Chronique Livre :
LA VIE EN ROSE de Marin Ledun

Publié par Psycho-Pat le 18/07/2019
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Ses parents partis parcourir la Polynésie, Rose – qui s’est installée avec le lieutenant Personne – se retrouve seule pour s’occuper de ses frères et sœurs.
Coup sur coup, elle est confrontée au cambriolage de Popul’Hair – le salon de coiffure où elle fait la lecture –, à la découverte inopinée de sa grossesse et au meurtre de l’ex-petit ami de sa sœur. Bientôt, c’est le meilleur ami de Camille que Rose découvre poignardé.
Entre deux nausées, deux crises existentielles et en marge de l’enquête parallèle qu’elle mène, Rose doit encore s’occuper du suivi scolaire de sa sœur, des peines de cœur de son frère aîné, des plaintes du directeur de l’hôpital où travaille Antoine qui organise des strip-pokers au service gériatrie, de lire Sacher-Masoch aux clientes de Vanessa…
Pendant ce temps, l’assassin continue de s’en prendre aux jeunes gens du lycée où Camille est scolarisée. Un matin, alors qu’elle est censée préparer chez une amie une marche de soutien à la dernière victime, Camille disparaît.
L'extrait
« Camille fait une entrée fracassante.
Une bourrasque de vent s'engouffre avec elle dans la boutique, gonflant le tissu de sa robe bleue, balayant ses cheveux et éparpillant au sol une liasse de papiers d'assurance et de factures déposées sur la caisse. Elle enjambe le seau qui barre le passage er brandit son portable avec élégance. Son apparition a un petit côté Marlene Dietrich dans Témoin à charge, le film de Billy Wilder, la scène où, déguisée en femme mystérieuse, Christine Vole pénètre dans le tribunal avec un paquet de lettres pour innocenter son mari, accusé du meurtre de Madame French. Les temps ont changé, le dernier iMachin et les textos ont remplacé la correspondance amoureuse, mais l'esprit reste le même, si ce n'est l'accent ardéchois de ma sœur.
Bille en tête, larmes de crocodile aux yeux :
- Tu te souviens de Goliath, mon ex ? S'exclame-t-elle.
- Tu es sortie avec un type qui s'appelait Goliath ?
- Non, Nathanaël.
- Va pour Goliath, alors. Celui avec la moto ?
- Oui
Grimace appuyée de Camille qui me fiche la photo dudit Goliath sous le nez, posant avec elle devant son engin sur un parking de supermarché. Je me souviens maintenant avec émotion de leur rupture, l'an passé. Camille avait été sans pitié. Le pauvre Goliath était brisé. « Mais je l'aime » m'avait-il avoué ce jour-là, comme si ça excusait toutes les horreurs que ma sœur lui avait renvoyées à la figure.
Je demande :
- Vous vous êtes remis ensemble ?
- Ça va pas, non !
Pour Marlene Dietrich en Ange Bleu éploré, on repassera. Camille fait décidément dans la catégorie témoin à charge.
- D'ailleurs, tu n'es pas en cours, à cette heure-ci ?
- Pas après ça !
Elle tapote sur l'écran de son portable. Je jette bêtement un œil comme s'il s'agissait d'une présentation PowerPoint et qu'on était passés au slide suivant, mais non, la photo n'a pas changé. Toujours Goliath et son air ahuri, juché sur la selle de sa pétrolette, Camille et son plus beau profil posant à ses côtés.
- Je donne ma langue au chat.
Ma sœur renifle bruyamment et s'essuie l'oeil droit du revers de la main qui tient son téléphone. L'oeil gauche demeure larmoyant. Elle inspire douloureusement et lâche d'une voix chevrotante :
- Il vient de se faire tuer, qu'est-ce que tu dis de ça ? » (p. 37-38)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Afin de faire connaissance avec la tribu Mabille-Pons, rien de tel que de lire le premier épisode de ses aventures, Salut à toi, Ô mon frère, paru l'an dernier à la Série Noire, ou, à défaut, l'article qui y est consacré...
Adélaïde Mabille-Pons a pris les choses en main, comme d'habitude. Charles, son compagnon, vient une nouvelle fois d'échouer à son concours de notariat et la dépression le guette. Deux valises, deux billets d'avion et direction la Polynésie française pour trois semaines d'exotisme et de remontage de moral. Charge à Rose, la cadette des enfants « biologiques » de s'occuper des trois plus jeunes membres de la famille, Colombiens adoptés, et du chien Kill-Bill qui est, de loin, le plus facile à gérer. Rose est une chômeuse active, licenciée de lettres modernes, elle agrémente les permanentes et teintures du salon de coiffure de son amie Vanessa, le Popul'Hair, de lectures édifiantes : Sacher-Masoch, Claudel, Chandler... Elle aime la musique metal et Richard Personne, le flic aux yeux vert-pêche qui partage sa vie (ce qui ne va pas sans quelques heurts avec Adélaïde qui n'apprécie que très modérément les forces de l'ordre).
Le tumulte du petit-déjeuner passé, les jeunes envoyés au collège, Rose reçoit un appel de son amie Vanessa qui lui annonce que son commerce a été victime d'un cambriolage. Un peu d'argent, quelques babioles, et plusieurs livres, dont des Harry Crew, ont été dérobés. Rien de grave, mais la patronne en fait des caisses auprès du représentant de l'assurance à l'arrivée de Rose, juste avant que ne surgisse Camille, sa sœur, bouleversée : son ex-petit ami a été assassiné. Rose déjà perturbée par un test de grossesse obstinément positif, qui ne sait comment annoncer la nouvelle à Vert-Pêche, ni si elle souhaite devenir mère, va se trouver embringuée dans une histoire particulièrement glauque où on meurt beaucoup (très jeune) dans l'entourage de Camille. Bien entendu, Richard Personne enquête, mais la jeune femme va investiguer de son côté, surtout lorsque, comble du comble, Camille disparaît, victime d'un enlèvement. On ne touche pas impunément à la famille Mabille-Pons !
