Chronique Livre :
LE DIRECTEUR N'AIME PAS LES CADAVRES de Rafael Menjívar Ochoa

Publié par Psycho-Pat le 11/05/2017
photo : Pixabay
Le pitch
Depuis qu’il a vu la dépouille de sa mère, le Vieux, directeur d’un grand quotidien proche du parti au pouvoir, ne supporte plus la vue des cadavres. Cadavres dont son fils est devenu, par défi et après de pseudo études de médecine, la doublure au cinéma. Le Vieux est mal en point. Il a beau tirer les ficelles, il a de gros ennuis, pris en tenaille dans la guerre implacable que se livrent les tueurs d’Ortega et du Colonel.
Et avec la folie auto-destructrice de Milady, sa deuxième femme, il risque d’affronter bientôt un cadavre de plus…
L'extrait
« Milady me détesta, c'est à dire qu'elle ne changea en rien, ni envers moi ni envers quiconque et, sans quelque regard fortuit, je ne m'en serais pas rendu compte. Je voulus lui parler du rêve, mais ça n'avait aucun sens. Même en rêve, ma mère était folle.
Je choisis la façon la plus naturelle d'aller au diable : une bourse sponsorisée par le Vieux. Quatre ou cinq ans tous frais payés, le moins de retours possibles à la maison, si possible aucun, Milady à distance et tout le monde heureux.
Pendant que je préparais ma fuite, un week-end où le Vieux était allé à son refuge, Milady coucha avec un des gardes du corps après avoir envoyé l'autre acheter quelque chose à l'autre bout de la ville. J'entendis tout depuis ma chambre parce qu'elle fit en sorte que j'entende. Le lendemain, elle demanda au chef du service d'ordre de changer le garde, sans donner d'explications.
Tu es libre, me dit-elle. Nous ne nous devons rien.
Le jour de mon départ, le Vieux arriva de bonne heure pour m'emmener à l'aéroport. Milady resta se teindre les cheveux. » (p.27-28)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Rafael Menjívar Ochoa n'écrit (n'écrivait) pas, il bouscule. Il entre, poussant en grand le battant de la porte de votre esprit, et balance ses tombereaux de cadavres, ses personnages hallucinés et la corruption généralisée qui anime tout ce petit monde. Oui, oui, les cadavres aussi sont animés, virevoltants, jamais à leurs places dans un univers où rien ne tient plus debout, ni couché. Le Mexique qu'il décrit est en effervescence, ses héros aussi, les valeurs morales n'ont aucun sens, l'ordre chronologique non plus. Comme la société qu'il décrit, le Vieux et Milady sont malades, ils sont les témoins du corps social, des excès, du jeu de dupes qu'est devenue l'information.
La grande héroïne de ce récit, c'est la mort. Celle qui nous attend tous, celle que l'on donne, la maladie qui y conduit, la mort des rêves, des illusions, des grandes envolées démocratiques... La mort, quoi, sous toutes ses formes qui vient à bout de toute étincelle de vie.
Le Vieux possède un journal proche du parti au pouvoir. Il est riche, cynique, puissant. Cynique parce qu'il fait mine que son quotidien appartient à ses ouvriers alors qu'il n'en est rien, cynique parce qu'il manipule son entourage sans aucun scrupule : la police, son pays, les politiciens qui s'en mettent plein les poches, cynique dans sa façon d'agiter son héritage comme un appât. Il vit dans une véritable forteresse tel un seigneur de guerre, entouré d'hommes en arme qui n'hésitent pas à s'en servir. Et pourtant, il n'aime pas les cadavres mais n'en est pas à une contradiction près.
C'est son fils qui raconte, celui qui avait pour profession officielle justement de jouer les morts dans les films américains lors de son séjour dans ce pays. Il se débrouille bien d'ailleurs, les acteurs détestent ces scènes qui portent malheur, lui y met une conscience professionnelle méticuleuse, il a l'art de faire le mort. Entre le fils et le père, il y a la mère folle, décédée, évidemment, et Milady, la seconde épouse, jeune et belle, avec laquelle le narrateur couche, mais il est loin d'être le seul. Il narre les assassinats suspects de policiers, le Colonel, le Chien, le Professeur, composant une brigade très très spéciale, la gangrène de la corruption, du mensonge institutionnalisé, le décès très étrange de Milady.
Ochoa renverse les codes et les règles du noir. Dans son univers fantasque, les mots, les images se télescopent et prennent de plus en plus d'énergie à chaque collision. Tout est singulier et symbolique dans ce roman, jusqu'aux clés de l'intrigue qui sont effectivement des clés et l'ultime pirouette de l'assassin. Un roman coup de poing, vite lu, long à digérer tant il comporte d'éléments de réflexion sur notre propre société, nos propres scandales de corruption ou de détournements de fonds publics, nos « assassinats » symboliques par presse interposée, tous les artifices d'un système voulant se survivre à lui-même.
Pas de doute, un texte aussi fort, parlant à toute la planète au travers d'une histoire locale, est l'oeuvre d'un grand écrivain. Le directeur n'aime pas les cadavres appartient à la Trilogie mexicaine de Rafael Menjívar Ochoa qui donnera au final cinq romans dont le fil rouge est l'anéantissement d'une brigade spéciale de la police mexicaine.
Notice bio
Né en 1959, Rafael Menjívar Ochoa a vécu en exil pendant la guerre civile au Salvador. Après avoir exercé des fonctions de journaliste, notamment au Mexique, il rentre à San Salvador, en 1999, où il crée la Maison de l’écrivain. Traduit et étudié aux États-Unis, il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont huit ont été traduits aux éditions Cénomane. Il fut également compositeur, traducteur et éditeur. Rafael Menjivar Ochoa est considéré comme l’un des très grands écrivains de sa génération en Amérique centrale. Il est décédé le 27 avril 2011 des suites d’un cancer.
La musique du livre
Jose Alfredo Jimenez - Me Equivoque Contigo
Pedro Infante - Cien Años
Manuel Mijares - Te Prometí
LE DIRECTEUR N'AIME PAS LES CADAVRES - Rafael Menjívar Ochoa – Quidam éditeur – collection Les âmes noires – 163 p. mai 2017
Traduit de l'espagnol (Salvador) par Thierry Davo