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LA VEILLE DE PRESQUE TOUT de Victor del Árbol

Chronique Livre : LA VEILLE DE PRESQUE TOUT de Victor del Árbol sur Quatre Sans Quatre

photo : La Corogne (Quatre Sans Quatre)


Victor del Árbol est né en 1968 à Barcelone. Il a étudié l'histoire puis a travaillé pour la police régionale catalane jusqu'en 2012. En 2006, il commence sa carrière d'écrivain et en 2011 paraît La Tristesse du Samouraï chez Actes Sud pour lequel il remporte, entre autres récompenses, le prix du polar européen 2012.
En 2015 Toutes les vagues de l'océan remporte le grand prix de littérature policière du meilleur roman étranger.
En 2016, il reçoit le prix Nadal pour La veille de presque tout.


Ce que ça raconte ? Ecoute donc :

« Il y a des choses qu'on ne peut expliquer. Si on les explique, elles deviennent de la littérature. »

Plusieurs histoires, plusieurs destins dont les fils et les racines s'entremêlent. Des lieux qui s'entrechoquent, des époques qui continuent à étendre leurs ramifications dans le présent, le passé comme un arbre apparemment mort dont les racines ne cessent de croître.
Un histoire politique et familiale : la dictature en Argentine, les disparus, les morts, la torture et la vie comme si de rien n'était. La violence et les fantômes, tenter d'être malgré la mort, la folie comme une lecture possible de la réalité.

Eva Mahler fuit son mariage et sa vie bourgeoise qui n'a plus aucun sens depuis le viol et le meurtre de sa petite fille de dix ans, Amanda. L'assassin a payé de sa vie son crime, tué par le flic qui était sur l'affaire, Germinal Ibarra. Eva trouve refuge dans un village de pêcheur, et loge dans une pension tenue par une femme triste, Dolores, autour de laquelle gravitent un jeune homme dont toute la famille a péri dans un incendie sauf son grand-père, revenu pour s'occuper de lui, qui vend des chapeaux et qui a connu de très très près les geôles argentines sous la dictature, les cicatrices sur son visage en témoignent. Mais les cicatrices qu'on voit sont les moins profondes, et la vie va se charger de le prouver.


Quelques lignes pour le goût sur la langue.

« Málaga, été 2007

Germinal poussa un profond soupir. Il ne se ferait jamais à la chaleur du Sud. Elle était insupportable. Même pour ceux qui étaient habitués à ce lambeau de néant. Les gouttes de sueur glissaient sur son visage comme des fourmis importunes, mais il ne se donnait plus la peine de les essuyer d'un revers de main. Elles lui brouillaient les yeux, d'un bleu pâle, pendant qu'il balayait la lande du regard. La seule chose qui dérangeait l'horizon, aussi loin que pouvait porter sa vue, c'était un bouquet de peupliers qui ressemblait à une oasis dans ce désert. A quelques mètres, coulait une tranchée d'irrigation dont le filet d'eau glauque était survolé par une nuée d'insectes. La brise laissait entendre un murmure de vie stérile qui se mêlait au vrombissement des bourdons.
Il cracha, se tourna vers la voiture et ouvrit la portière du passager.
         - Descends, ordonna-t-il à l'homoncule.
Il n'y avait pas moyen de nommer autrement cette silhouette insignifiante qui, blottie sur le siège, l'observait avec terreur, les mains menottées protégeant sa pommette enflée. Il avait le nez cassé et la lèvre fendue.
         - J'ai commis une erreur, bredouilla l'homoncule.
Germinal secoua lentement ma tête, écoeuré. Il n'y avait pas d'erreur, et le temps des excuses était révolu. » (p. 11)


Alors Dance ? Séduite ? Toi, tu as ressorti tes Carlos Gardel, pas vrai ?

« Nous sommes tous de passage, ma chérie. »

Immensément. C'est un très beau roman noir, complexe, triste et fier comme je les aime.

