Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
LE COUTEAU de Jo Nesbø

Chronique Livre : LE COUTEAU de Jo Nesbø sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

Harry Hole a réintégré la police criminelle d’Oslo, mais il doit se contenter des cold cases alors qu’il rêve de remettre sous les verrous Svein Finne, ce violeur en série qu’il avait arrêté il y a une dizaine d’années et qui vient d’être libéré.

Outrepassant les ordres de sa supérieure hiérarchique, Harry traque cet homme qui l’obsède. Mais un matin, après une soirée bien trop arrosée, Harry se réveille sans le moindre souvenir de la veille, les mains couvertes du sang d’un autre.

C’est le début d’une interminable descente aux enfers : il reste toujours quelque chose à perdre, même quand on croit avoir tout perdu.


L'extrait

« Harry se réveilla. Quelque chose clochait. Il savait que ça allait lui revenir, que ces quelques secondes bénies d'incertitude étaient tout ce qu'il aurait avant le coup de poing. Il ouvrit les yeux pour le regretter aussitôt. On aurait dit que le jour qui éclairait le petit salon vide à travers la fenêtre sale poursuivait sans entrave jusqu'à un point douloureux derrière ses yeux. Harry se réfugia dans l'obscurité de ses paupières et eut le temps de se dire qu'il avait rêvé. De Rakel, bien entendu. Ça avait commencé par ce rêve fait tant de fois : un matin, des années auparavant, peu après leur rencontre. Elle était couchée contre lui, la tête sur sa poitrine et il lui avait demandé si elle vérifiait si ce qu'on disait était vrai, qu'il n'avait pas de cœur. Rakel avait ri de ce rire qu'il adorait ; il était capable des pires âneries pour le provoquer. Puis elle avait levé la tête, l'avait regardé de ses yeux bruns chaleureux hérités de sa mère autrichienne, et lui avait répondu que c'était vrai, en effet, mais qu'elle allait lui donner la moitié du sien. Ce qu'elle avait fait. Le cœur de Rakel était si grand qu'il avait battu dans son corps y avait propulsé du sang, l'avait dégelé, avait refait de lui un véritable humain. Et un mari. Et un père pour Oleg, le garçon introverti et grave qu'il en était venu à aimer comme son propre fils. Harry avait été heureux, et terrifié. Il vivait dans une bienheureuse ignorance de ce qui allait se passer, mais dans la malheureuse certitude qu'il allait se passer quelque chose, qu'il n'était pas fait pour tout ce bonheur. Il était mort de peur à l'idée de perdre Rakel. Car cette moitié de cœur ne pouvait battre sans l'autre, il le savait, et Rakel aussi. Alors s'il ne pouvait pas vivre sans elle, pourquoi l'avait-il fuie en rêve cette nuit ?
Il l'ignorait, il ne se souvenait pas, mais Rakel était venue réclamer sa moitié de cœur, elle avait tendue l'oreille pour détecter les battements déjà faibles, l'avait trouvé et avait sonné à sa porte.
Et enfin, le poing qui se préparait l'avait frappé. La réalité.
Il avait perdu Rakel.
Et ce n'était pas lui qui avait fui, mais elle qui l'avait jeté dehors.
Harry haleta. Un son vrilla ses tympans et il comprit que la douleur ne se concentrait pas juste à l'arrière de ses yeux, que son cerveau entier n'était plus qu'un vaste centre de douleur. C'était ce même bruit qui avait provoqué le rêve. On sonnait à la porte. Et encore une fois, ce fâcheux espoir fidèle et imbécile pointa le bout de son nez. » (p. 20-21)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Harry Hole, tout grand et solide qu'il soit, est soluble dans l'alcool. On le sait depuis longtemps. Il s'y dissout, après une énième rechute, depuis un certain temps déjà au début de ce nouvel épisode de ses tribulations, le douzième. Le flic déglingué de génie a replongé, se noie dans la mauvaise bière et la gnôle de seconde catégorie. L'amour de sa vie l'a jeté dehors, ça pourrait éventuellement expliquer son naufrage. Oui, mais Rakel l'a viré du domicile conjugal et de sa vie, parce qu'il picolait tellement qu'il n'était pas foutu de se souvenir si, au cours d'une de ses beuveries, il avait, oui ou non, couché avec Katerine Bratt, responsable de la brigade criminelle, la nuit où celle-ci l'avait ramassé dans un état pitoyable et ramené chez elle. Tout comme le fait régulièrement Bjørn Holm, le technicien de police scientifique, son ami. Harry survit dans un appartement minable, un taudis, ne sort que pour se rendre au magasin de spiritueux ou à l'ancien bar qu'il possédait, le Jealousy. Désargenté, clochardisé, il emprunte là où il peut encore, son existence est un trou noir dans lequel il s'enfonce allègrement. Sans Rakel, plus rien ne vaut de faire un effort.