Hors de question dans un premier temps de prévenir Adélaïde et Charles, ils ont besoin de repos et ne pourraient de toute façon rien faire depuis leurs îles du Pacifique. Ensuite, lorsque Camille se volatilise, impossible de les joindre, Rose devra se débrouiller, gérer la famille, son attitude face à sa grossesse et à son flic chéri, mais aussi les menaces qui pèsent sur l'emploi de son frère aîné Antoine, travaillant de nuit dans un Ehpad où il organise, selon le médecin-chef, des tournois de strip-poker avec les résidents. Voilà qui fait beaucoup...
Ce deuxième volet de la saga Mabille-Pons, toujours avec Rose en narratrice énervée et déstabilisée, est aussi drôle et percutant que le premier. Marin Ledun s'ingénie à glisser du cocasse dans les moments les plus dramatiques de l'histoire - l'inverse est aussi vrai, le rire n'y est jamais niais - et le sourire ne s'efface pas d'un bout à l'autre du roman. Sourire intelligent puisque l'auteur n'en néglige pas pour autant une fine analyse de la société de consommation, de la politique et des aspects répugnants du capitalisme libéral. Comme tout cela est superbement écrit, baigné de musique très fortement amplifiée, et d'une foule d'événements surprenants, inutile de dire qu'on ne s'ennuie pas un instant avec la famille Mabille-Pons, même en l'absence d'Adélaïde.
Marin Ledun est un grand conteur, il maîtrise à la perfection l'intrigue sur un rythme de pogo déglingué, tout en donnant à ses personnages une profondeur peu commune. Même si, sous son aspect totalement anarchisant, Rose apparaît singulière, elle n'en est pas moins confrontée aux diverses problématiques se posant aux jeunes femmes de notre époque (et à ses frères et sœurs également), et à la difficulté d'être à chaque instant en cohérence avec ses convictions. La connerie ordinaire, le racisme, cette doxa débilitante d'une certaine idée de la réussite individuelle univoque, passant par un coulage en bonne et due forme dans le moule « étude-travail-famille », tuent l'enfance et la créativité aussi sûrement qu'une exécution en règle, voilà peut-être une des conclusions qui pourraient être données à cette affaire. C'est dit avec un humour dévastateur, avec un petit sourire en coin aussi, mais c'est dit, le mythe de la libération liée au respect de la norme édictée par l'idéologie libérale dominante prend quelques claques bien méritées.
Comique, critique sociale, tolérance et empathie sont au menu de La vie en Rose, en plus d'une solide énigme polardière. Une saga familiale étourdissante, drôle, tragique, touchante, bienvenue en ces temps où les occasions de rire ne sont pas si courantes !
Notice bio
Marin Ledun est né en 1975. Il est docteur en sciences de l’information et de la communication et a été chercheur à France Télécom de 2000 à 2007.
Auteur de nombreux romans et essais, il a reçu, entre autres, le Prix Mystère de la Critique en 2011 pour La guerre des vanités (Gallimard – Série noire) et Grand Prix du roman noir du Festival de Beaune, toujours en 2011 pour Les visages écrasés (Le Seuil - Romans noirs). Il est aussi l’auteur de plusieurs pièces radiophoniques pour France Culture. L'homme qui a vu l'homme, paru chez Ombres Noires en janvier 2014 est couronné par le Prix Jean-Amila Meckert et sera suivi par Au fer rouge (Ombres Noires - 2015), puis de En douce (Ombres Noires - 2016) pour lequel il recevra le prix Transfuge. En octobre 2017, paraît Ils ont voulu nous civiliser (Flammarion), un récit âpre et sombre tranchant singulièrement avec Salut à toi ô mon frère, le suivant, publié en 2018 par les éditions Gallimard dans la collection Série Noire.
La musique du livre
Essentiellement la musique de Rose, du metal, qu'elle écoute partout et qui donne une bonne impression de ce qu'il se passe dans sa tête, la sélection c-dessous en fait partie, ainsi que : Motörhead, Franck Zappa, AC/DC, Sepultura, Metallica – Kill'em All, Korn, Thin Lizzy – Dancing in the Moonlight, Beastie Boys – Sabotage, Claude Nougaro – Cécile, Leonard Cohen, Megadeath – Symphony of Destruction, J.J. Cale, Mötley Crue – Dr Feelgood, Methods of Mayhem, Slayer – Piece by Piece, Alice Cooper – Killer, Anthrax – I'm the Man, Joe Satriani – Is There Love in Space ?, Black Sabbath – Heaven and Hell...
Par contre, lorsqu'elle a besoin d'une comparaison négative, alors surgissent ceux qu'elles considèrent comme des abominations : Michel Sardou, Claude François, Johnny Hallyday, Serge Lama, Katy Perry – I Kissed a Girl, Grégoire – Toi et moi, Yelle – Parle à ma Main, Jean-Jacques Goldman – Elle a fait un Bébé Toute Seule, Louane...
Slayer – Angel of Death
Alice Cooper – Billion Dollar Babies
Slipknot – People = Shit
Iron Maiden – Killers
Beastie Boys - Sabotage
Metallica – The Thing That Should Not Be
LA VIE EN ROSE – Marin Ledun – Éditions Gallimard – collection Série Noire – 309 p. mai 2019
photo : Pixabay