Chronique Livre :
LE COLLIER DU RAT NOIR de Pierre Chiron

Publié par Psycho-Pat le 12/07/2019
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Ginny et Paul forment un couple improbable : lui, universitaire vieillissant, elle, ravissante journaliste de mode. Ils vivent leur étrange amitié en se faisant « lanceurs d’alertes », instruisant et dénonçant des scandales avant de passer la main à la police et à la justice, en poussant l’enquête assez loin pour qu’elle ne soit pas enterrée et débouche sur un procès.
Cette fois, leur cible n’est autre que le ministre de la Justice, garde des Sceaux, prédateur sexuel et – peut-être – assassin en série. Une affaire de harcèlement au ministère, vite étouffée, réveille un cold case : la disparition, vingt-cinq ans auparavant, de trois jeunes filles dans le pays nantais où le ministre a passé sa jeunesse.
L’une des pires incarnations du mal que l’on puisse rencontrer se trouverait donc au sommet de l’État…
L'extrait
« Voilà, c'est fait. Ouf. Nous voilà présentés. C'est encore moi, Paul, qui parle, pour évoquer la naissance de l'enquête sur « la Bête », « le Noeud », « la Béquille », « la Paluche »... Mirko G. Comme souvent, le hasard a joué un rôle, que nous nous sommes vite chargés de seconder. Le hasard fut la quasi-coïncidence entre une des premières plaintes pour harcèlement à avoir été déposé contre lui et connue de la presse, et la publication d'un article, dans la presse régionale, annonçant qu'un élément nouveau justifiait la reprise de l'enquête sur un criminel en série qui avait sévi, vingt-cinq ans auparavant, dans la région de Nantes où le ministre avait passé sa jeunesse.
Pour ce qui est de la première affaire, la victime et plaignante n'était autre que Roselle Ponse. Elle retira vite sa plainte, mais c'était trop tard. Il y eut un entrefilet dans France-Soir, rédigé sur un ton qu'on ne se permettrait plus aujourd'hui, un ton gaulois, et même égrillard, qui – en substance – reprenait l'antienne bien connue : « toutes des salopes », « elle l'avait bien cherché », « elles ne savent pas ce qu'elles veulent », etc. etc., et donnait du ministre – c'était son deuxième mandat, il était garde des Sceaux – une image flatteuse de don juan victime de son succès, traînant tous les cœurs après soi, aimé de toutes jusqu'à ce que la jalousie s'en mêle. Mais l'article fournissait aussi des éléments biographiques que j'ignorais.
Je connaissais les origines polonaises de Mirko G., mais pas sa condition sociale – des parents plus que misérables errant sur les routes, enfin sédentarisés dans cette même région de Nantes, l'atteinte de l'adolescent par la poliomyélite, l'intervention d'un instituteur, frappé par l'intelligence exceptionnelle du gamin, puis ses études de droit à Nantes avant son départ pour Paris et la carrière fulgurante qu'on lui connaît. Le ministre était peint en héros républicain en butte aux inconstances de la sotte gent féminine.
Quant à l'article sur le tueur en série et le redémarrage probable de l'enquête, il était seulement résumé dans France-Soir. Mais Ginny avait tous les contacts nécessaires pour me faire parvenir une photocopie de l'original. J'y ai trouvé la confirmation de mon intuition : il n'y avait rien de concluant, mais une coïncidence de trois éléments : le lieu, la date, et , disons, une forme déviante de sexualité. Rien que du flou, mais par trois fois. Et, chez moi, quelque chose de subjectif, d'instinctif, la certitude que la piste méritait d'être suivie. Ginny a accepté l'idée sans hésiter une seconde. » (p. 31-32)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Lanceurs d'alerte, en voilà une belle dénomination, des gens utiles, utiles au point de devenir dangereux, utiles au point que les pouvoirs en place rechignent à les protéger, voire font voter des lois permettant de les persécuter. Ils sont un peu nos tocsins modernes, ceux qui avertissent que la communauté est en péril. Ils dénoncent, pointent du doigt les dysfonctionnements, les fraudeurs, les criminels en col blanc ou pas, peu importe. Ce sont des empêcheurs de détourner, frauder, violer la loi en rond, en toute impunité. C'est la mission que Ginny et Paul se sont donnés, une façon de vivre leur profonde amitié, de la rendre féconde. Lui est historien, universitaire, la soixantaine, gourmet, affable mais tout en discrétion, elle est journaliste de mode, homosexuelle, féministe, passionnée par le combat pour la cause des femmes. Leur amitié date des bancs de la facultés, Paul y enseignait, Ginny était son étudiante. Sans être dépendants l'un de l'autre, ils aiment collaborer lorsqu'un dossier se présente, traquer les affaires enterrées, les dossiers glissés subrepticement en-dessous de la pile sur les bureaux de la police, des préfets ou des procureurs...