Son retour à la crime ne s'est pas fait en fanfare, Hole est affecté aux cold cases, de vieilles affaires dont il se moque éperdument. De toute façon, dans l'état où il promène sa carcasse : sale, toujours entre deux vins, balbutiant, il ne pourrait guère viser un autre poste. Et puis il a toujours ces obsessions qui lui font désobéir aux instructions ; pour l'heure, il s'agit d'un violeur en série, libéré récemment de prison : Svein Finne. Hole est persuadé qu'il récidive et est décidé à l'empêcher de continuer à sévir. Un drôle de type, ce Svein, à moitié délirant : il ne viole pas dans le seul but d'une relation sexuelle ou de dominer sa proie, il sème, il féconde la jeune femme qu'il a choisie et surveille sa grossesse, ne la supprime que si elle ose avorter ou le dénoncer. Tout à son idée fixe, dans ses rares moments de lucidité, Harry franchit un nombre incalculable de lignes jaunes afin de coincer Finne. Sa détermination ne fera que se renforcer lorsqu'il se réveillera, au sortir d'une énième cuite mémorable, allongé aux côtés du cadavre de Rakel, assassiné au couteau.

C'est à partir de ce drame que débute vraiment ce roman d'une noirceur absolue. Harry Hole va glisser peu à peu au bord de la folie, puis en franchir les limites, flirter avec les pulsions de vengeance aveugle, celles qui font perdre toute logique. La police investigue sur le crime, lui aussi. Mais à sa manière. Avec ses mauvaises manières. Et il est bientôt suspendu, sans flingue, sans insigne, réduit à débrouiller les arcanes de l'intrigue en simple civil, devant jouer seul tous les rôles d'un groupe d'enquête, sans en avoir les moyens. Noyé dans son chagrin, si puissant qu'il en oublie de boire, Hole titube entre les potentiels coupables, les alibis en béton explosant ses convictions, il fricote comme jamais avec l'arbitraire et l'aveuglement et Nesbø s'en donne à coeur joie, s'y entend à merveille pour nous égarer en compagnie de son flic en perdition. Le code de procédure ne tient plus, les preuves qu'il découvre n'auront aucune valeur devant la justice, surtout que les moyens qu'il emploie sont plus que condamnables, dès le début de ses investigations, Harry comprend qu'il devra appliquer lui même la sentence et qu'elle sera définitive.

Le cerveau saturé par la rage et le chagrin, Harry Hole ne pense plus juste, il enquête à l'envers, mise tout sur un coupable et tente de démontrer la justesse de son présupposé, quitte à tordre la réalité parfois, puis change de suspect lorsque la voie se révèle sans issue. Il possède encore des amis, Alexandra Sturdzas, la légiste, qui rêve de le mettre dans son lit, Kaja Solness, une ex-maîtresse, responsable de la sécurité d'antennes de la Croix-Rouge sur les zones de conflits, et, son vieux complice Bjørn Holm, compagnon de Katerine Bratt avec qui il vient d'avoir un enfant, mais tout est boiteux dans leurs relations, comme dans chacun des personnages de ce livre. Des gens en rupture de sens, habités par leurs drames personnels, par les stress post-traumatiques, guidés par la colère, la culpabilité ou le désespoir, jetés dans une tragédie au sein de laquelle seul un Harry Hole ayant effacé toutes les limites peut glisser parce qu'il a déjà coulé et ne songe pas à remonter à la surface.

Jo Nesbø pousse son héros au-delà de tout, loin, bien plus loin que la mort qui est encore ce qui paraît le plus souhaitable pour Hole, lancé comme une boule dans un flipper, rebondissant sans contrôle, frappé de toute part, il perd ses repères, sa logique, son intuition, reste nu et isolé face à la vérité, parce qu'il faut ne plus avoir aucun espoir pour parvenir à la découvrir, parce qu'il faudra avoir traversé tous les cauchemars et toutes les bassesses pour comprendre. Jamais il n'était allé aussi profondément dans l'abîme peuplé de monstres effroyables. Même dans Le Léopard, auquel il est fait souvent référence, lorsqu'Harry était parti se fondre dans la foule de Hong Kong, embrumer son cerveau à l'opium et confire ses neurones dans le Jim Beam.

Svein Finne sert de fil rouge aux intrigues, et il y en a beaucoup, normal avec un flic qui ne sait la plupart du temps ce qu'il a fait la veille ni avec qui il a passé la soirée. Enquêter sur soi-même, dénicher des bribes de souvenirs alcoolisés sans savoir s'ils sont ou non des images fabriquées ou des réalités factuelles, se lancer tête baissée sur un a priori, nier la raison, la cohérence, pour ne pas avoir à regarder là où il faudrait le faire, accepter de se voir aussi misérable que l'on est, voilà par où doit en passer Harry. Finne et Hole ont un compte à régler, en plus des forfaits du violeur en série, un compte personnel qui faussera en partie toute l'affaire. Quelle qu'en soit l'issue, il ne restera qu'un champ de ruines et aucun espoir.

