Chronique Livre :
LE CHEROKEE de Richard Morgiève

Publié par Psycho-Pat le 17/01/2019
Quatre Sans... Quatrième de couv...
1954, USA : alors qu 'il fait sa tournée de nuit à la première neige, sur les hauts plateaux désertiques du comté de Garfield, dans l'Utah, le shérif Nick Corey découvre une voiture abandonnée. Au même moment, il voit atterrir un chasseur Sabre, sans aucune lumière. Et sans pilote. C'est le branle-bas de combat. L'armée et le FBI sont sur les dents.
Quant à Corey, il se retrouve confronté à son propre passé : le tueur en série qui a assassiné ses parents et gâché sa vie réapparaît. Corey se lance à sa poursuite. Mais les cauchemars ont la dent dure...
Et on peut tomber amoureux d'un agent du FBI.
L'extrait
« La radio grésillait, c'était le standard de la police de Provo – à deux cent miles de là. Panguitch ne pouvait se payer de standard de nuit, seulement un shérif au rabais dans sa jeep Willis en provenance des stocks de l'armée. Le comté fourmillait de pistes la plupart impraticables à des véhicules normaux. Corey pris l'appel radio. Jessie lui a dit que Lars Andersson venait d'appeler pour signaler une soucoupe volante. C'était l'ancien maire de Panguitch, il ne buvait pas, ne fumait pas. Pas le genre à avoir des hallucinations. C'était la troisième fois de la soirée que Jessie rapportait à Corey qu'un ovni avait été aperçu : lumière rouge, puis verte, intense. Apparition d'une forme dans le ciel, à basse altitude, pas de bruit, odeur bizarre... Disparition instantanée du truc, chiens qui aboient les oreilles aplaties, canaris en transe, radios qui s'éteignent... Tous les témoignages concordaient.
- C'est quoi cette maladie qu'ils ont avec les Martiens ? A grommelé Jessie. Ils en voient, ils en voient... Ils voient que ça !
- Ils forniquent pas assez, a répondu Corey, comme moi.
Jessie s'est marré et a dit qu'il y avait cent millions de cocos avec des bombes atomiques et on leur signalait des Martiens sur des balais-brosses lumineux. Depuis que Little Boy et Fat Man avaient dressé leurs glands monstrueux au-dessus d'Hiroshima et de Nagasaki, les Martiens avaient rappliqués comme si c'était lié. L'année dernière, la police avait recensé près de vingt-trois mille déclarations d'apparitions d'ovni. Peut-être qu'ils étaient venus en masse fêter la fin de la guerre de Corée ? Va savoir avec les Martiens les idées qu'ils pourraient avoir. » (p. 11-12)
L'avis de Quatre Sans Quatre
« On ne devient pas méchant sans y mettre du sien, sans le vouloir, ça ne se fait pas par hasard. Le hasard est partout sauf dans la haine. »
Au commencement était la voiture abandonnée, verte, sans rime ni raison, le parfum qu'il y a senti, la victime pressentie, l'indice dissimulé avec soin, et puis, soudain, il y a eu le reste...
Un Sabre qui fend le ciel en rase-motte, au milieu de nulle part, par une nuit d'automne accueillant les premiers flocons de la saison, et qui, comble de tout, se pose sans pilote sur le sol glacé d'un plateau désertique de l'Utah, voilà bien de quoi plonger dans la perplexité le shérif Nick Corey. Surtout que l'Amérique de ce début des années cinquante vire parano, confrontée qu'elle est à deux dangers majeurs : les bolchéviques et les extraterrestres. Ces derniers ressemblent par ailleurs comme deux gouttes d'eau aux précédents : ils envahissent, taxent le capital, haïssent la démocratie, piétinent la liberté, font fi de la propriété privée, et mangent les enfants... On en voit et signale de toutes parts, d'étranges lueurs, des phénomènes paranormaux, des événements étranges, la plupart de ces témoignages restant lettres mortes, encore un coup du gouvernement qui cache soigneusement la vérité aux braves rednecks. Mais là, pas de question à se poser, le chasseur-bombardier est sous le yeux de Corey, couvert d'une suie grasse, nulle trace du pilote, une odeur indéfinissable flottant dans l'air aux alentours.
