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Chronique Livre :
LE BRUIT DES TUILES de Thomas Giraud

Chronique Livre : LE BRUIT DES TUILES de Thomas Giraud sur Quatre Sans Quatre

Thomas Giraud est un romancier français qui a déjà publié deux autres romans aux Éditions de la Contre Allée : Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes ( 2016) et La Ballade silencieuse de Jackson C. Frank en 2018.


« Au bout du trajet, une petite vingtaine de minutes après Dallas, il y a, au pied de la lettre, un grand champ de ruines. Un champ très grand, quoi qu’il soit difficile de délimiter la taille du champ tant l’espace des ruines, ce fantôme de pierres absentes, se mêle dans un camaïeu de jaune, au soleil, au ciel, au sable, à la poussière dans l’air, au reste du désert. Il y a seulement ce gros tas de pierres et de bois qui permet d’imaginer des maisons. Partout un mélange de sable et d’une terre légère qui s’envolerait si l’on soufflait dessus, juste bon à fabriquer de la chaux. Ça crisse sous les dents. Des restes de cheminements plutôt que de chemins, là où la terre et le sable sont plus écrasés. Des pierres qui ne sont pas déjà dans les murs de la maison d’un autre au milieu de rien si ce n’est ces petites touffes vertes. À partir des décombres on devienne des maison resserrées autour de deux ou peut-être trois bâtiments plus grands, éventrés, sans toitures. Plus loin, plus au sud, d’autres maisons mieux alignées. Des restes dispersés. Une organisation demeure identifiable, les murs, même tombés, continuent de faire parler, même si c’est très peu, ceux qui étaient là ; comme si, malgré l’absence de toute trace écrite on pouvait encore les entendre dire j’ai été là. Il y a les traces du passage d’une vie habitée mais pas celle de la mort qui serait restée. Pas de cimetière, seulement une croix. Il y a des ustensiles variés, incompréhensibles, de cuisine ou de bricolage probablement, un amoncellement de bois, de vaisselles salies par les années à prendre la pluie, le sable et le soleil. On devine des sentiers que la végétation au sol, même rase, même si elle a repris largement à son compte l’espace, n’a pas encore recouverts. Du vide avec pourtant des souvenirs apparents. Quelques murs qui tiennent encore permettent de penser les portes inutiles de plusieurs petites maisons tassées. Les oiseaux font vraiment beaucoup de bruit ou alors c’est à cause du silence du lieu ? On ne vit pas ici, c’est ça qui rend le pépiement et le tintinnabulement des oiseaux si entêtant. On ne vit pas ici, sur ce plateau de sable, on ne peut pas y vivre, c’est comme si l’impossibilité de le faire était plus encore, une interdiction, de celles innées, enfermées dans les os et le sang, pour vous obliger à vire ailleurs, sauver l’espèce, sauf, bien sûr, s’il ne s’agit que de survivre. Et encore. Car comment respirer ? On doit se prendre tout le vent dans la figure, un vent empli de sable. Car comment manger ? Car à qui parler ? Tout ce ciel, tout ce sable, cela a dû être simple d’avoir peur de vivre ici, d’avoir peur en vivant ici. » (p. 11-12-13)


Sur les traces de Fourier dont il admire et partage les idées, Victor Considerant conçoit le projet d’un phalanstère, c’est-à-dire une vie communautaire essentiellement agricole.

Cette idée se concrétise finalement, en 1855, puisqu’il réussit à acquérir des terres au Texas, près d’un petit village appelé Dallas, et recrute des volontaires suisses et français pour mettre le rêve en pratique.

Visionnaire, il séduit par ses discours, ses descriptions d’un monde libre et neuf qui serait un Éden radieux. Seulement, on le sait bien car le roman s’appuie sur des faits réels, rien ne va se passer comme prévu, et en cinq ans, la colonie s’éteindra. Il n’en restera rien, Dallas s’étendra petit à petit sur les terres laissées à l’abandon. Réunion, ainsi que l’a appelé Considerant, sera réduit à néant.

Le rêve de Victor Considerant n’en finit pas de se fracasser au réel. Tant que le futur est couché sur papier ou danse dans sa tête, tout va bien, et puis survient le tangible, l’imprévu qu’il aurait fallu prendre en compte, et tout va de travers.

Considerant cherche longtemps à faire bonne figure, tant parce qu’il y va de sa dignité – après tout, c’est lui qui a eu cette idée – et du bon moral de la troupe, mais, petit à petit, il perd tout intérêt à ce qui arrive aux autres, il encaisse coup après coup et se balade comme un boxeur sonné, hagard et muet.

Au départ du Havre, déjà, il était inquiet du nombre trop élevé des colons, supérieur à ce qui lui semblait constituer l’idéal pour la parcelle de terrain qu’il avait acheté. Puis le voyage en bateau lui a été insupportable parce qu’il était victime d’un mal de mer incessant, mais aussi parce qu’il avait l’impression qu’on profitait de son absence pour lui voler la vedette, à lui, l’instigateur du projet qu’il avait fait éclore dans sa tête ! Malgré tout, le voilà qui se lance dans des discours qui ne convainquent pas grand monde et font même qu’on le surnomme Moïse.