L'affaire dont il est question ici possède justement tous les paramètres pour être étouffée avec soin. Ginny et Paul s'attaquent au Garde des Sceaux en personne, le responsable de la justice dans notre beau pays. Ce Mirko G. traîne une sale réputation de chaud lapin/séducteur parmi les hommes qui le connaissent, sourires en coin et clin d'oeil en prime lorsqu'ils en parlent. De harceleur, de goujat, voire pire, pour les femmes qui ont eu le déplaisir de le côtoyer. Très laid, strabisme divergent, traits grossiers, handicapé par une jambe folle suite à un épisode de poliomyélite dans son adolescence, mais pourvu d'une intelligence exceptionnelle, cet adversaire est redoutable. Fils d'une famille polonaise immigrée pauvre, errant de village en village avant de se fixer dans les environs de Nantes, il doit son ascension sociale à ses capacités intellectuelles qui lui ont permis d'obtenir une bourse d'étude. Sa science des réseaux, son sens de la stratégie et des relations sociales l'ont hissé au tout premier plan politique.
Dans le dossier : une seule plainte d'une de ses collaboratrices, Roselle Ponse, vite retirée, et un contact avec une syndicaliste ayant dû renoncer parce que les victimes ne voulaient pas témoigner. C'est maigre, mais Paul et Ginny ont l'intuition qu'une affaire, vieille de vingt-cinq ans, les disparitions de trois jeunes filles dans le village où la famille du ministre s'était installée mérite qu'ils s'y attardent... C'est donc là que vont porter tous leurs efforts, comprendre ce qu'il s'est passé à cette époque et voir si Mirko G. peut être relié d'une manière ou d'une autre à ces crimes, ce sera l'historien qui s'y collera, Giny essaiera de recueillir les confidences de Roselle. Même si ce travail porte ses fruits, s'ils dénichent des indices, ils savent qu'ils seront encore loin du but. Encore faudra-t-il parvenir à faire rouvrir le dossier pafr la police et convaincre un procureur de poursuivre un membre du gouvernement en exercice, qui est, par sa fonction même, patron dudit procureur, et donc en charge de son déroulement de carrière.
L'historien et la journaliste se succèdent, chacun son chapitre, chacun son style et sa spécialité : Ginny s'ingénie à instaurer des relations de confiance avec les victimes féminines, tandis que Paul enquête dans le village, rencontre ceux qui ont connu l'adolescent sauvage - décrit comme déjà très « particulier » à l'époque. Avec les progrès de l'enquête vont, bien sûr, venir les pressions, les intimidations physiques, les embûches semées sur le chemin de la justice par les politiques qui votent les lois, lois auxquelles ils pourraient être soumis un jour, et ne font donc que peu d'efforts pour rendre simples les procédures permettant leur poursuite devant les tribunaux.
Paul se rend compte assez vite que les habitants du village, ancien maire en tête, se doutent depuis longtemps que Mirko G. est lié aux disparitions, reste à les convaincre, s'il découvre des faits nouveaux de porter plainte. Là aussi, rien n'est aisé, il faut des fonds, du courage, un peu de folie même pour oser s'attaquer à un tel personnage. Et tous les moyens de pression sont bons, de la menace sur les subventions au harcèlement, de la dissimulation de preuves aux chicanes juridiques...
Sur les thèmes des maltraitances faites aux femmes et de l'impunité des politiques, cette première enquête de Paul et Ginny, en plus d'être passionnante à lire, a le mérite de mettre une fois de plus en évidence les inégalités persistantes des citoyens devant la loi, et la complexité – le danger - des démarches pour les victimes. Avec ses deux héros sympathiques, attachants, très différents l'un de l'autre, non dépourvus de faiblesses, Pierre Chiron nous épargne les chevaliers blancs sans peur et sans reproche. Ce sont des amis, ayant une haute idée de la justice mais non dépourvus de failles et qui en sont conscients. Dans la vie comme dans l'écriture, ils sont parfaitement complémentaires et l'auteur parvient fort bien à changer de style en changeant de narrateur.
Bien sûr, on pense à DSK, à Denis Baupin, à ces affaires nauséabondes qui se multiplient, grâce à des gens comme Paul et Ginny, au courage des victimes qui osent parler, et des difficultés terribles que doivent traverser les plaignantes afin de parvenir, parfois – rarement - au but, quand elles ne se retrouvent pas elles-mêmes dans le box des accusés. Oui, pour Mirko G., tout le monde savait : journalistes, collaboratrices/teurs, collègues, mais personne ne mouftait, par crainte de détruire sa carrière, ou parce qu'en France, ce n'est pas si grave d'abuser d'une secrétaire. « Un troussage de domestique, tout au plus », comme le disait Jean-François Khan à propos de l'affaire DSK. La défense des gouvernants et élus est toujours la même : manœuvre de l'opposition, complots, politique de boules puantes... Tout dans ce roman est hautement crédible, les ressorts de ce genre d'affaires y sont décrits avec précision et minutie, l'intrigue y est passionnante.
Un nouveau duo d'enquêteurs, attachant, des lanceurs d'alertes s'attaquant à un ministre, dans un excellent polar original fort agréable à lire...
Notice bio
Pierre Chiron est universitaire, spécialiste de grec ancien. Il a notamment publié, chez le même éditeur, Bleu, Marguerite et l'abominable L.
LE COLLIER DU RAT NOIR – Pierre Chiron – Éditions de l'aube – collection l'aube Noire – 174 p. juin 2019
photo : Pixabay