Chronique Livre :
LE BLANC DU ROI de Clemente Bicocchi

Publié par Psycho-Pat le 29/05/2018
Le pitch
Il a existé, à la fin du XIXe siècle, une autre voie que la colonisation brutale mise en œuvre par les grandes puissances européennes. Celle du dialogue et de l’échange. Pierre Savorgnan de Brazza, explorateur français d’origine italienne, l’a empruntée en tissant lors de ses expéditions des liens de confiance et d’amitié avec le peuple téké sur la rive droite du fleuve Congo.
Plus de cent ans plus tard, le réalisateur Clemente Bicocchi, venu filmer le mausolée controversé érigé en mémoire de Brazza, « l’ancêtre blanc », découvre cette histoire exceptionnelle et se laisse embarquer dans un rocambolesque périple.
Grâce à une bonne dose d’autodérision et de patience, il découvrira les bruits de la forêt, le goût des larves de palmier, les chants des griots et la fierté d’être devenu, le temps d’un séjour, « le Blanc du roi ».
L'extrait
« Mon voyage a été organisé un peu comme celui d’un espion. D’après ce que j’ai compris, au Congo, il n’y a pas de touristes, seulement des hommes d’affaires. Les rares Européens qui s’y rendent sont soit des diplomates, soit des trafiquants de pétrole, de diamants ou autres. Il y a quelques ONG, mais elles sont très peu nombreuses. S’y rendre pour filmer est hors de question: le gouvernement n’apprécie pas les étrangers équipés de caméras (il y a encore quelques années, c’était la guerre civile). Le stratagème que nous avons adopté est à la limite de la science-fiction : officiellement, je suis un neveu éloigné de l’ambassadeur d’Italie à Brazzaville – qui connaît Idanna et s’est prêté à cette mise en scène –, et je veux visiter le pays en simple touriste. Quand, muni de la lettre officielle de mon «oncle», je suis allé demander un visa à l’ambassade du Congo à Rome, j’ai immédiatement compris que quelque chose ne tournait pas rond, car tout le monde me regardait avec un mélange de suspicion et d’incrédulité. D’un autre côté, ils ne pouvaient pas mettre en doute la validité d’un document émis par un ambassadeur – qui plus est mon oncle –, et ils m’ont délivré un visa.
On nous sert le repas. Le poulet de mon voisin a l’air délicieux, mais mon plat végétarien – du riz et quelques légumes – n’a aucun goût. Je décide de me distraire un peu grâce à la programmation cinématographique d’Ethiopian Airlines, puis de penser à ce que je dois faire après un petit somme. Je n’arrive pas à garder les yeux ouverts, vraiment pas… J’essaie de me concentrer sur le film que je regarde, je m’appuie contre le dossier, que j’incline au maximum. » (p. 16)
L'avis de Quatre Sans Quatre
« L'explorateur-gouverneur fut comparé au professeur qui donne de la confiture à ses élèves au lieu de leur enseigner le latin et le grec. »
Pierre Savorgnan de Brazza était un honnête homme d'origine italienne (Frioul) et française. Un esprit éclairé, curieux, ouvert, dévoré par un but semblant inaccessible à la fin du dix-neuvième siècle : se rendre sur la tache blanche au milieu du continent africain, là où nul n'avait dressé de carte. Il parvint à monter une expédition, parallèle à celle du tristement célèbre Stanley (oui, oui, celui de la fameuse réplique à propos du docteur Livingstone). Ses commanditaires l'envoyèrent chercher des richesses, il rencontra des hommes. Des hommes différents de lui, par la culture, les coutumes, l'alimentation, l'environnement, mais si semblables par bien d'autres points qu'il se lia d'amitié avec leur roi et tenta de les comprendre, osa envisager un mode d'échange qui ne soit pas de l'exploitation ou du pillage comme celui auquel se livrait les expéditions anglo-saxonnes.
« Pourquoi les autres se couvraient-ils d'or et non la France ? »
Cet humanisme intelligent et solidaire déplut, les rapaces capitalistes ne pouvaient supporter de voir les autres nations ripailler et ne point y participer, la confiance et la solidarité ne rapportent pas assez vite. Une campagne de presse fut organisée (déjà) afin de saborder le projet fou de coopération émis par l'explorateur.
« Le terme le plus employé pour décrire ses idées et ses actions était « négrophilie ». »
On fit miroiter à l'opinion publique française les fabuleuses richesses qui ne manqueraient pas de profiter à tous. Illusions, mensonges et manipulations les plus basses fleurirent, entraînant la destitution de l'empêcheur, nommé gouverneur, de mettre à sac en rond de nuire. Avec la bénédiction de l'Église qui ne manquait jamais une occasion d'être dans les bons coups financiers et de convertir de force quelques âmes perdues dans les forêts équatoriales.