Il s'ouvre sur une scène de meurtre pour réparer un meurtre, une scène cauchemardesque de mise à mort d'un assassin par un flic, Germinal Ibarra. Il ne s'agit même pas réellement de réparer, ni de se venger, à peine, ou alors de se venger des saloperies de la vie, mais il y en a tant. Rien ne permet de clôturer les comptes si ce n'est le canon d'un revolver dans sa bouche quand on est seul, au petit matin, revenu de tout et à bout d'espoir.

« La seule lutte qu'on perd est celle qu'on abandonne. »

Il en est là, Germinal, précisément à ce point-là où la mort vient se pavaner tous les matins devant lui, aguicheuse et sensuelle. Il a tué le violeur d'Amanda, la fillette d'Eva Mahler, riche héritière de la bourgeoisie huppée espagnole, il l'a massacré et pour ce meurtre ne sera même pas puni parce que l'argent de la famille permet de tout camoufler, de tout taire, de dessiner la vie selon les désirs d'Esteban Mahler, le riche et puissant homme d'affaire.

Germinal, c'est un homme fatigué par la difficulté à vivre, son fils est atteint du syndrome de Williams, une maladie génétique rare, sa femme cherche une consolation dans le yoga et la méditation pour faire face à sa solitude. Peut-être qu'il aurait préféré être sanctionné pour son geste plutôt que d'être protégé par l'argent des Mahler, Germinal. Peut-être que ça aurait pu mettre un terme à ce dégoût de lui-même qu'il transporte partout où il va. Sauf peut-être quand il parle à Eva Mahler, encore plus triste et perdue que lui.

Eva a fait le mariage qu'on attendait d'elle, a vécu la vie bourgeoise qu'on lui a assignée, sans plaisir, sans bonheur jusqu'à la naissance de sa fille. Là, elle s'est réveillée et lui a offert la vie qu'elle aurait voulu avoir, loin des attitudes cassantes et compassées de sa famille. Amanda est belle, joyeuse, pleine de vie et de fantaisie, elle est la lumière qui ne rentre plus dans la famille Mahler depuis longtemps. Et c'est cette lumière qui attire l'homoncule, comme l'appelle Germinal, cette lumière qu'il éteint définitivement parce qu'elle lui plaît, parce qu'elle est magnifique et libre.
La mort d'Amanda, c'est la fin des conventions subies, le début d'une grande descente aux enfers du sexe, de la drogue et de l'alcool pour Eva.

Elle change de peau, elle la tatoue, la perce et se donne comme pour se faire mal, pour se prouver qu'elle est encore vivante. Et puis elle part un jour vers la Corogne, loin de tout, dans l'espoir de pouvoir enfin échapper à elle-même. Elle devient Paola et s'installe dans un village de pêcheurs reculé. Elle vit dans la pension de Dolores, une ancienne institutrice qui pleure son amant Julio mort avec ses parents dans l'incendie de leur maison. Elle aussi se cache, elle aussi a changé de vie et d'identité en fuyant son mari avec sa fillette, Martina, disparue depuis dix ans, depuis que le mari délaissé est revenu leur chercher noise.

Deux femmes, deux mères – mais est-on encore mère quand on n'a plus son enfant – deux solitudes. A Punta Caliente, il y a aussi un vieil homme, Mauricio, revenu s'occuper de son petit-fils Daniel, maintenant orphelin après l'incendie. « Malgré ses dix-sept ans, Daniel avait déjà vécu de nombreuses vies. » : un enfant difficile, traumatisé, étrange, sage et dément qui trouble Eva et lui redonne -un peu- envie de vivre et de ressentir quelque chose d’autre que la douleur.

« Savoir beaucoup de choses qui ne servent plus à rien ? N'était-ce pas cela aussi, se faire vieux ? »

Mauricio a vécu en Allemagne avec sa femme, La Roussotte, une sculptrice, et son ami Oliverio. Ils ont travaillé dans l'usine Mercedes, on connu la pauvreté, la misère même, et l'espoir d'une autre vie qui s'est fracassé contre la réalité au point de devoir revenir en Argentine, Oliverio d'abord, Mauricio, La Roussotte et leur garçon plusieurs années après, de guerre lasse. Seulement à cette époque, c'est la dictature en Argentine, les morts, les disparus, les enfants volés, les tortures et Oliverio, l'ami de naguère qui les accueille à leur retour a disparu derrière le Commandante, l'uniforme, les lunettes noires et le sadisme comme métier de salaud.

