Chronique Livre :
LE NATURALISTE de Alissa York

Publié par Psycho-Pat le 08/09/2016
photo : crocodiles de l'Orénoque (Wikipédia)
Le pitch
Philadelphie : Iris Ash est une femme de caractère. Elle vient de perdre son mari, Walter, naturaliste amateur mais éclairé. Elle décide tout de même de poursuivre le rêve de ce dernier, une remontée du Rio Negro et de l'Amazone. Une véritable gageure et une expédition très risquée en cette année 1867. Accompagnée du fils de son défunt mari, Paul, issu d'une précédente union avec une indienne, et d'une jeune dame de compagnie, Rachel, la belle et déterminée veuve embarque pour l'Amérique du Sud.
La petite troupe devra faire escale dans des villages indiens peu connus, affronter les insectes, les animaux sauvages et l'inconfort de la forêt tropicale la plus dense du monde. Malgré les robes encombrantes, les bonnes manières apprises en Angleterre - qui n'ont plus cours ici -, les difficultés à se faire comprendre, les deux femmes et le jeune homme vont progresser dans l'épaisse végétation et les cours périlleux de fleuves peu explorés encore.
Au fil des jours, des rencontres et de l'eau, Iris et Rachel vont sentir le vent d'une liberté qui leur a toujours été inaccessible et se débarrasser de leurs corsets, au sens propre comme au figuré. Cette expédition va se révéler être un parcours initiatique pour les deux jeunes femmes qui découvrent autant la nature qui les environne que leurs propre personnalité et désirs. Quant à Paul, il va traverser dans la douleur son retour dans sa famille d'origine et aura besoin d'un long temps d'adaptation.
Chaque protagoniste sortira de l'aventure totalement transformé, rien ne pourra plus jamais être comme avant. La forêt et le fleuve nettoient des scories de la société pour ramener à l'être profond.
L'extrait
« Paul croisa le regard de son père. Peu importaient les marques – évoquant le sol de la forêt plutôt que les eaux peu profondes – la largeur est révélatrice. Les anacondas étaient des bêtes au corps épais, les serpents les plus lourds du monde. La peau étalée sur le tapis poussiéreux était celle d'un tueur plus mince, un de ceux qui préféraient le venin faisant fondre les chairs à la force brutale de l'étouffement.
Walter devait se montrer prudent ; un collectionneur humilié était moins susceptible d'acheter. « La longueur fait penser à un constrictor, en effet. Ce que nous avons ici est toutefois un Lachesis mutus, le maître de la brousse. Le plus grand crotale connu.. » Il passa un doigt sur l'arête centrale de la peau. « La crête dorsale est caractéristique... » commença-t-il, mais Quint n'écoutait pas.
Vraiment ?
- Extrêmement. Un serpent de cette taille peut terrasser un tapir adulte en quelques minutes. Les crochets pivotent vers l'avant... » Walter fit la démonstration avec l'index et le petit doigt, un coup rapide de la main. »
L'avis de Quatre Sans Quatre
La lenteur du fleuve ponctuée de la férocité de la jungle, ainsi se déroule ce récit. Iris et Rachel ne sont pas de ces femmes-clichés trop souvent vus à s'émouvoir du moindre insecte, réclamant les sels et tombant en pâmoison. Elles sont fortes, décidées, enthousiastes et intelligentes. Walter n'a pas pu mener à bien son rêve, elles le feront pour lui ! Alissa York prend à contre-pied les fadaises tant répandues sur les femmes du XIXème siècle, les frêles petits êtres maladifs que le mâle doit protéger de toute sa suffisance. Foin de tout cela ici ! Iris contre tous les conseils mènera l'expédition en mémoire de Walter, Rachel suivra ravie et Paul les accompagnera pour remonter le cours de ses origines maternelles.
