Chronique Livre :
LA VOIE DES MORTS de Neely Tucker

Publié par Psycho-Pat le 20/11/2015
photo : le bâtiment de la Cour Suprême des États-Unis (Wikipédia)
Le pitch
Washington D.C. : Sarah Reese, jeune fille blanche, sort de son cours de danse et ne voyant pas sa mère, file s'acheter quelques bricoles à l'épicerie Doyle's Market en face, sur Giorgia Avenue. Trois adolescents noirs pénètrent dans le petit magasins alors qu'elle se dirige vers la caisse et commencent à charrier Sarah sur ses formes. Paniquée, elle paie, perd son porte-feuille et s'échappe par une porte dérobée. On retrouve son corps égorgé dans un taudis donnant sur la ruelle derrière la magasin. Grosse affaite, l'ado était la fille d'un juge très en vue, proche d'atteindre le Graal de sa carrière, une nomination à la Cour Suprême Fédérale des États-unis.
Sullivan Carter, dit Sully, ancien correspondant de guerre en perdition faisant voyager son mal-être sur des vagues de bière et de bourbon, doit travailler sur l'affaire pour son canard mais soupçonne rapidement que Sarah est loin d'être la seule victime de son assassin, d'autres jeunes femmes, prostituées, pas de la bonne couleur, ayant disparu récemment dans le coin. La culpabilité des trois petits cons de l'épicerie semble de moins en moins crédible. Ils sont pourtant les seuls recherchés activement par les forces de police.
Ces supputations n'arrangent personne, ni les flics qui recherchent activement les trois jeunes blacks afin de conclure aisément un crime trop médiatique, ni les truands qui souhaitent retrouver un peu de paix dans le quartier, ni ses patrons qui savent que seul l'assassinat de la jeune blanche fera vendre du papier.
Sully et le juge Reese sont en compte, ils se connaissent depuis longtemps et le magistrat lui a joué un sale tour qui lui a fait perdre du crédit professionnel. Il ne lâchera pas les pistes qui ne demandaient qu'à être rouvertes malgré les pressions de toutes parts et les menaces directes de sa supérieure. Sully Carter contre le reste du monde, personne n'y croit sauf lui, mais certains n'hésiteront pas à tenter de l'utiliser...
Il va remonter la voie des morts...
L'extrait
« Sly et Lionel déposèrent Sully devant chez lui quelques minutes plus tard. Il marcha d'un pas rapide jusqu'à la barrière en métal noir en bordure du trottoir puis gravit l'escalier qui montait au perron. Le vrai problème, se dit-il tout en déverrouillant la porte d'entrée, était que si Sly découvrait l'identité du tueur en premier, personne en dehors de lui ne la connaîtrait jamais. Les années passeraient sans que personne sache qui l'avait assassinée.
Sly était clairement à cran. Cette façon qu'il avait de se ronger les ongles et de parler à tort et à travers ne lui ressemblait pas. Le nombre de policiers dans le quartier ébranlait le bonhomme – les fédéraux qui frappaient aux portes, chopaient les mecs pour des motifs insignifiants juste histoire de pouvoir les traîner au centre-ville, le tout en les menaçant de faire sauter leur liberté conditionnelle et de les faire replonger... En général, il s'agissait de flics du quartier qui connaissaient les criminels et réciproquement. Les uns et les autres connaissaient les règles du jeu.