« On théorisa que le travail forcé constituait un moyen pour domestiquer le cerveau imparfait du noir. »
Brazza fut débarqué, malgré le rapport d'une commission d'enquête corroborant ses déclarations. Les Congolais furent enchaînés, déportés sur les plantations, les villages vidés, les forces vives du continent massacrées par les Belges, Français et Anglais. Un génocide, ni plus ni moins, une razzia inimaginable et impitoyable dont les pays qui en furent victimes peinent aujourd'hui encore à se remettre.
« Quel lamentable contraste présente l'opulence de jadis et la misère d'aujourd'hui ! C'est partout le désert, partout la famine. Tel est l'état d'esprit de ce Congo, où le meurtre d'un indigène est appelé un « animalicide ». (Souvenir sur la colonisation – Félicien Callaye – membre de la commission d'enquête Brazza).
Un siècle plus tard, Clemente Bicocchi, vidéaste demeurant en Suisse est mandaté par une descendante de Brazza lui demandant d'aller filmer le monument dédié à la mémoire de son ancêtre à Brazzaville. À court d'argent, celui-ci loge à l'ambassade d'Italie au Congo-Brazzaville et mène à bien une mission qui n'est pas vue d'un bon œil par les autorités locales. Au grand dam de l'ambassadeur qui lui a conseillé d'éviter tout contact avec les locaux, une suite d'événement le met en relation avec un jeune homme, Romaric, cinéaste également, qui projette de se rendre dans l'arrière-pays afin d'y filmer le Makoko, roi des Téké, un des peuples du Congo. Un souverain spirituel, sans terre ni pouvoir temporel réel, influençant tout de même des millions de ses compatriotes. Une autorité morale, réduit au silence par le pouvoir politique, héritier du monarque avec lequel Brazza avait conclu des accords de paix et de coopération.
Tout ce qui touche au Makoko est sensible politiquement et tout est bon afin d'enrayer les tentatives diverses de donner la parole à ce peuple, diffuser les alertes qu'il lance sur la mauvaise gestion des ressources, l'inhumanité, la perte des valeurs et des repères. Le cinéaste, en compagnie de son ami Romaric, va percevoir la relation impalpable qu'entretiennent tous les Téké entre eux, sans les moyens de communications modernes, tout le monde est au courant de tout, mais personne ne dit mot...
Peu à peu, l'auteur va se laisser gagner par la magie des lieux, la vie simple et les méandres de la pensée des habitants. Le lecteur l'accompagne et constate que surgissent en lui les réflexes racistes lorsqu'il est contrarié, une facilité, plutôt que se demander en quoi il est responsable de ce qu'il advient, les malentendus, les incompréhensions entre des cultures si différentes, mais aussi une forme de communion humaine rassurante. Pressions politiques, arrestations, tentatives d'intimidation, il se rend vite compte que le gouvernement en place va tout faire pour contrarier son projet et celui de Romaric. Bien des tribulations l'attendent au cours de son périple, de belles rencontres, d'autres moins agréables.
Le récit est passionnant, hypnotisant, Clemente Bicocchi sait raconter et ne pas s'épargner, dit le vrai et l'invisible, le ressenti et le rude constat des conditions de vie sur la terre congolaise, la loyauté de certains, la duplicité d'autres. Il narre une rencontre avec l'exotisme mais, également, avec la nature humaine dans toutes ses dimensions. L'esprit de Brazza, sa vie - son seul guide a été l'humanité et la compréhension mutuelle – cet homme aurait pu changer la face du monde, transformer durablement les rapports entre l'Europe et l'Afrique. Malheureusement, les puissances de l'argent ne lui ont pas laissé le loisir de mener son travail à terme et la catastrophe coloniale s'est abattue sur le Congo et le reste du continent.
Très bien écrit, au plus près de l'action lorsque c'est nécessaire, poétique et imagé s'il le faut, Le Blanc du roi est un roman capital, une oeuvre utile et édifiante. Le lecteur suit les aventures de Clemente et Romaric, entrecoupées de passages de lettres de Brazza ou d'extraits de rapports éclairant l'histoire, comment les chaînes, le mépris et la mort ont prévalu sur l'échange et la solidarité. À méditer aujourd'hui, au moment où la finance est directement au pouvoir un peu partout sur la planète...
Un superbe roman, intime et universel, une quête spirituelle, une recherche de vérité, dans les pas d'un explorateur des contrées reculées du Congo-Brazzaville, humaniste renié par son époque...
Notice bio
Clemente Bicocchi est né en 1973 à Florence. Réalisateur, il se rend en 2008 à Brazzaville pour un bref reportage commandité par une descendante de Brazza. De ce voyage et de sa rencontre avec le Makoko, le roi des Téké, il tire d’abord un film Afrique noire, marbre blanc (2012), puis un récit romancé, Le Blanc du roi (éditions Liana Levi 2018). Il vit à Bâle avec sa famille et partage son temps entre la Suisse et l’Italie.
LE BLANC DU ROI – Clemente Bicocchi – Éditions Liana Levi – 219 p mai 2018
Traduit de l'italien par Samuel Sfez
photo : Mémorial Savorgnan de Brazza à Brazzaville