Les reptiles n'ont aucun secret pour eux, Walter les a amplement formés et sa bibliothèque regorgeait d'illustrations précises. Iris est une dessinatrice de talent, elle sait saisir d'un trait de fusain la courbe d'un serpent ou la grâce d'une battement d'aile. Elle fixe le voyage, pas comme une photographe, une part de création n'est pas absente dans ses oeuvres. Walter voulait l'image exacte mais il n'est plus là pour la réprimander de ses libertés artistiques. Là, dans la touffeur des journée tropicales, sous la canopée bruyante, les repères ont sauté, les deux femmes doivent s'adapter et inventer d'autres convenances, d'autres comportements.
C'est dans ce milieu hostile que leur intelligence et leur détermination feront merveille. Aidés d'anciens amis de Walter, accompagnés du journal d'une précédente expédition du naturaliste, les trois voyageurs vont suivre le cours du Rio Negro comme on remonte le fil de sa vie. Iris va s'épanouir, Rachel, le petite bigote, trouvera une nouvelle famille, un nouveau cocon, et Paul, sa véritable famille maternelle. Ils vont tous être transfigurés par les épreuves.
En plus des héros, le lecteur fait connaissance avec les amis du défunt, des blancs expérimentés qui habitent les rives du fleuve, l'explique. Ils ont accompagné le naturaliste lors de ses précédents voyages. Walter existe encore à travers eux et leurs anecdotes, ils servent de traits d'union pour Iris, elle peut avancer puisque, grâce à eux, son mari est presque là. Les indiens qui les guident, connaissent les itinéraires, savent survivre dans l'hostilité de la jungle, se nourrir, capturer les spécimens, distinguent ce qui est dangereux et ce qui ne l'est pas. Ils sont discrets mais indispensables. Chaque protagoniste est pensé, décrit, jaugé à sa valeur dans un lieu où les erreurs se paient cash.
Le lecteur assiste peu à peu à la transformation des aventuriers. Paul retrouve, malgré lui ou presque, ses racines, Iris et Rachel perdent, de rivages en clairières, les oripeaux de la vie prétendument civilisée qui les empêtraient et bridaient leur liberté de mouvements. Ce n'est pas une révolution, loin de là, c'est une mue, un changement tout d'abord purement pragmatique qui s'avère finalement libérateur. Les traits vifs s'estompent, la silhouette est à la fois la même et déjà une autre.
Alissa York dessine ce qu'elle écrit, elle croque la scène, y inclut le décor, les animaux, omniprésents, et insère ses personnages comme s'ils étaient le résultat de tout ce qui les entoure. Le rythme est lent, les phrases suivent l'avancée du bateau ou les pénibles marches en forêt. Parsemé de portugais ou de langues locales, l'écriture place le lecteur dans la peau des voyageurs qui ne comprennent pas plus que lui les populations rencontrées. L'auteur nous fait partager le périple, elle fait de celui ou celle qui ouvre son livre, un naturaliste en herbe découvrant avec ses personnages les merveilles de l'Amazonie, les dangers et les caprices d'une nature dans toute sa vérité.
Le Naturaliste est une toile qui s'anime, un Douanier Rousseau dont les personnages se meuvent péniblement dans les lianes et les ronces, tentant maladroitement d'éviter les serpents ou de les capturer. Son lecteur assiste à une suite ininterrompue de métamorphoses subtiles, de celles qui changent profondément l'être. Comme Iris, laissez-vous tenter par le voyage, vous en reviendrez différent !
Notice bio
Alissa York naît en Alberta, de parents immigrés d'Australie. Elle étudie la littérature anglaise à Toronto et Montréal. Plus tard, elle sillonne le Canada avec son mari. Elle se consacre aujourd'hui à l'écriture et vît à Toronto. Son œuvre est marquée par un attachement fort et singulier aux animaux et à la nature.
LE NATURALISTE – Alissa York – Liana Levi – 313 p. septembre 2016
Traduit de l'anglais (Canada) par Florence Lévy-Paoloni