Chronique Livre :
LE PAYS DU COMMANDEUR de Ali Al-Muqri

Publié par Psycho-Pat le 03/03/2020
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Au pays du Commandeur, nul ne peut ignorer qui est le maître : son image est partout, les lieux publics portent son nom, des livres sont écrits à sa gloire.
Au pays du Commandeur, tout le monde lui est redevable, chacun chante ses louanges, dans sa cuisine ou en public, mais sur les toits-terrasses des maisons il se raconte de drôles d’histoires.
Au pays du Commandeur, on se méfie de l’aveugle au coin de la rue, de sa secrétaire, de son voisin, de son conjoint. Tiraillé par des sentiments contradictoires, un écrivain venu d’un État voisin de l’Irassybie observe.
Quelqu’un soufflera-t-il un jour sur les braises de la révolte ?
L'extrait
« Ce jour-là, le Commandeur ne fit aucune allusion à la mission qui m'avait amené jusque dans son pays. J'en éprouvai un certain soulagement, me disant que ma contribution à l'écriture de sa biographie était considérée comme un secret même vis-à-vis de ces gens qui visiblement appartenaient à son entourage proche. Seuls étaient dans la confidence Mohammadein et les membres de la Commission, ainsi que sa fille Chaimaa.
Mais à bien y réfléchir, son discours, lui, n'était pas sans rapport avec l'objectif de ma venue. Il avait passé plus de trois heures à dérouler certains aspects de sa vie et de ses accomplissements dans ce qu'il appelait la « Grande Issarybie », sans oublier son rapport décisif pour doter l'humanité d'une pensée capable de résoudre les plus grands problèmes mondiaux.
Les membres de l'assistance acquiesçaient avec admiration à tout ce qu'il disait, toutefois comme ils se contentaient de hocher la tête sans émettre le moindre son et qu'il avait le regard perpétuellement braqué vers les hauteurs, il ne pouvait le savoir. Mais après tout, était-on bien sûr qu'il ne le voyait pas ? Peut-être son regard se diffractait-il au plafond de sorte qu'il les voyait par ricochet ? C'est en tout cas ce que je me dis, et pour cette raison, j’entrepris de les imiter, hochant la tête pour exprimer à la fois mon étonnement et mon admiration. Sans doute redoutais-je que son regard surplombant ne me surprenne en flagrant délit d’abstention de hochement de tête, auquel cas il me priverait illico de travail et de rétribution.
Mohammadein, qui lui aussi hochait la tête en signe d'assentiment à chaque phrase entendue, ne manquait pas de me fixer au même moment comme pour m'inciter à l'imiter. Mon souci était écartelé entre l'effort de concentration pour capter les paroles du Commandeur et le souci de bien hocher la tête en rythme.
Au début la manœuvre m'avait un peu perturbé, et mes mouvements étaient beaucoup trop saccadés, mais je ne tardai pas à maîtriser mes ardeurs et à bouger de manière beaucoup plus mesurée afin de montrer à quel point j'appréciais ce que j'entendais, laissant les paroles du Commandeur pénétrer en moi lentement pour mieux m'en imprégner.
De temps en temps, sans cesser de hocher la tête avec déférence, je repensais à Samah et à ses souffrances, et aussi à sa manière de pester contre le monde et de maudire le jour où nous nous étions connus quand elle était en colère. Ma distraction ne prit fin qu'au moment où les applaudissements de la salle retentirent, je sus alors qu'il en avait fini de son long discours. » (p. 28-29)
L'avis de Quatre Sans Quatre
L'homme a quitté son pauvre logement du Caire pour répondre à l'invitation d'un dictateur dans un somptueux palais. Laissant derrière lui les « printemps arabes » et leur lot d'espoirs et de désillusions, il veut penser à son oeuvre, à son épouse, à survivre. Il est poète et ne tire pratiquement aucun revenu de son œuvre.
L'argent, voilà ce qui a amené l'écrivain en Irassybie. Il est couvert de dettes, contractées par son épouse pour subvenir aux besoins du ménage. De plus, celle-ci est gravement malade et son état nécessite un traitement fort coûteux. Sa mission achevée, il pourra la soigner et rembourser ce qu'il doit, du moins le croit-il, ou veut-il le croire. Alors, même s'il penche plutôt, selon ses dires, à gauche, vers le bien commun et la démocratie, il a accepté de devenir biographe du Commandeur, le tyran local. Hagiographe serait plus exact, tant son texte magnifie le dictateur sanguinaire dont il est censé retracer la vie.
Exilé loin de chez lui, l'auteur se plie aux exigences du palais, une idolâtrie sans borne pour ce Commandeur qui n'hésite pas à se confondre avec Dieu lui-même, ce qui pose quelques problèmes de syntaxe à l'écrivain et sa commission d'assistants. C'est à qui saura se montrer le plus flagorneur. Le dictateur adore que l'on vante ses immenses qualités, sa clairvoyance et sa toute-puissance, malheur à celui ou celle qui ose douter ou ne répond pas assez vite, c'est l'exécution ou la déportation à L'île des Morts immédiate. La déportation étant un supplice bien plus inhumain que la peine capitale.
