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Chronique Livre :
LE CORPS ET L’ÂME de John Harvey

Chronique Livre : LE CORPS ET L’ÂME de John Harvey sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Lorsque Franck Elder ouvre la porte à sa fille Katherine, son regard se fixe sur ses poignets bandés. Sept ans ont passé depuis l’horrible agression dont elle a été victime, mais la jeune femme en garde encore des séquelles psychologiques. Et les dernières nouvelles ne vont rien arranger.

Anthony Winter, un artiste en vogue aux pratiques sulfureuses, est retrouvé sauvagement assassiné dans son atelier londonien. Les soupçons se portent sur la fille d’Elder, qui était l’amante et le modèle du peintre.

Victime devenue meurtrière ? L’ancien enquêteur va tout faire pour sauver sa fille...


L’extrait

« À la lisière du village, la maison était la dernière d’une rangée de petites bâtisses en pierre adossées à des champs qui s’abaissaient en pente douce jusqu’à la mer. Elder ferma soigneusement la porte, remonta le col de son manteau pour se protéger du vent, et après un dernier regard à sa montre, s’éloigna sur le sentier en direction de la pointe. Le ciel traversé de nuages commençait à s’assombrir. Bientôt, à l’approche des falaises, le terrain devint inégal et rocailleux sous ses pieds. Des lapins levés par son passage détalaient tout autour. Plus loin, une barque de pêche se balançait au gré des flots. Des mouettes tournoyaient dans les airs.
Sur la pointe, il se retourné pour embrasser la vue derrière lui. Au-dessus du village, la route par laquelle elle arriverait descendait de la lande, sinuant entre un fouillis de rochers, de cailloux, de bruyère et d’ajoncs. Les phares des voitures étaient comme adoucis par le brouillard.
Depuis combien de temps ne l’avait-il pas vue ? Katherine. Sa fille. Une cérémonie de remise de diplômes qui avait mal fini, quand, mésestimant l’importance du moment, il n’avait pas su trouver les mots justes. Depuis, il y avait eu des coups de fil, surtout ceux qu’il passait, lui, emplis de silences prolongés, de réponses laconiques, de soupirs laborieux. Ses rares mails restaient en grande partie sans réponse, de même que ses SMS, plus rares encore. Qu’espérait-il ? Vingt-trois ans, bientôt vingt-quatre, elle avait sa vie.
Et puis, brusquement : « Je voulais passer te voir. Si ça te va... Deux, trois jours, c’est tout. J’ai des vacances.
- Oui, oui, bien sûr, mais...
- Et pas de questions, papa, d’accord ? Pas d’interrogatoire. Sinon je rentre par le premier train. »
Il s’aperçut, une fois qu’elle eut raccroché, qu’il ne savait plus exactement où elle habitait.

Lorsqu’il avait proposé de venir la chercher à la gare en voiture, elle avait répondu que ce n’était pas la peine, elle prendrait le bus. Allongeant le pas, il arriva à temps pour distinguer les lumières des phares qui contournaient la colline ; à temps aussi pour la voir descendre et s’avancer vers lui - bottines, veste rembourrée, jean, sac à dos -, souriant, mais avec une hésitation dans les yeux.
« Kate... Je suis content que tu sois là. »
Quand elle lui tendit les bras pour saisir les siens, il s’efforça de ne pas regarder ses poignets bandés. » (p. 11-12)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Franck Elder est un multi « ex ». Ex-flic, ex-mari, ex-père. Trompé par sa femme dont il a divorcé, maladroit avec sa fille avec qui il ne sait pas communiquer, retraité de la police, il s’est réfugié à l’extrême ouest de la Cornouaille, loin de ce qu’il a été, loin de sa vie, loin des reproches qu’il pouvait se faire. Franck s’occupe en bricolant et en assistant la police locale sur certaines enquêtes sur lesquelles son expérience est la bienvenue, et entretient une liaison, qu’aucun des deux ne souhaite voir devenir très sérieuse, avec Vicki, une chanteuse de blues, souvent absente à l’occasion de ses tournées.

C’est là, qu’à sa grande surprise, Katherine, sa fille, le contacte et lui annonce sa visite. Superbe jeune femme de vingt-trois ans, Elder ne sait rien de sa vie actuelle, pas plus son adresse que la façon dont elle gagne sa vie. Quelques années plus tôt, adolescente de seize ans, Katherine avait été enlevée, séquestrée, torturée et violée par Keach, immonde individu aujourd’hui en prison. Elle en est restée fragile, traumatisée, mais parvient vaille que vaille à poursuivre son existence.