Le mal se faufile en chacun des personnages, soit par ce poison que distille lentement la mémoire des années de junte, les voitures vertes sans immatriculation, les corps jetés dans le vide, la peur et la torture qui fait tout dire, même ce qu'on n'a pas fait parfois, soit par la folie et le meurtre. Il n'y a pas de justice possible.

« Les gens sont seuls et devraient apprendre à le rester. »

Le roman mêle avec art et subtilité le passé et le présent, les lieux, les souvenirs et le présent, les vivants et les morts. Les parents pleurent tous un enfant mort, disparu, malade dont il est interdit de faire le deuil. Cette souffrance commune, chacun y répond comme il peut, espérant l'oubli, la guérison qu'on sait pourtant impossible, l'amour pour lutter contre la peur et le mal.

Certaines scènes sont impossibles à oublier, les pas dans la neige, l'envol, un bain dans la mer glacée comme un retour à la vie, un réveil sensuel et sensible, la confrontation des deux anciens amis par exemple, tant elles sont poignantes et intenses.

On y trouve aussi l'écho des tangos argentins, souvenirs d'une époque révolue, le désespoir et les amours tragiques et sombres à peine rehaussés d'une goutte de sang qu’ils racontent et le souvenir de Juan Gelman, le poète argentin dont le destin tragique est celui de l'Histoire de l'Argentine. Le temps qui passe fait devenir fable, légende, objet d'étude et de littérature, lieu de tourisme et de visite l'horreur ancienne. Ce n'est pas de l'oubli, c'est autre chose, une désincarnation du mal qui lui enlève son caractère absolument scandaleux et unique.

« En fin de compte, il y a des leçons qu'on n'apprend jamais. »

Les va-et-vient entre l'Argentine et l'Espagne parlent du passé comme du deuil de l'innocence et de l'amitié. On ne se remet jamais de son enfance et certains comptes ne se solderont qu'avec la mort donnée de sang-froid, deux balles dans la nuque pour dire l'inexprimable laideur de l'âme.


- Alors, la musique, Dance ? Tu t'es mise au tango ? - Ça va bien maintenant.

La vie vous brise mais on la regarde dans les yeux jusqu'au bout et on a le droit aussi, en attendant, d'écouter du tango argentin, mais si, c'est beau et violent, comme l'amour. On peut aussi aller jeter un oeil sur les poèmes de Juan Gelman, son combat pour retrouver sa petite-fille volée après le meurtre par la junte de ses parents. 

 À écouter, bien sûr, Carlos Gardel, interprétant Cuesta Abajio ou Volver, mais aussi Osvaldo Pugliese ou Atilio Stampone.
Pour ne pas oublier, Joan Manuel Serrat, La Montonera,

Mais aussi, aria de Vivaldi par Jaroussky, stabat Mater, Nocturnes de Chopin -Arturo Rubinstein, Clair de Lune de Debussy, Hurt de Johnny Cash.

Volver,
Con la frente marchita,
Las nieves del tiempo
Platearon mi sien.
Sentir, que es un soplo la vida,
Que veinte años no es nada,
Que febril la mirada
Errante en las sombras
Te busca y te nombra.
Vivir,
Con el alma aferrada
A un dulce recuerdo,
Que lloro otra vez.

Revenir,
Avec le front marqué
Les neiges du temps
Plaquées sur mes tempes.
Sentir que la vie n'est qu'un souffle,
Que vingt ans ne sont rien,
Que mon regard fébrile,
Errant dans l'ombre,
Te cherche et dit ton nom.
Vivre,
Avec l'âme enchaînée
A un doux souvenir,
Que je pleure à nouveau.

Paroles et traductionhorayabladi


LA VEILLE DE PRESQUE TOUT - Victor del Árbol - Actes Sud – Collection Actes Noirs 307 p. 4 janvier 2017
Traduit de l'espagnol par Claude Bleton

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