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Chronique Livre :
LE MONARQUE DES OMBRES de Javier Cercas

Chronique Livre : LE MONARQUE DES OMBRES de Javier Cercas sur Quatre Sans Quatre

L’auteur

Javier Cercas est un écrivain espagnol, né en 1962 à Caceres, également chroniqueur pour le quotidien El Pais. Il a écrit des romans, des recueils de chroniques et des récits. Actes Sud a publié, entre autres, L'Imposteur en 2015.

Il publie aussi des articles dans l'édition catalane et le supplément dominical du journal El Pais.
Il remporte le Prix Méditerranée étranger en 2014 pour son cinquième roman, Les lois de la frontière.


Très brièvement

Le roman comme une sorte de boucle temporelle et géographique en trois dimensions, chercher à s’enfoncer profondément dans la matière du passé qui serait quelque chose de dense et de mystérieux, s’efforcer de réveiller la mémoire des gens, s’essayer à l’impossible tri entre l’affabulation, le faux souvenir, l’erreur, le ouï-dire, l’écho faussé de paroles maintes fois entendues et pourtant pas exactes… Même les archives se trompent, alors que dire du reste !

Convoquer la mémoire de Manuel, c’est tenter de convoquer des ombres, des fantômes. Cercas se réfère souvent à Achille, parce qu’il est mort en guerrier de cette kalos thanatos qui rachète par la gloire qu’elle procure le fait de devoir désormais séjourner parmi les morts, comme Manuel Menta, son oncle mort des suites des blessures reçues au feu, pendant la guerre d’Espagne. Mais pas côté Républicains, côté phalangistes.


Un extrait

« Son oncle Manolo, c’était Manuel Mena. Ce soir-là, nous reparlâmes de lui, et les week-ends suivants il constitua pour ainsi dire notre seul et unique sujet de conversation. Aussi loin que remonte ma mémoire, j’entendais ma mère parler de Manuel Mena, mais c’est seulement au cours de ces journées-là que je compris deux choses. D’abord, que Manuel Mena avait été pour elle bien plus qu’un oncle paternel. Elle m’apprit par la suite qu’enfants, tous deux avaient vécu chez sa grand-mère, à quelques mètres seulement de chez ses parents, qui l’avaient envoyée là-bas parce que leurs deux premières filles avaient succombé à une méningite et qu’ils craignaient à juste titre que leur troisième fille ne contracte la même maladie. Apparemment, ma mère avait été très heureuse chez sa grand-mère la veuve Carolina, dans cette maison remplie de monde, en compagnie de son cousin Alejandro et gâtée par une armée bouillonnante d’oncles célibataires. Personne ne la gâtait autant que Manuel Mena et, aux yeux de ma mère, personne ne lui arrivait à la cheville : il était le plus jeune, le plus joyeux, le plus dynamique, celui qui lui,apportait toujours des cadeaux, celui qui la faisait le plus rire et qui jouait le plus avec elle. Elle l’appelait l’oncle Manolo ; lui l’appelait Blanquita. Ma mère l’adorait et sa mort fut un coup terrible pour elle. Je n’ai jamais vu ma mère pleurer ; jamais, pas même au cours des deux ans de sa dépression, ou quand mon père est décédé. Ma mère ne pleure pas, tout simplement. Mes sœurs et moi avons beaucoup spéculé sur les raisons de cette anomalie puis, lors d’une de ces soirées postérieures à son accident, alors qu’elle me racontait pour la énième fois l’arrivée du corps de Manuel Mena au village et se souvenait d’avoir passé des heures à pleurer, je crus en avoir trouvé l’explication : l’idée me vint qur nous disposons tous d’une quantité limitée de larmes, que ce jour-là elle avait épuisé la sienne et qu’il ne lui restait depuis plus de larmes à verser. En résumé, Manuel Mena n’était pas seulement l’oncle paternel de ma mère : il était son frère aîné ; il était aussi son premier mort. 
La seconde chose que je compris durant ces jours-là était encore plus importante que la première. Enfant, je ne m’explqiauis pas pourquoi ma mère me parlait autant de Manuel Mena ; adolescent, je pensais, secrètement honteux et horrifié, que c’était parce que Manuel Mena avait été franquiste, ou du moins phalangiste, et que pendant le franquisme ma famille avait été franquiste, ou du moins avait-elle toléré le franquisme avec cette même mansuétude dénuée de tout sens critique dont faisait preuve la majorité des Espagnols ; adulte, je compris que cette explication était banale ùais c’est seulement lotrs de ces conversations nocturnes avec ma mère convalescente que je réussis à déchiffrer la nature exacte de sa banalité. Je compris alors que la mort de Manuel Mena avait marqué au fer rouge l’imagination de me mère comme s’il s’agissait de ce que les anciens Grecs appelaient kalos thanatos, une belle mort. » » (p. 19, 20 et 21)