« Les Blancs ne pouvaient pas vivre dans la nature, avec elle. Les Blancs ne pouvaient que se propager, asservir, produire. »
Les parfums, c'est son truc à Nick, il a du flair pour ça. Faut dire qu'il est depuis vingt-cinq ans sur une enquête retorse. Il traque le salopard qui a assassiné ses parents adoptifs, un tueur en série laissant derrière lui, à chaque meurtre, des fragrances particulières et des indices annonçant un autre forfait. Un drôle de zig, ce Corey, un Apache au pays des Sioux ou des Cherokee, pas à sa place – en a-t-il une ? - adopté et élevé par des Blancs, bercé par les versets de la Bible que son père, pasteur, et sa mère citaient à tout bout de champ comme référence unique, un fourre-tout commode répondant à l'ensemble des défis de la vie.
« La Bible, ce n'était qu'un ramassis d'histoires invraisemblables. Pourtant on y croyait ou avait besoin d'y croire. »
Les Apaches, ils n'ont pas bonne réputation, faut s'en méfier, c'est ce qui se dit. Menteurs, voleurs, pisteurs hors-pair, mais toujours à l'affût d'un mauvais coup, à vous la faire à l'envers quand on ne s'y attend pas. Nick s'en veut de ne pas avoir su protéger ses parents, alors il est devenu flic puisque les enquêteurs n'ont jamais identifié l'assassin. À Chicago déjà, privé ensuite, puis shérif dans ce bled où il traque celui qu'il nomme le Dindon, le tueur qui glousse quand il est excité par le sang d'une femme qu'il va sacrifier. Il a tout fait pour être un mec bien, respecter les dix commandements, incarner la loi, objectif surhumain en ce monde dans lequel il a dû en violer un certain nombre...
« Peut-être bien que dès le départ Corey était une sorte de fumier ? Ça lui faisait de la peine de penser ça, au fond, il pensait qu'il était droit, plutôt bon. »
Pourtant, déjà, il lui faut s'occuper de cet avion mystérieux, l'armée est sur les dents, le pouvoir s'énerve, panique et envoie des bataillons entiers et du matériel afin de ratisser la zone. Il n'y a pas que l'appareil qui a disparu de la base où il était stationné, et ce qui manque à l'appel est bien plus inquiétant. Les Blancs, communistes ou pas, ont désormais les moyens de détruire la planète, sans l'aide des aliens, après avoir dépouillé la nature de tout ce qui était monnayable. Le shérif va mener l'enquête en compagnie de Jack White, agent spécial du FBI, ami et confident du Président himself. le Rouge et le Blanc unis par la chasse, et bien autre chose qu'il va bientôt falloir accepter de nommer de l'amour, même si pour ça, il faut s'avouer qu'on est un Apache pédé. Affaire top secret, liaison tout autant, Corey s'enfonce un peu plus dans le royaume des ombres.
« Il fallait des secrets et des rêves pour grandir et mourir – pour espérer et entendre. »
Les cadavres s'accumulent au fil des pages, Nick serre au plus près le Dindon qui, invariablement, possède un coup d'avance. Une sorte de dialogue s'instaure entre le shérif et l'assassin, par crimes et indices interposés. Une discussion intime, unique, un jeu de piste macabre, une espèce de sentier escarpé, initiatique, sur lequel chaque station est un meurtre, chaque rencontre, même la plus anodine le ramène aux massacres. La quête de Nick le renvoie à sa propre culpabilité, aux morts qu'il a provoquées, la guerre dans les îles du Pacifique, les corps de japs piétinés dans les tranchées, d'autres encore, plus tard, sciemment données...