Une fois sur place, Considerant se sent floué : le terrain lui paraît trop petit, les terres arides, la rivière incapable de permettre un arrosage conséquent des futures cultures. Et puis ce temps ! Une chaleur insupportable, sans air, sans abri, pas le moindre arbre sous lequel se réfugier. Encore une fois, il réussit à se persuader que c’est la faute de celui qui a servi d’intermédiaire pour la vente et que lui n’y est pour rien, et que la météo ne sera pas inexorable.

D’ailleurs autour de lui, tout le monde se met au travail, et des mastodontes – des constructions très grandes servant à loger tout le monde – sont bientôt érigés. Chacun met du coeur à l’ouvrage, essayant de respecter les 87 articles du règlement écrit par Considerant, cherchant à entrer en contact avec les voisins de Dallas, population locale qui ne se montre pas très amicale, soucieux de profiter de la chance qui leur est donnée de se fabriquer une autre vie, une deuxième chance, tel Leroux, qui a tout laissé derrière lui, la ferme reçue en héritage et qui lui pesait, la vie qu’il menait, triste et morose et qui ne lui correspondait pas. Il prend cette aventure comme le moyen de devenir un autre, celui qu’il choisira d’être, sans compte à rendre à personne, sans qui que ce soit qui lui rappelle ses anciens choix.

Il y a les Suisses, industrieux et de belle humeur, qui restent ensemble et se construisent très rapidement des maisons pour fuir la promiscuité des mastodontes.

Il y a Loubot, méchant et désagréable, qui n’a de cesse de tout dénigrer et qui se réjouit de tous les échecs, les anticipant et jouant à semer la discorde entre les phalanstériens quand ils auraient besoin d’une intense solidarité pour venir à bout des obstacles si nombreux auxquels ils n’étaient pas préparés. D’autres fuient à Réunion un passé délictueux, tentant de faire peau neuve, certains s’y arrêtent un temps, faisant une simple halte parmi les colons.

Bien vite, c’est l’infortune qui domine : rien ne pousse ou si peu, la rivière est à sec l’été et ne leur est d’aucun secours, la terre est aride et on manque vite d’argent. Se nourrir devient difficile, le premier hiver est une surprise gelée et le moral s’en ressent.

Petit à petit, tout se délite : les uns s’en vont, les autres ne partagent plus, plus personne n’y croit hormis une toute petite poignée d’irréductibles, dont Leroux qui sera parmi les derniers et même le dernier à rester à Réunion dont le nom sonne désormais comme une mauvaise blague, presque comme une malédiction après le passage des sauterelles qui dévorent la moindre plante, évidemment, dernière et fatale plaie qui met un terme au projet révolutionnaire d’un faux Moïse.

Considerant revient chez lui auprès de sa femme au bout de cinq ans, nerveusement à bout, malade et amoindri. Il finit tout de même par écrire un mémoire sur son expérience dans lequel il se dédouane de tout, rejetant la faute sur les autres et sur le climat, peu propice il est vrai. Les autres l’ont déçu, lui qui avait fondé ses espoirs sur la capacité de l’être humain à unir ses forces et sa bonne volonté, en un élan positif et solidaire, à celles des autres pour créer une nouvelle société magnifique. Utopiste ? Certainement. Cependant, Considerant, au lieu de se montrer actif et d’encourager ceux qui l’avaient suivi dans son rêve édénique, s’est vite détourné d’eux, partant seul dans la campagne, se coupant des autres, ne prêtant la main à aucun travaux, déplorant qu’on ne se tienne pas à ses 87 articles, sans chercher à comprendre comment s’ajuster à la réalité.

« Il ne voulait pas vivre de l’improvisation, ne pas composer avec les aléas. »

Le bruit des tuiles, c’est celui qu’il entend, le bruit de la catastrophe qui s’annonce et son besoin de planifier rationnellement pour s’en prémunir. Ingénieur et polytechnicien, il est convaincu que la réalité peut se soumettre à la raison, mais l’inquiétude et les imprévus viennent à bout de ses raisonnements et de ses plans : « La grammaire, la géométrie euclidienne, les probabilités imposaient beaucoup de silence aux tuiles. ».

Au lieu de se battre, il fuit, se retranche dans une solitude proche de la démence, avant de retrouver assez de lucidité pour rentrer chez lui.

Thomas Giraud s’inspire d’un fait réel mais le retravaille en romancier, réinventant les personnages, et concentrant les événements autour de quelques épisodes-clefs. Considerant est un homme de mots, un romancier lui aussi, tout germe dans sa tête à défaut de la faire en réalité, il conçoit et convainc sans peine mais ne peut affronter les aléas, ceux que son imagination avait réussi à faire capituler.

Il s’illusionne lui-même et ses belles paroles, au lieu de le pousser en avant, le freinent et l’embourbent irrémédiablement. Il ne reprend assurance qu’en réécrivant le passé, le pliant à sa guise, le transformant non pas en échec personnel, mais en faute collective.

Leroux, au contraire, trouve l’aventure à sa mesure puisqu’elle le libère d’un futur qu’on avait tracé pour lui et qui ne lui convenait pas du tout, comme un habit trop grand et mal coupé qu’on l’aurait forcé à revêtir. Ici, plus besoin de mentir, il peut être lui-même enfin, libre et dégagé de toute contrainte, de toute attente et il finit seul dans un Éden frugal comme un nouvel Adam sensible à la beauté de toute chose, ayant trouvé sa place dans un monde débarrassé des hommes.


LE BRUIT DES TUILES - Thomas Giraud - Éditions La Contre Allée - 282 p. août 2019

photo : Pixabay

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