Et ce que j’en dis

« L’histoire est écrite par les vainqueurs »

Plusieurs sujets de honte nimbent le souvenir de Manuel, qui poussent Javier Cercas à hésiter à écrire ce livre : évidemment le fait que sa famille ait été résolument franquiste, voire phalangiste comme Manuel et qu’elle ait contribué, par sa position patricienne dans le tout petit village d’Ibahernando, à apporter tout son soutien y compris dans les heures les plus noires, à Franco. Coupable par procuration, en quelque sorte, coupable par généalogie, par hérédité.

« Le peuple tisse les légendes. Les littérateurs affabulent. Seule la mort est indéniable. »

Oscillant entre désir de comprendre ce qui a poussé Manuel, si jeune, à peine 18 ans, à s’engager ainsi, épousant la mauvaise cause jusqu’à en mourir, et le sentiment que ce serait une erreur de s’engager dans ce chemin-là, car qui sait ce qu’on peut y trouver… Cercas hésite, s’informe quand même, déroule son enquête, va à Ibahernando interroger les anciens qui peuvent peut-être lui apporter des précisions. Tout un chemin d’historien qui questionne les archives et ausculte la mémoire des gens et des lieux, en même temps qu’un chemin filial car celle qui, enfant, a aimé son oncle Manuel et qui perpétue encore sa mémoire, emplissant son imagination de ses souvenirs du jeune homme, fillette au visage ridé, c’est la propre mère de Javier : Blanca. Écrire ce livre c’est à la fois une façon de lui faire un cadeau - trouver pour elle tout ce que l’on peut savoir, déduire, deviner, comprendre de Manuel, manière de le faire vivre à jamais – mais aussi, peut-être, de faire du mal en déboulonnant l’icône, qui sait.

«...la Phalange était un parti qui, avec sa vocation antisystème, son prestige exaltant de nouveauté absolue, son irrésistible aura de semi-clandestinité, son refus de la distinction traditionnelle entre droite et gauche, sa proposition d’une synthèse qui dépasserait les deux, son impeccable chaos idéologique, son pari simultané et impossible sur le nationalisme patriotique et la révolution égalitaire et sa démagogie captivante, semblait être fait sur mesure pour séduire un étudiant fraîchement sorti de son village qui, à seize ans à peine, rêverait à l’occasion de ce moment historique décisif d’assener un coup brutal et libérateur à la peur et à la pauvreté qui tourmenteraient sa famille, et à la faim , l’humiliation et l’injustice qu’il voyait quotidiennement dans les rues de son enfance et de son adolescence, et cela sans compromettre l’ordre social... »

Alors que Javier, sa femme et sa mère visitent la maison qui a servi d’hôpital de fortune pour les officiers et où Manuel, blessé au ventre, est mort sans que le chirurgien ait eu le temps de l’opérer, si tant est que cette opération ait pu lui sauver la vie, au terme d’une longue enquête qui a réconcilié l’auteur avec l’idée d’écrire ce livre et avec son grand oncle, il annonce à sa mère avoir pris sa décision :

« - Je ne comprends pas pourquoi tu n’as toujours pas écrit ce livre.
Je me tournai pour la regarder ; elle me renvoya un regard neutre.
- Tu es écrivain, non ?
- Et si tu n’aimes pas ce que tu lis ?
Elle répondit à ma question par une autre question :
- Depuis quand tu écris tes livres pour que je les aime ?
J’aperçus une lueur d’ironie dans ses yeux.
- A la bonne heure. »

Pour bien faire, Javier Cercas comprend qu’il va lui falloir se dédoubler : l’enquêteur, l’historien, sans passion ni flamme, méthodique, qui tente de démêler les fils ténus doit accompagner de son regard précis l’écrivain qui va, comme un sculpteur donne la vie à un bloc de matière informe, faire revivre l’être si jeune qui mourut, pour une cause injuste, débarrassé de ses illusions, ayant choisi le camp des infâmes qui finirait par perdre. Il était tout à la fois ce jeune garçon drôle et tendre, ce phalangiste fiévreux et passionné, ce jeune homme déjà blessé deux fois, désabusé, mais s’offrant au sacrifice pour en épargner son frère qui, sinon, devrait aller au front.

