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Chronique Livre :
LE JARDIN DU LAGERKOMMANDANT de Anton Stoltz

Chronique Livre : LE JARDIN DU LAGERKOMMANDANT de Anton Stoltz sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Automne 1943. Dans le camp d’extermination d’Auschwitz, Anna, la femme de l’Untersturmführer Hans Nebel chargé de la comptabilité et du fichier du camp d’Auschwitz, désire ardemment posséder un jardin comme celui du Lagerkommandant, agrémenté d’une serre, où pourraient être cultivés des fruits exotiques...

Le récit est mené du point de vue d’Anna. Celle-ci mène une existence plutôt tranquille et confortable dans une « villa » située à quelques kilomètres du camp d’extermination, et est tenue par son mari dans l’ignorance du fonctionnement exact de la gigantesque machine de mort en cours. Sa préoccupation principale est d’élever ses enfants et de mener une vie mondaine en compagnie d’autres femmes d’officiers SS, tout en employant à son service des détenus juifs ou fondamentalistes, dont la survie dépend du bon vouloir de la maîtresse de maison.


L’extrait

« Il m’a trouvé une Juive originaire de Chemnitz, qui sert d’interprète au bureau de l’état-major. Ce soir, Hans me l’a amenée. Elle n’a pas du tout le type sémite. Au début, j’ai été un peu sèche avec elle. Puis je lui ai expliqué posément qu’elle viendrait me coiffer tous les vendredis. Après y avoir réfléchi et en avoir touché un mot à Hans, j’ai décidé de la prendre à la maison et de l’employer également pour les tâches domestiques. J’ai besoin de quelqu’un pour l’entretien de la maison et le plus tôt sera le mieux.

Je n’ai toujours pas fait la connaissance de nos voisins. Hans m’a dit que l’un de nos voisins immédiats est un certain docteur Hans Munch. Je compte bien rendre visite à Frau Munch dès que possible, et l’inviter à partager café et gâteaux.

Ce soir, quand Hans est rentré, il était légèrement tendu. Je lui ai demandé ce qui l’agitait ainsi. Il a répondu : « le travail à la Kommandantur. Nous ne suffisons pas à la tâche. » J’ai saisi cette occasion pour lui demander ce qu’il pensait de l’idée d’engager une femme de ménage. Il a approuvé de la tête sans plus. J’ai ensuite proposé que nous prenions la Juive comme femme de chambre. Je crois qu’il n’a pas compris. Il aurait préféré une Slovaque ou un Polonaise. Il y a des Slovaques à l’état-major qui servent comme interprètes. Pourquoi pas, mais j’ai songé qu’il valait mieux ne pas avoir trop de personnel à la maison.
On perd vite la vue d’ensemble, et ce sont tout de même des étrangers. Il est préférable de les avoir à l’œil. Même si la Juive m’a fait très bonne impression. Hans a fini par céder, en ajoutant toutefois ces mots : « Pas question qu’elle touche à la cuisine. Nous engagerons quelqu’un d’autre pour la cuisine. »
J’ai demandé à Hans de la ramener le lendemain afin de la mettre à l’essai et de trouver le plus tôt possible quelqu’un de fiable pour la préparation des repas.
Les premiers soirs, avec le déménagement, nous nous sommes couchés fort tard. Il a fallu tout déballer et arranger la chambre des enfants. Le troisième soir, j’ai quand même trouvé la force de questionner Hans sur son nouveau travail. J’étais sur le point de me déshabiller et Hans de s’endormir quand je lui ai dit :
- Cette affectation à Auschwitz est une bonne chose pour nous si j’ai bien compris.
- Oui, a-t-il répondu. Pour toi, pour moi, pour les enfants. C’est ce qui pouvait nous arriver de mieux. » (p. 12-13)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Journal de l’horreur ordinaire...

« - Je trouve normal que nous puissions nous divertir, même en Pologne.
- Notre vie à Auschwitz peut être, si nous le désirons vraiment, une vie remplie de musique et de poésie. » (Anna Nebel)

Hans et Anna Nebel, accompagnés de leurs deux jeunes fils, arrivent au camp d’extermination d’Auschwitz à l’automne 1943. Bien qu’engagé dans la SS dès 1933, après un bref passage dans la SA, le premier service d’ordre du parti hitlérien, Hans n’a rien d’un sadique fanatique, et tout du bureaucrate, du fonctionnaire pointilleux, bien noté, gris, passe-partout.

