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Chronique Livre :
LE DÉSERT OU LA MER de Ahmed Tiab

Chronique Livre : LE DÉSERT OU LA MER de Ahmed Tiab sur Quatre Sans Quatre

photo : le désert près de Tamanrasset en Algérie  (Wikipédia)


Le pitch

Le commissaire Kémal Fadil, de la police d'Oran, est intrigué par des corps de migrants africains venant s'échouer sur les rivages de sa ville. À tel point qu'il va se débrouiller pour être chargé de l'enquête alors qu'elle ne relève pas de sa brigade. L'inspecteur Mahfoud à qui elle avait échu n'étant, à ses yeux, pas capable de la mener à bien. Avec son ami le médecin légiste Moss, il va tenter de remonter la filière et de comprendre comment ces pauvres jeunes sont venus de si loin pour mourir au large d'Oran.

Son enquête le mènera au cœur d'organisations criminelles qui exploitent la misère pour monnayer à prix d'or des passages clandestins, achevant de piller ce que les policiers et autres bandits rencontrés en chemin n'ont pas encore trouvé. L'Algérie est ainsi devenue une des portes vers l'Europe. Terre d'émigration devenue terre d'immigration, avec toutes les conséquences sociologiques que cela entraîne et le surgissement de nouveaux mépris. Il va donc devoir travailler en étroite collaboration avec ses collègues français, basés à Marseille, qui s'occupent des filières basées en Europe.

Kémal rencontrera également Fatou, jeune femme courageuse et déterminée, qui a été contrainte d'abandonner son Niger natal, et qui n'a d'autre choix que de continuer sa route dès le premier pas effectué. Ne jamais reculer, ne jamais renoncer. La mort rôde partout, elle fond sur qui pense pouvoir cesser d'avancer...


L'extrait

« Les doutes de Moss me semblent justifiés. Je suis absolument d'accord avec lui sur le fait que Mahfoud, tout inspecteur principal qu'il soit, n'est doué que d'un cerveau médiocre, ce qui fait de lui un imbécile heureux qui s'ignore... mais rien de plus.
Pour le reste, l'hypothèse d'un passage par l'Algérie comme nouvelle route pour faire traverser des migrants clandestins est plausible. Du moins par l'ouest, sachant que les côtes espagnoles d'Almeria sont toutes proches. Les trois malheureux seraient tombés à l'eau, et leurs corps auraient dérivé jusqu'ici. Le clodo les aurait repêchés et ce con de Mahfoud lui mettrait tout sur le dos pour classer son affaire vite fait, bien fait.
Beaucoup d'Africains échouent vivants en ville, mais seules les femmes y restent, avec les enfants. Les hommes ont d'autres ambitions : ils rejoignent l'Europe, par la Tunisie principalement. Je n'aime pas l'idée que des êtres humains viennent se noyer sur nos rivages sans que je ne puisse rien y faire.
Je décide de prendre les choses en main et appelle le patron au central pour lui rafraîchir la mémoire et tenter un chantage. Je lui rappelle que j'ai été au mariage de la fille du maire d'Oran et que rien n'a été dérobé dans sa trousse à bijoux ce soir-là, grâce à ma brigade anti-détrousseurs de trousseaux ; dès lors, en échange de mes bons et loyaux services envers la « famille royale », l'affaire des noyés de Bouisseville devra m'échoir. »


L'avis de Quatre Sans Quatre

Référence à peine voilée au fameux « la valise ou le cercueil » qui a marqué la tragique fin de la guerre coloniale en Algérie, Le Désert ou la Mer, trace la route exténuante, dangereuse, terrible que les réfugiés du Sud-Sahara doivent entreprendre pour rejoindre les rives de la Méditerranée : l'Algérie, la Tunisie, le Maroc ou, depuis peu, la Libye. Les sales pratiques des passeurs ruinent ces pauvres gens déjà endettés par les prix exorbitants réclamés pour des transports calvaires, situation aggravée par le peu d'autorités légales, corrompues, indifférentes quand elles ne sont pas complices. Il faut une chance incroyable déjà pour parvenir sur les bords de la Grande bleue où la mort liquide attend ceux qui ont échappé aux autres périls.