Tout au long du roman, les deux Cercas s’interpellent et se répondent, le travail patient de l’historien et celui de l’écrivain se superposant imparfaitement pour créer – l’illusion ?- de la vie.

Manuel Menta, ainsi qu’un vestige qu’on remonterait du fond des océans et qui, par son apparition progressive, abolirait à la fois la distance temporelle mais aussi la frontière entre les fantômes et les vivants, prend corps au fur et à mesure que les témoignages se chevauchent et s’infirment, que les quelques détails glanés à grand peine précisent le contour des circonstances et de la pensée du jeune homme. Toutes les facettes cohabitent, il suffit de tourner l’objet de manière à en trouver, par l’angle du regard, la cohérence. Le héros national contient le phalangiste engagé dans un combat qu’il estime juste contre les Républicains et le jeune garçon souriant et affable qui joue avec son neveu et sa nièce.

Dans cette maison maintenant abandonnée, splendide, dernier refuge des blessés victimes d’une guerre sans gloire, ultime étape du long voyage, tel un Ulysse avançant au Royaume des Morts, abondent les ombres et écrire l’histoire d’une d’entre elles devient une nécessité, une évidence, presqu’un acte de justice pour Cercas et le moyen tout naturel de prendre sa place dans la lignée familiale.

Encore une fois, Cercas nous entraîne dans une enquête qui mêle les témoignages, les voyages, les documents officiels et les élans tortueux du coeur et de l’esprit qui rythment le travail de l’écrivain avec cette question qui ne trouve sa réponse qu’à la fin du livre : doit-il ou non écrire ce livre ?

Parallèlement au destin tragique de Manuel Menta, c’est l’histoire de l’Espagne qui est en jeu dans ce roman. Au travers de l’histoire de ce tout petit village d’Ibahernando, comment les franquistes y ont pris le pouvoir, comment des exécutions sommaires y ont pris place, comment on a fait de Manuel un héros, une figure tragique du sacrifice pour la patrie, occultant les aspects plus discordants de sa courte existence. Le héros se doit d’être tout d’une pièce, pas de place pour le flou ou le complexe. Tout le monde se souvient de la mort héroïque d’Achille mais oublie que, plus tard, quand Ulysse le rencontre parmi les ombres, il n’exprime que des regrets de la vie, quelle qu’elle puisse être, même celle d’un misérable serf…

Accompagné des paroles d’autres d’écrivains, Homère, mais aussi Dino Buzzati pour cette histoire d’un guerrier qui ne verra jamais la guerre, et Danilo Kis qui raconte, dans une nouvelle, comment un jeune noble va à la mort avec le courage de celui qui pense y échapper, les pas de Javier Cercas le mènent à frapper à toutes les portes des témoins qui n’ont pas envie de parler de ce temps-là, un temps maudit qui pèse encore très lourd. En filigrane, les profondes divisions dans la société espagnole, entre les différentes communautés qui composent l’Espagne et qui peinent parfois à se comprendre, comme la mère de Cercas qui, en quittant son village d’Estrémadure, quitte aussi et sa langue et son statut privilégié de patricienne.

Pas de destin national, donc, pas d’unité : au moment du coup d’état, les habitants d’Ibahernando enrichis, anciens paysans, ont préféré soutenir les franquistes pour renforcer ce qu’ils croient être leurs privilèges, élite ridicule incapable de comprendre que c’était la République qui les avait libérés et que c’était elle qu’il fallait défendre, quitte à s’entredéchirer. La lecture du passé alimente celle d’aujourd’hui…


LE MONARQUE DES OMBRES - Javier Cercas – Éditions Actes Sud - 320 p. 29 août 2018
Traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujičić avec la collaboration de Karine Louesdon

photo : Barricade à Barcelone 1936 - Wikipédia

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