Katherine lui a fait promettre, avant sa venue, de ne pas poser de questions. Surtout pas à propos de ses poignets bandés. Mais Franck ne peut tenir bien longtemps et cette première rencontre depuis fort longtemps se termine par le départ de Kate. Celle-ci ne sort pas de sa vie pour autant puisqu’un peintre très en vogue est assassiné dans son atelier de Londres et que la fille de Franck, son modèle et sa maîtresse, devient peu à peu la principale suspecte. Elder, bien évidemment, ne va pas rester inactif et, grâce à ses amitiés dans la police locale, parvient à se tenir au courant des avancées de l’enquête, tout en menant ses propres investigations afin d’innocenter Kate.

Tout se complique lorsque Keach parvient à s’évader lors d’un transfert, le véhicule chargé de le transporter ayant été victime d’un accident. Voilà Katherine sous le coup d’une double menace, la police d’un côté qui s’intéresse toujours à elle, et son ancien tortionnaire, arrêté par Elder, qui pourrait très bien désirer se venger des années passées à l’ombre.

Ce roman transpire la tristesse, la mélancolie, un blues intense qui ne quitte pas un instant le vieil Elder qui se sait au bout de la route. Lui qui n’a pas su sauver son mariage, protéger sa fille lorsqu’elle a été enlevée, trouve dans cette dernière enquête de la série une occasion, non de rédemption, il ne saura jamais se pardonner tout à fait, mais de retrouver une partie de l’estime de lui-même et de Katherine. Ses pas vont le mener dans le milieu des modèles, dans celui du marché de l’art, hanté comme tous les autres par des individus cyniques et sans limites, bien loin de la vie simple qu’il mène désormais au bout du monde. Harvey ne rate pas cette occasion de piquer ici et là le snobisme et les affairistes ne voyant dans l’art qu’un moyen particulièrement efficace de placer des fonds. Et qui dit argent, dit bien souvent mobile de meurtre, mais la jalousie règne également et est tout aussi puissante.

L’intrigue avance sans hâte mais implacablement. Originale, retorse à souhait, on suit le vieux flic jusqu’à un dénouement qui laisse pantois. John Harvey est un maître écrivain, un as du jeu subtil des rapports entre ses personnages, tout en finesse et en nuances de gris. Aucun mot inutile dans les dialogues très réalistes, pas plus que dans les descriptions parfaitement évocatrices. Ce roman est un long blues, un chant de douleur. Franck n’attend aucune victoire, il espère juste ne pas perdre, venir en aide à sa fille, à temps cette fois-ci, et régler une bonne fois pour toute le problème Keach.

Splendide polar, un ex-flic tente d’innocenter sa fille soupçonnée du meurtre d’un peintre dont elle était le modèle. Un seul défaut : être la dernière enquête de Franck Elder...


Notice bio

John Harvey est une figure phare du roman policier britannique, connu pour les enquêtes de l’inspecteur Charlie Resnick. Il a collectionné les récompenses ; Cœur solitaire, premier volet de la série Resnick a été distingué par le Times comme l’un des 100 meilleurs polars du XXe siècle. Harvey a obtenu le Diamond Dagger pour l’ensemble de son œuvre, le Grand Prix du roman noir étranger à Cognac et le prix du Polar européen du Point. Le corps et l’âme conclut le cycle consacré à l’inspecteur retraité Franck Elder.


La musique du livre

Outre les titres sélectionnés ci-dessous, sont évoqués : Missy Elliot, Jamiroquaï, Jack ‘N’Chill, Ernestine Anderson, Dianne Reeves, Nat King Cole - Route 66, Chet Atkins - I’ll See You in my Dreams, Duke Ellington - A Train, Billie Holiday - What a Little Moonlight Can Do, Leonard Cohen - Tower Of Song, W.-A. Mozart - Requiem

Sarah Vaughan - Honeysuckle Rose

Bessy Smith - Taint’ Nobody’s Business if I Do

Louisa Mark - Caught You in a Lie

Velvelettes - Needle in a Haystack

Louis Armstrong & Ella Fitzgerald - Can’t We be Friends

Billie Holiday - Body and Soul


LE CORPS ET L’ÂME - John Harvey - Éditions Payots & Rivages - collection Rivages/Noir - 284 p. janvier 2021
Traduit de l’anglais par Fabienne Duvigneau

photo : Cornouailles - diego_torres pour Pixabay

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