La mort est omniprésente dans le sillage du Dindon, dans les pas de Nick, leurs empreintes se confondent : son papa, sa maman, les autres victimes qu'il a toutes approchées. Elle est tapie dans l'esprit de Corey, la mort et l'amour, l'amour de la mort, la mort de l'amour, il ne sait plus. Lui, l'enquêteur, se raccroche à son rôle, mais quel est-il ? Qui est-il pour barboter ainsi dans des mares de sang ? Est-il en train de raconter une histoire ? Les histoires, ça fait vivre mais ce n'est pas la vie.
« Les écrivains n'étaient rien que des gars mal dans leur peau avec des boutons et des petites bites. »
Après le fantastique Les hommes, Richard Morgiève revient sur le thème de l'identité, sur les difficultés d'un homme à s'approprier la sienne, culturelle, sexuelle, ethnique, à accepter ses pulsions, ses désirs, ses fautes, contraint, parfois, à endosser plusieurs personnages pour toutes les appréhender, accueillir sa part sombre en éliminant l'illusion réparatrice présente à l'intérieur de tout être. Un homme soumis à l'obligation de voyager, tout au long de son trajet sur cette terre, au côté de la mort, accompagné par ses proches décédés, par l'odeur du sang et des parfums subtils de celles qui les ont portés, par ceux qu'il a tué, par ceux dont il recherche l'assassin, par lui-même, surtout et c'est le plus terrible.
« La vie était une expérience terrible, inhumaine en vérité – les hommes n'étaient pas faits pour vivre. »
Le Cherokee est une promenade à hauts risques dans les méandres du cerveau d'un homme-carrefour, d'un shérif tranquille d'une bourgade oubliée, au milieu du désert de l'Utah, l'irruption du Sabre ayant le même effet que l'ouverture du zip d'un bodybag : les odeurs et images qui remontent, le linceul de la mémoire qui se déchire laissant apparaître les traces de pourriture, les erreurs de jugement, la culpabilité, la réalité des gestes, tous les miasmes de la mémoire, c'est l'ouverture d'une boîte de Pandore, de la porte de la folie et de la raison. Un constat lucide et sombre, magnifiquement écrit, dans la douleur et le doute, un texte qui dérange, qui chahute, obligeant le lecteur à prendre parti, à assumer ses conclusions et ses certitudes, à se trouver face à un miroir et à réellement regarder l'image qui y est projetée.
« Vivre ce n'était pas simple, mourir c'était rébarbatif. Il restait le sommeil, l'alcool, les drogues... »
Un roman noir exceptionnel, une histoire d'amour, de mort et de mots, de vérités à fleur de peau, révélées par l'arborescence des rigoles de sang...
Notice bio
Richard Morgiève est l’auteur de vingt-sept romans et trois pièces de théâtre publiés chez Ramsay, Robert Laffont, Calmann-Lévy, Carnets Nord entre autres. En 1995, Joëlle Losfeld reprend Un petit homme de dos qui est un véritable succès. Elle a depuis publié Mon petit garçon, Bébé-Jo, La demoiselle aux crottes de nez et Monsieur cafard, et, enfin, en 2018, Les hommes, un petit bijou de roman noir.
La musique du livre
Outre la sélection ci-dessous, vous trouverez, au fil des pages de ce roman : Elvis Presley, Giuseppe Verdi - Rigoletto – Erna Berger, John Carson - The Little Old Log Cabin in the Lane, Lili Marlene...
Kitty Kallen - Little Things Mean a Lot
Doris Day - Secret Love
Perry Como – Papa Loves Mambo
Bill Haley and his Comets - Shake, Rattle, Roll
Johnny Cash – Wide Open Road
LE CHEROKEE – Richard Morgiève – Éditions Joëlle Losfeld – 466 p. janvier 2019
photo : avion de chasse Sabre - Wikipédia