Comme si son travail d'écriture à haut risque ne suffisait pas, voilà que la fille du tyran, Chaimaa, le poursuit à chaque instant avec le désir de se marier avec lui. Elle souffre de solitude et la religion permet de prendre une seconde épouse si la situation l'exige. Ne pas céder à ce caprice pourrait être dangereux, aussi l'écrivain ne proteste-t-il que fort peu et finit par accepter. De lâchetés en compromissions, il va d'ailleurs capituler sur tout, rivalisant de flatteries envers le Commandeur avec les plus vils de ses courtisans. Il parvient même à devenir un interlocuteur privilégié du despote qui le paie en monnaie locale, dont le cours doit être indexé sur celui de la monnaie de singe... Et oublier peu à peu Samah, son épouse du Caire.
« Là-dessus, il m'expliqua que le Commandeur n'était touché par aucune inspiration qui l'aurait potentiellement guidé dans l'expression de sa pensée. Non, c'était exactement l'inverse : c'est lui qui était la source de cette inspiration, lui qui la diffusait à l'humanité tout entière pour l'aider à résoudre ses interrogations dans l'ici-bas et l'au-delà. »
Les rêves ne durent jamais bien longtemps, voilà que la contestation gagne le pays, le tyran pourrait être renversé, l'écrivain - et ses versets dithyrambiques - pourrait apparaître comme un allié du régime. Pire, Chaimaa, pourtant opposante avérée à son père, doit se cacher, et il est son mari...
Le pays du Commandeur est une fable, cruelle, acide, pointant bien des compromissions et des servilités habituelles dans l'entourage des tyrans. Bien vite, on se rend compte que l'écrivain n'est pas qu'une victime, que ses faces sombres d'individualiste égocentrique, avide de reconnaissance, de pouvoir, sont bien plus importantes qu'il ne le confesse, et que son comportement a à voir, toute proportions gardées, avec celui du despote. Il est lâche, veule, cupide, mais habille le tout de jolies phrases.
« Était-ce lui qui était méprisable, ou bien moi qui l'étais devenu, moi le romancier cultivé, adversaire proclamé de toutes les formes de tyrannie ? »
Le Commandeur d'Ali Al-Muqri est si caricatural qu'il en devient drôle, malgré ses crimes, tout comme le troupeau d'apologistes qui l'entoure. C'est à qui trouvera le compliment le plus extravagant, le superlatif le plus absolu. La révolution passée, ce sera à qui trouvera la condamnation la plus sévère du régime précédent, à qui dénoncera le plus rapidement les complices du dictateur...
Grotesque, absurde, ubuesque sont les mots qui viennent en lisant les descriptions de la vie à la cour, juste avant le frisson en songeant que l'auteur est yéménite et aux souffrances de ce peuple ravagé par la terrible guerre oubliée qui tue des milliers de civils chaque semaine. En pensant à la coalition menée par l'Arabie Saoudite qui affronte les partisans houthis chiites, armés par l'Iran. Soudain le Commandeur d'opérette prend une dimension bien plus dramatique et, sous le comique réel de certaines scènes, pointe le désespoir de l'homme qui voit son pays et ses concitoyens disparaître sous les bombes de deux régimes dictatoriaux.
Sous ses airs de ne pas y toucher, ce roman passe en revue bien des sujets brûlants du Moyen-Orient, de ceux qui ont motivés les peuples à se soulever. Que ce soit l'autocratie, le népotisme, la censure, rien n'échappe à Ali Al-Muqri, pas plus que la polygamie ou la frustration sexuelle, la condition des femmes. Fable donc, certes, mais livre politique, au sens noble du terme, avec un écrivain, peu sympathique, transformé en Candide au palais d'un tyran comme il y en a trop.
Un conte des milles et une compromissions nécessaires au pouvoir d'un tyran, à la fois drôle et cruel et d'une terrible lucidité.
Notice bio
Ali Al-Muqri est né et a vécu au Yémen où il était collaborateur régulier de journaux progressistes. Il est l’auteur de plusieurs romans, dont Le Beau Juif et Femme interdite. Lors de sa parution au Yémen, ce dernier suscite une polémique tellement vive qu’une fatwa est prononcée contre lui. Il est réfugié en France depuis octobre 2015.
La musique du livre
Ce chanteur est mentionné dans le roman, la chanson y est même traduite, mais je ne suis pas du tout sûr qu'il s'agisse de celle ci-dessous...
Mohamed Mounir - Hawin Ya Layel
LE PAYS DU COMMANDEUR - Ali Al-Muqri – Éditions Liana Levi - 154 p. mars 2020
Traduit de l’arabe (Yémen) par Ola Mehanna et Khaled Osman
photo : Gouvernorat de Sanaa par Yeowatzup pour Wikipédia