Pas moins de six cent pages à accompagner Harry Hole dans la chute la plus vertigineuse qui soit, à tomber main dans la main avec lui vers un néant effrayant, dans une énigme dont la résolution n'entraînera, on le sait dès le départ, aucun soulagement. Rakel n'est plus, le demi-coeur qu'elle lui avait confié ne peut plus battre sans elle. Zombie parmi les ombres, Hole, même s'il respire encore, est déjà mort. Il reste Oleg, mais il est adulte désormais, policier, ou presque, lui aussi. Il reste quelques amis, peu, il reste des criminels à mettre hors d'état de nuire, mais Le Couteau, sans mauvais jeu de mots, tranche tous les fils qui retenaient encore Hole au bord du précipice.

Un polar magistral, magnifique, hors norme par l'épaisseur, la densité du personnage de Harry Hole, au-delà de la douleur, peinant à réfléchir, oubliant les bases de son métier de flic, victime potentielle de toute manipulation, Orphée pénétrant aux Enfers, sachant par avance, qu'il en ressortira seul et continuera à errer parmi les ombres. À ne pas manquer pour l'enquête tentaculaire, fiévreuse, déraisonnable, ses dizaines de rebondissements, ses certitudes qui partent une à une en fumée, remplacées par d'autres, et le dénouement, extraordinaire, impensable, inimaginable...
La traduction de Céline Romand-Monnier, comme à l'accoutumée, est superbe, et ce ne devait pas être une mince affaire de transcrire l'infinité de sentiments violents et le rythme frénétique de ce livre.

Un des meilleurs Harry Hole, énormissime, une enquête extraordinaire qui surfe sur la mort et le désespoir, un héros mis à nu comme rarement dans un roman !


Notice bio

Né à Oslo en 1960, Jo Nesbø a tout d'abord été journaliste économique avant de devenir auteur-compositeur-interprète du groupe de musique pop norvégien Di Derre très connu de 1993 à 1998. Il publie son premier roman et premier tome des aventures de Harry Hole, L'Homme Chauve-Souris en 1997 et obtient son premier grand succès en tant qu'auteur. Souvent comparé à Michael Connelly et son Harry Bosch, il est moins politiquement correct et Harry Hole dépasse souvent la ligne jaune aussi bien dans son métier que dans sa vie. Tomas Alfredson a réalisé une adaptation cinématographique du Bonhomme de Neige (Série Noire Gallimard 2008). Ont suivi Police, toujours dans La Série Noire/Gallimard, l’avant-dernier opus des aventures de Hole fut un immense succès en 2014. Tout comme Du Sang sur la Glace paru en 2015 (Série Noire), Le Fils (2015), puis Soleil de nuit (2016), toujours à la Série Noire/Gallimard, tout comme La soif, qui voit revenir Hole en 2017. Un défi, l'an dernier, une adaptation moderne de Macbeth (Série Noir), pari totalement réussi.


La musique du livre

Le couteau respire la musique, tout au long, partout, Harry Hole ne peut vivre sans, pas plus que sans Rakel, c'est elle qui a fait de son ancien bar, le Jealousy, un succès. Outre la sélection ci-dessous sont évoqués : Thom Yorke, Radiohead, Gene Clark, David Crosby, Let It Be (Flûte de pan), Bob Dylan, Propagandhi, Deep Purple – Into the Fire, Iggy Pop, Elvis Presley, Kanye West – So Appalled, Beck, Prince, Marvin Gaye, Chick Corea, King Crimson, Kraftwerk, Dolly Parton, The Rainmakers, Led Zeppelin, David Gray – White Ladder, Birds – Turn ! Turn ! Turn !, The Clash – Should I Stay or Should I Go ?, Hellacopters - Rainy Days Revisited, Ramones - Rocket tu Russia – Rockaway Beach - I Wanted Everything – Don't Come Close, Bruce Springsteen - The River - The Man Who Got Away, Danny O'Keefe - Good Time Charlie's Got the Blues, Joe Cocker – A Little Help From my Friends, Francis and the Lights – Can't Tell Me Nothing, Peter Gabreil – Carpet Crawlers, David Bowie - Suffragette City, Rickie Lee Jones/Lyle Lovett – North Dakota...

Vous avez de quoi vous faire une playlist qui vous permettra largement de lire les 602 pages du roman.

Hank Williams - Your Cheatin Heart

Hellacopters – Carry Me Home

Ramones – Road to Ruin – I Wanna Be Sedated – I Wanted Everything – Don't Come Close,

Motörhead – Killed by Death

Kendrick Lamar – To Pimp a Butterfly - Alright

The Peasall Sisters - Farther Along


LE COUTEAU – Jo Nesbø – Éditions Gallimard – collection Série Noire – 602 p. août 2019
Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier

photo : Pixabay

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