Étudiant, il s’est engagé dans le « Corps » (la SS), principalement car les nazis offraient de payer ses études de droits. Ce qui ne veut pas dire que les Nebel n’adhèrent pas totalement au programme du parti de Hitler, racisme, antisémitisme, mégalomanie aryenne et tout le toutim. Pour Anna, par exemple, l’Allemagne doit apporter ses solutions au monde, rééduquer les Juifs lorsque cela est possible, convaincre leurs alliés anglo-saxons ou bolchéviques de se joindre au Reich. Hans est un homme relativdement cultivé, il a étudié la philosophie, pourtant la parfaite incohérence délirante, accusant les Juifs d’être, à la fois, banquiers et communistes, ne semble pas le gêner le moins du monde...

Les nouvelles du front de l’est sont mauvaises, la rumeur court dans la troupe. L’idée d’une possible défaite commence à se répandre même chez les plus fervents admirateurs du Führer. Ce qui n’empêche pas les convois de la mort d’affluer encore et toujours, on exécute et on brûle les corps comme si de rien n’était, mais les SS s’affairent également à la destruction des preuves, et commencent à penser à des solutions de replis.

Obscur employé de bureau, Hans ne participe pas directement à l’Holocauste. Sa tâche, dans le bâtiment de l’état-major du camp, consiste à « compter les morts », établir des fiches pour chaque interné décédé, trafiquer les raisons des décès, afin de ne pas laisser trop de traces des horreurs commises en ces lieux. Bien que redoutant le rude climat polonais, Anna, voit dans cette mutation une promotion qui va lui permettre de mener une vie mondaine bien remplie, s’imagine en organisatrice d’une suite de réceptions poétiques et musicales, auxquelles elle espère bien convier les officiers et les personnalités influentes du camp.

Logée dans une villa à quelques kilomètres du camp d’extermination, Anna a obtenu de Hans du personnel de maison prélevé parmi les prisonniers : une Jeune Juive, 17 ans, et une Témoin de Jéhovah, une Bibleforscherin, Elisabeth, travaillant du matin au soir sans jamais se plaindre. La Juive - on n’emploie jamais son prénom - déclenche la méfiance des Nebel, et se voit bien vite assignée à des tâches secondaires. La Bibleforscherin, quant à elle, excite la convoitise de toutes les amies d’Anna. Ces gens-là « ne volent pas et ne s’enfuient pas » et, surtout, sont prêts à se tuer à la tâche. Les Nebel en sont presque à se demander si le Reich n’a pas été injuste envers eux...

Peu à peu, l’humeur de Hans se dégrade, il boit trop, parle par énigmes, de moins en moins obscures, à son épouse qui, officiellement, ne sait rien de ce qui se passe derrière les barbelés, et ne souhaite surtout pas remettre en question la confortable version officielle de la générosité allemande envers ces peuplades à rééduquer. Rien ne peut la sortir de son déni. Tout au plus se plaint-elle, à l’instar des autres femmes de gradés, de l’abominable odeur des fumées s’échappant des cheminées du camp, sans deviner (?) ce que l’on peut bien brûler en si grande quantité pour polluer ainsi à des kilomètres à la ronde. Anna, narratrice d’un bout à l’autre, explique pourtant qu’elle a habité non loin du grand crématorium de Berlin, et qu’il n’y a qu’à cet endroit que des effluves identiques flottaient dans l’air, mais qu’elles étaient toutefois moins incommodantes. Mais non, elle se refuse à faire le lien, veut penser que les détenus sont là afin d’être bientôt aptes à aider le Reich à faire de l’est de l’Europe un vaste potager...

Certes Anna entend évoquer les épidémies - dysenterie, typhus - qui se succèdent parmi les déportés, rongés par la vermine, les accidents du travail dans les usines qui les emploient, rien n’est parfait, les temps sont durs, se dit-elle... Mais sa grande préoccupation restera de réussir ses soirées et de créer un jardin avec une serre, d’y faire pousser des fruits tropicaux, le commandant du camp possède bien une roseraie, elle espère faire mieux encore. Peu lui importe le gel terrible, la terre dure comme du béton, Anna exige que Hans lui vienne en aide, elle veut des graines, des outils, du charbon pour chauffer la serre. Un détenu juif est détaché à son service pour s’occuper de ce caprice jardinier. Un nommé Kreitz, qui a la particularité d’avoir été le témoin de Hans à leur mariage...

