fondé un groupe de rock qui se produit dans les bistrots de la région. L’ertzaina (membre de la police autonome basque) habite avec son frère la maison de sa grand-mère décédée, en essayant d’avoir le moins de relation possible avec son père, joueur invétéré et homme violent, tout en protégeant sa mère des méfaits de cet homme.

Natalia Etxano avait le verbe haut et ses émissions ciblaient tant de gens dangereux ou influents que des dizaines de pistes ne peuvent être refermées. Elle trompait son mari avec le commissaire Olaizola, sans réellement s’en cacher, s’en prenait chaque jour aux trafiquants de drogue sévissant dans l’estuaire d’Urdaibai, et à bien d’autres sujets, tous abordés de façon très acides. Une seconde femme est retrouvée morte très vite, sans mise en scène, une simple chute de son balcon, mais la présence d’une tulipe rouge contraint Ane à joindre cette affaire à son dossier. D’autres meurtres suivront, tous accompagnés de la fameuse fleur d’une variété rare, toutes des femmes, aux alentours de la cinquantaine, ayant disparu une année, autrefois, à la fin des années 70, afin de travailler bénévolement à Lourdes, envoyées en France par un couvent de la région.

Ane et ses collègues vont être confrontés à des religieuses menteuses, revêches, secrètes, aux magouilles fort peu catholiques, qui s’ingénieront à ne se souvenir de rien ou à perdre les enquêteurs afin de retarder leurs progrès. Ces errements vont permettre à l’auteur d’aborder d’autres thèmes, de faire monter un suspense, déjà lourd, en précipitant ses flics sur des pistes inattendues, des impasses exaspérantes mettant les nerfs d’Ane à rude épreuve, la conduisant parfois à franchir les limites de ses prérogatives, au risque de ruiner leurs efforts...

Tueur en série donc, dans ce thriller se déroulant au cœur des magnifiques paysages du Pays basque, sous une pluie incessante à en rendre les personnages moroses, malgré l’océan, les spots de surf, l’adrénaline de la traque, mais là n'est pas l'essentiel, ce sont les raisons qui donnent un sens à ce roman. Ibon Martín livre un récit foisonnant, riche de l’intrigue, bien sûr, mais aussi des états d’âme des policiers, des anciennes amours dont les blessures resurgissent, des séquelles du franquisme qui a tant fait souffrir ce pays meurtri. Le narrateur, passant d’un personnage à l’autre livre une multiplicité de points de vue, des nuances dans les vérités également. Seul le tueur parle en son nom et décline peu à peu les raisons qui l’ont conduit à mettre en action ce qu’il nomme son « œuvre ».

L’intrigue de La Valse des tulipes est basée sur des faits réels qui se sont déroulés en Espagne, mais également en France, en Argentine, au Chili (et d’autres pays ayant connu le fascisme), impliquant l’Église et les franquistes (et d’autres dictateurs très chrétiens), jusqu’à la mort du Caudillo, puis l’Église seule jusqu’au milieu des années 80. Un immense et ignoble scandale qui a, bien évidemment, été plus ou moins étouffé, comme le furent si longtemps les affaires de pédophilie.

Thriller social et politique, cet excellent roman, bien écrit et traduit, passionne tant par son atmosphère que par ses personnages attachants et son intrigue tentaculaire. Les actes immondes du franquisme, et de son alliée, l’Église catholique, sont loin d’avoir encore été tous révélés...


Notice bio

Ibon Martín est né en 1976 à Saint-Sébastien (Espagne). Il a écrit plusieurs guides sur le Pays basque, qu’il a arpenté pendant de nombreuses années et est l'auteur d'un roman historique La Vallée sans nom et d'une série de thrillers Les Crimes du phare, tous inédits en français.


La musique du livre

Berry Txarrak - Lemak, aingurak

Mikel Laboa - Txoria Txori


LA VALSE DES TULIPES - Ibon Martín - Éditions Actes Sud - collection Actes Noirs - 477 p. septembre 2020
Traduit de l’espagnol par Claude Bleton

photo : MarjanNo pour Pixabay

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