Chronique Livre :
LE JARDIN de Hye-Young Pyun

Publié par Psycho-Pat le 20/10/2019
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Ogui, paralysé après un accident de voiture ayant causé la mort de sa femme, se retrouve enfermé chez lui sous la tutelle d’une belle-mère étrange.
Cette dernière s’obstine à creuser un immense trou dans le jardin entretenu autrefois par sa fille, afin, dit-elle, de terminer ce qu’elle avait commencé.
L'extrait
« Avant son accident, le mot « infirmité » évoquait pour Ogui les anciens combattants revenus de la guerre avec un ou plusieurs membres en moins ; il povait aussi lui faire penser aux manifestations d'une tragédie causée par une combinaison chromosomique douteuse à la naissance, ou au joug de l'hérédité familiale. Ogui, lui, ne rentrait dans aucune de ces cases. Ce monde n'avait rien à voir avec lui.
Quand on pousse son lit vers une salle de soins ou d'examen, certains le regardent ostensiblement, tandis que d'autres s'efforcent de détourner les yeux. Les adultes essaient de ne pas le dévisager ou l'observent discrètement tout en feignant l'indifférence ; les enfants, eux, ne se gênent pas. Ils incitent leur mère à faire comme eux ; parfois, ils font la grimace, comme s'ils avaient peur, voire s'expriment à haute voix. « Pourquoi le monsieur il est blessé ? » « Pourquoi son visage est comme ça ? »
S'il y a bien une chose qu'Ogui déteste encore plus que l'innocence des enfants, c'est la pitié. Par exemple, quand les adultes tirent la main de leurs enfants en le grondant à voix basse : « Ça ne se dit pas ! » et en ajoutant : « Le pauvre monsieur a eu un accident. » En entendant ça, Ogui se sent bouillir.
Certains adultes semblent avoir peur de lui. Des couples se prennent par la main, d'autres s'interrompent au beau milieu d'une conversation en attendant que le lit d'Ogui soit passé. Comme si, en l'évitant, ils se protégeaient contre un accident ou une catastrophe naturelle. À moins que ce ne soit pour une autres raison, par exemple à cause de son visage défiguré, affreux à voir.
Cela fait plusieurs mois qu'il est à l'hôpital, mais il a encore du mal à accepter son état. Il lui est difficile de s'avouer qu'il n'a plus aucun contrôle sur son corps. Il n'a aucune idée de comment combler le fossé séparant son moi d'avant des on moi actuel. Il sait bien que rien ne sera plus comme avant mais il n'arrive pas à imaginer tout ce qui va changer dans sa vie, et à quel point ce changement va le transformer. » (p. 29-30)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Ogui est paralysé. Tétraplégique et défiguré. Le début du roman le montre sur son lit d'hôpital, perfusé, assisté de machines respiratoires, nourri par sondes. Malgré cet état, ce sera lui le narrateur de cette histoire diabolique qui débute comme le long combat d'un homme tentant de retrouver un semblant d'autonomie et de contrôle sur son corps.
Infirmières, médecin et kinésithérapeute lui assurent qu'en travaillant beaucoup, en y mettant du sien, en collaborant à ses soins, il recouvrera une partie de ses moyens. Son épouse n'a pas survécu à l'accident de voiture, Ogui culpabilise, c'est lui qui tenait le volant. Malgré cela, sa belle-mère ne semble pas lui tenir rigueur puisqu'elle vient le visiter. Leur entente n'était pas, c'est le moins que l'on puisse dire, formidable avant le drame, mais Ogui se dit que la vieille femme n'a plus que lui comme famille - elle est veuve -, et qu'il est tout ce qui lui reste de sa fille unique. Aussi accéde-t-il à la demande de sa belle-mère qui souhaite récupérer une bague ayant appartenu à sa fille, pour un peu, il participerait à ses longues séances de sanglots, s'il le pouvait.
Entre pratique intensive d'exercice de rééducation et passage de l'enquêteur de l'assurance posant quelques questions sur les circonstances de l'accident, questions semant le trouble chez l'infirme, la situation bouge lentement. Il commence à maîtriser son bras gauche, mais l'angoisse et la dépression ne le quittent pas. Rien d'extraordinaire, lui répond son médecin, tous les patients atteints comme lui passent pas ces stades. Il est finalement reconnu apte à rentrer chez lui...
C'est à partir de là que tout va basculer.
Ogui, cloué dans son lit, va assister, impuissant, à l'étrange comportement de sa belle-mère qui envahi peu à peu sa vie et l'isole encore plus du monde extérieur. Sans avoir une idée bien claire de ce qu'elle mijote, il va très lentement se livrer, parler de sa vie, de son épouse, de ce jardin qu'elle entretenait avec amour et dans lequel sa belle-mère semble tout déplacer, y compris les arbres, pour ce qu'il peut en voir de sa fenêtre. Pourquoi donc s'échine-t-elle à y creuser une énorme fosse ? Quelle pingrerie la pousse à renvoyer toutes les aides dont Ogui a besoin et à s'y substituer plus mal que bien ? À ne plus le nourrir et l'hydrater correctement ?
En cherchant les réponse à ces questions, Ogui va être contraint à revisiter son existence, ses zones d'ombre et éclairer le lecteur par toutes petites touches. Le Jardin est un huis-clos étouffant, une atmosphère irrespirable entre les deux personnages principaux. On va de surprise en surprise, de confessions en aveux plus ou moins clairs, mais aussi on y suit la lente dégradation des soins apportés à Ogui. Par bien des aspects, Le jardin m'a rappelé Une confession, le très beau roman noir de John Wainwright (Sonatine Éditions – 2019), cette même résignation graduelle du narrateur à admettre ses responsabilités lorsque les contradictions deviennent trop évidentes, lorsqu'il n'est plus possible de cacher la misère sous le tapis. Et, bien sûr, Stephen King, cet art de faire grimper la tension jusqu'à un final époustouflant.
Ce court roman est machiavélique, oppressant. Le suspense y joue sur deux tableaux : ce que prépare la vieille femme et ce que révèle, bribes par bribes, Ogui. Le mal a-t-il une excuse ? Une explication ? Peut-il se justifier ? Il va falloir peser tout cela uniquement à l'aune du récit de Ogui. Le jardin ressemble fort à une longue séance de torture psychologique, impitoyable, mais aussi à une lente prise de conscience par Ogui de tout ce qu'il a refoulé.
Un huis-clos à l'atmosphère irrespirable, qui se lit d'une traite, tant le suspense est intense.
Notice bio
Hye-Young Pyun est née en 1972 en Corée. Elle a fait ses débuts littéraires en 2000 en remportant le concours de nouvelles du Seoul Shinmun. Elle a ensuite publié quatre recueils de nouvelles et cinq romans, et à écrit dans le New Yorker, Harper's Magazine et Words Without Borders. Après avoir remporté plusieurs prix littéraires prestigieux en Corée (les prix Dong-in, Yi-Sang et Hyundai Munhak), Hye-Young Pyun a reçu le prix Shirley Jackson en 2017 pour la version américaine du Jardin, paru l'année précédente en Corée et devenu un best-seller.
LE JARDIN – Hye-Young Pyun – Éditions Payot & Rivages – collection Rivages/Noir – 155 p. octobre 2019
Traduit du coréen par Lim Yeong-hee avec la collaboration de Lucie Modde.
photo : Pixabay