La force de ce roman, superbement écrit, tient en partie dans l’évidente dualité de ce couple : la superficialité de cette femme, aveugle volontaire, s’obstinant à mettre sur pied lectures de poésie et musique de chambre au milieu de la pire horreur jamais imaginée par l’humanité, face aux tourments philosophico-narcissique de son mari. En partie également par la fantastique faculté de cette femme à se voiler la face, à inventer mille détours afin de ne pas réfléchir réellement à ce dont elle est témoin et son mari complice. Hans, de ce point de vue, n’est pas plus honnête.

Jour après jour Anna, nous explique ses menus tracas quotidiens, le trivial, ses petits espoirs mesquins, puis, le soir venu, le retour de Hans, de plus en plus sombre, de plus en plus imbibé de schnaps et de ruminations, leurs scènes de ménage qui gagnent en violence et en âpreté, les insomnies de Hans, qu’on en viendrait presque à plaindre.

Anna, c’est la formidable hypocrisie de celle qui ne veut pas admettre ce qu'elle sait, qui regarde son mari se noyer sans sourciller, parce que rien ne doit être dit sous peine de couler avec lui. Non, Anna ne comprend pas pourquoi l’air est irrespirable, non, elle ne sait pas ce que devient la Juive qu’elle a renvoyée au camp pour chapardage, elle ignore tout, elle est là pour élever correctement ses enfants et civiliser ces Juifs polonais afin qu’ils apprennent enfin à cultiver la terre pour nourrir le Reich de mille ans promis par les nazis.

Anton Stolz joue à merveille de la pathétique légèreté d’Anna, juxtapose ses minuscules et pathétiques problèmes d’intendance de ménagère oisive et pédante, la futilité de ses ambitions, aux errements de Hans, à son état psychologique qui se dégrade de jour en jour, jusqu’à devenir violent, lui qui n’a jamais frappé personne. Rarement une famille n’a aussi bien porté son nom - Nebel signifie brouillard en allemand -, et, effectivement, rien n’est clair dans cette villa campagnarde...

Le Jardin du Lagerkommandant est un texte essentiel, à lire et faire lire, il déconstruit l’image du monstre qui porterait sur sa face les traces de ses tares. Hans, ce pourrait être votre voisin, votre cousin, Anna, vous l’avez peut-être croisée dans la rue ce matin. Il faut le dire et le répéter, inlassablement, comme le fait Anton Stoltz, les génocidaires, les fascistes les plus sanguinaires ont, pour la plupart, le visage le plus commun qui soit. Loin d’un manichéisme de bazar, l’auteur expose toute la complexité de ces êtres, sans les exonérer, loin de là, des abominations dont ils se rendent complices.

Un roman puissant, riche, tragique, à l’atmosphère étouffante, servi par une superbe écriture, racontant la banalité apparente de l’existence de la famille d’un officier SS affecté à Auschwitz. Un grand texte.


Notice bio

Anton Stoltz est un écrivain canadien né à Sherbrooke. Après des études en histoire et en économie, il a passé un certain nombre d’années à l’étranger, où il a travaillé à titre de traducteur au sein de diverses entreprises et organisations. Le Jardin du Lagerkommandant est son premier roman.


La musique du livre

Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués : Richard Wagner, W. A. Mozart, Ludvig van Beethoven, Frédéric Chopin, Puccini, Verdi

Jean-Sébastien Bach - Concerto Brandebourgeois n° 5 en ré Majeur BWV 1050 (Le Stagioni)

Anton Bruckner - Locus Iste - Stanford Chamber Chorale

Robert Schumann - Träumerei, "Kinderszenen" No. 7 - Vladimir Horowitz


LE JARDIN DU LAGERKOMMANDANT - Anton Stoltz - Éditions Maurice Nadeau - 191 p. octobre 2020

photo : John Ondreasz pour Visual Hunt

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