Mais les fédéraux n'étaient que des connards : ils se foutaient complètement des règles et étaient au courant des infos qui circulaient et du bordel qu'elles sèmeraient si jamais elles changeaient de mains. Les fédéraux devaient absolument dégager du quartier. C'était la raison pour laquelle Sly suait à grosses gouttes et demandait à Sully de l'aider à résoudre le meurtre de Sarah. Tant mieux si la résolution des deux autres affaires leur facilitait la tâche, mais personne ne serait dupe. Tout le monde se contrefoutait de savoir qui avait tué Noel et Lana. Seule Sarah Reese comptait. »
L'avis de Quatre Sans Quatre
Plus qu'un polar journalistique, c'est le récit de l'acharnement d'un homme saccagé, La Voie des Morts pourrait conduire Sullivan à renouer avec la vie. C'est un héros cassé, abimé, au bord de la rupture qui se frotte aux réalités officielles et qui demande justice pour les victimes passées sous silence. Le monde de la littérature noire n'en manque pas mais ce journaliste paumé, qui se lance au risque de tout perdre dans une énigme dont la résolution ne plaira à personne, a quelque chose d’extrêmement touchant. Il sonne vrai, rongé à l'acide de sa vie, n'a plus rien à perdre que l'estime de lui-même, c'est aussi, il le sent, une de ses dernières chances de s'exorciser.
Carter a des amis partout, la chance d'être là au bon moment pour un scoop qu'il dédaigne, préférant s'enfoncer un peu plus dans l'hostilité de toute la société que de laisser les meurtres de ces jeunes femmes impunis. Comme si les pistes des différents meurtres qu'il remonte tant bien que mal étaient les cailloux du Petit Poucet le conduisant tout droit à une forme de retour dans sa réalité, effaçaient les scories qui obscurcissent sa vie.
Un peu bille de flipper, Sully est manipulé, baladé, utilisé par tous les camps, truands fatigués de l'agitation policière, flics qui ne veulent pas laisser un moyen facile de remonter leurs statistiques de résolution, familles aux placards encombrés de cadavres malodorants. Peu importe, il sait qu'il est seul, il sait que c'est un chemin que personne en fera pour lui. Dopé au whisky et à la bière matinale, il avance, pourfend, passe en force à son journal, sur sa renommée, sur sa conviction, la lutte sera à mort.
Neely Tucker connait manifestement toutes les ficelles du journalisme d'investigation, il a suffisamment roulé sa bosse aux quatre coins du monde, en guerre ou terrorisé, pour planter des décors à peu de mots et rendre une ambiance comme personne. Le ghetto de Washington comme zone de non-droit, les petites intrigues politiques, les grandes ambitions qui ne servent plus à retenir les hommes sur le droit chemin, Tucker tape large et fort, une eau-forte de ce microcosme où le vice, la vertu, les faux-culs et les vrais salauds valsent sans remords.
Un très grand polar, âpre, sans compromis avec le romantisme ou le politiquement correct, qui décrit une société où, décidément, plus rien ne tourne rond, où les lueurs des médias éclairent ce que flics, politiciens ou public veulent bien regarder plus qu'un réel plein de questions. Suivre La Voie des Morts, c'est tenter d'arriver au sens de la vie. Comme le fait souvent dire Michael Connelly à son héros Harry Bosch à propos des victimes : « toutes comptent ou personne » !
Notice bio
Journaliste depuis vingt-six ans – dont quinze passés au Washington post – Neely Tucker a été chargé de couvrir entre autres les attaques terroristes du 11-Septembre, le tsunami de 2004 en Asie du Sud-Est, et un grand nombre d'affaires judiciaires de premier plan. Correspondant à l'étranger durant huit ans, il a écrit des reportages sur plus de cinquante pays d'Europe, d'Afrique, d'Asie et du Moyen-Orient, fréquemment dans des zones de conflit. La Voie des Morts ets son premier roman à paraître dans la Série Noire.
La musique du livre
Miles Davis constitue le « registre centrale unique » de Sly Hastings, le caïd copain de Sully, Round Midnight
Au lit avec son occasionnelle amie Dusty, Sully entend Tom Waits chantant Ol'55, sans réellement apprécier.
À noter également des évocations de Mary J Blidge, ici Family Affair et de Rick James dont j'ai choisi le bien nommé titre Ghetto Life
LA VOIE DES MORTS -Neely Tucker – Série Noire/Gallimard – 236 p. octobre 2105
Traduit de l'américain par Alexandra Maillard