La question de l'exil devient même secondaire, sans objet. Le seul suspense réside presque dans ce qui va prendre sans ménagement la vie de celui ou celle qui s'élance, obligé, dans le voyage ? C'est le sens du titre, périr dans la chaleur sèche du sable saharien ou le flots qui avalent ceux que l'Afrique n'a pas digérés. Chassés de chez eux, indésirables ailleurs, étrangers partout...

C'est en fait le premier volet des aventures de Kémal Fadil qu'Ahmed Tiab livre avec ce polar. Il y raconte le périple de Fatou, et d'autres, le sort des femmes, des peuples des pays ruinés par la guerre, la corruption ou les sales manœuvres des entreprises multinationales qui pillent allègrement l'Afrique. Il y montre également une facette moins connue, moins présentée, celle du racisme dont sont victimes les réfugiés du sud du continent quand ils parviennent tant bien que mal à fouler le sol du Maghreb.

Ce polar, à travers l'enquête ardue menée par Kémal, dévoile le calvaire des réfugiés, migrants, persécutés divers, surtout les femmes, toujours première victimes des inhumanités. Les diverses étiquettes sur lesquelles s'écharpent éditorialistes et politiques européens, réfugiés politiques, économiques, du guerre, de misère, paraissent bien pathétiques et vides de sens. Ils sont tous, avant-tout, une source de revenus non négligeables pour les mafias locales, un enjeu politique de chantage, des pions qui peuvent bien mourir tant que c'est ailleurs que devant notre porte. Le Désert ou la Mer balaie l'argument avancé par l'extrême-droite européenne d'une guerre de religion, les populations subsahariennes, musulmane comme la majorité des Algériens, sont tout aussi mal perçues qu'en France ou en Italie. Ils sont, dit Ahmed Tiab, les Roms du Maghreb, ceux qui sont responsables de tout, même de ce qui n'allait pas avant leur arrivée.

« L'étranger demeure l'éternel coupable, surtout lorsqu'il est faible ou démuni. »

Sans forcer sur le tragique, Tiab nous promène du Niger au Sud de l'Algérie, au rythme heurté des migrants. Des attentions répugnantes d'un oncle libidineux aux vautours qui bordent les sentiers désertiques, des amitiés se nouent, des loyautés indéfectibles, des solidarités, qui ne suffisent souvent pas à préserver la vie, Fatou lutte, farouche, obstinée, elle se bat pour garder sa dignité et porter ses valeurs. Elle nous rappelle que ceux qui se noient sur nos rivages sont souvent des rescapés d'un périple hallucinants débuté depuis bien longtemps.

Un très très beau roman, épicé d'une enquête passionnante menée par des personnages qui ne font pas que de la figuration, ils sont là, et puissamment là. L'histoire de L'Algérie, des récents printemps arabes, de la corruption généralisée baignent ce récit. La saga de Fatou et des ses compagnons de voyage, trekking de l'horreur, est une pierre de plus en faveur de la compréhension de la condition des populations déplacées, du rejets des idées reçues, nauséabondes et fausses propagées par les professionnels de la haine.

Le Désert ou la Mer est un polar salutaire, très bien écrit, puissant. Un vrai flic algérien qui se débat avec le manque criant de moyens pour faire apparaître des vérités qui gênent les pouvoirs en place. Du noir vrai de vrai !


Notice bio

Ahmed Tiab est né à Oran (Algérie) en 1965. Il vit et enseigne aujourd'hui à Nyons en France depuis le début des années 90. Son premier roman, Le Français de Roseville est paru en début d'année déjà aux éditions de l'Aube, dans la collection L'aube noire.


La musique du livre

Une chanson, vieillotte, qui harcèle Kémal du début à la fin du roman, Méditerranée, interprétée par Tino Rossi.

Durant toute la traversée du désert entre le Niger et le sud algérien, les chauffeurs de taxi écoutent de la musique touareg passée à la sauce world musique, guitare électrique obligatoire, bien métallique si possible. Et ça dure des heures et des heures... pour l'exemple, Tuareg TinariwenAraouane.

Comme dans Le Français de Roseville, on retrouve la voix d'Oum Kalsoum, j'ai choisi un très ancien chant, Ala Baladi Elmahboub.

LE DÉSERT OU LA MER – Ahmed Tiab – Éditions de l'aube – 283 p. mai 2016

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