Quatre Sans Quatre

Chroniques Des Polars et des Notes Fiction Top 10 Recherche

Chronique Livre :
LE PETIT PARADIS de Joyce Carol Oates

Chronique Livre : LE PETIT PARADIS de Joyce Carol Oates sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

Adriane Strohl, une adolescente imprudente et idéaliste, vit dans un futur proche : une Amérique totalitaire en 2039 contrôlée à l’excès par la « Véritable Démocratie », où il est interdit à quiconque de sortir de la moyenne. Alors qu’elle est nommée major de sa promotion de terminale, elle commet l’erreur de vouloir briller dans son discours de fin d’études, et se voit condamnée à être télétransportée dans une bourgade rurale d’Amérique du Nord appelée Wainscotia pour y effectuer ses études supérieures… quatre-vingts ans plus tôt.

Forcée d’adopter une nouvelle identité et constamment sous surveillance, Adriane – alias Mary Ellen Enright – découvre avec stupeur l’Amérique surannée de 1959. Désireuse de purger sa peine de manière exemplaire et de rentrer chez elle au terme des quatre ans fixés, Adriane s’immerge dans le travail, notamment son cours de psychologie. Mais elle ne tarde pas à tomber amoureuse de son professeur, Ira Wolfman, un exilé du futur comme elle qui tentera de la convaincre de s’échapper avec lui…


L'extrait

« Les Instructions

1. Dans la Zone Réglementée, l'Individu Exilé (IE) est autorisé à se déplacer dans un rayon de quinze kilomètres dont l'épicentre est la résidence officielle dudit IE. Cette résidence ne être modifiée qu'en faisant appel auprès du Bureau Disciplinaire de Sécurité Intérieure pour les Exilés (BDSIE).
2. L'IE a interdiction de remettre en question, de contredire toutes les autorités locales de la Zone Réglementée ou de leur désobéir d'aucune manière. L'IE a interdiction de s'identifier sauf dans les cas prévus par le BDSIE. L'IE a interdiction de dévoiler une quelconque « connaissance du futur » dans la Zone Réglementée et de chercher à localiser des « parents » ou à rentrer en contact avec eux d'une quelconque manière.
3. L'IE se verra attribuer un nouveau nom non négociable ainsi qu'un « acte de naissance » approprié.
4. L'IE a interdiction de s'engager dans une relation « intime » ou « confidentielle » avec tout autre individu. L'IE a interdiction de procréer.
5. L'IE sera identifié(e) comme étant « adopté(e) » par des « parents adoptifs » qui sont « décédés ». L'IE sera identifié(e) comme n'ayant aucune famille. Cette information constituera le dossier officiel de l'IE dans sa Zone Réglementée.
6. L'IE sera surveillé(e) à tout moment durant son Exil. Il est entendu que le BDSIE peut révoquer les termes de l'Exil et de la peine à tout moment.
7. Toute violation d'une ou plusieurs de ces Instructions aboutira à la Suppression immédiate de l'IE. » (p. 15-16)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Il ne fera pas bon être trop intelligent.e en 2039. Du moins si la société décrite ici par Joyce Carol Oates voit le jour aux États-Unis. Ailleurs dans le monde, on est déjà pas trop mal partis non plus pour que cela y ressemble fort... Le principe de la « Véritable Démocratie » est simple : supprimer tout être sortant de normes préétablies, particulièrement en matières de compétences et de réflexion. L'élection présidentielle se déroule sur Internet, celui qui recueille le plus grand nombre de smileys sous sa photo l'emporte. Nul besoin de sondage, la candidature n'est ouverte qu'à une unique personne, évidemment, qui n'est autre que celle cooptée par la caste au pouvoir. Cela évite de se déplacer jusqu'au bureau de vote. Pragmatique et disruptif. Les classes sociales sont figées une fois pour toute, les individus catégorisés par castes, en fonction également de leur sexe, de la teinte de leur peau (je dévoile un peu l'intrigue : le mieux, c'est encore d'être mâle et blanc. Vous ne vous en doutiez sans doute pas...) et plus rien ne doit évoluer. En mieux. Parce qu'en pire, tout est toujours possible. Surtout si, comme Adriane, votre père est un individu déjà sous surveillance, oncologue pédiatrique réputé, affecté – à vie - à un emploi d'aide-soignant dans une clinique de la ville parce que son frère a été Supprimé, suite à une incartade, et que, dans ces cas-là, toute la famille est punie.
La Suppression est pire que la mort, rien ne subsiste de vous, aucune image, aucun écrit, aucun souvenir. Vous n'êtes pas seulement mort, vous n'avez jamais existé.

« Si vous êtes Supprimés, vous cessez d'exister. Vous êtes « vaporisés ».
Si vous êtes Supprimés, tous les souvenirs de vous sont également Supprimés. »

Adriane, dix-sept ans, est fière d'être la major de sa promotion au lycée, d'obtenir ainsi une bourse « patriotique » afin d'intégrer une bonne université. C'est elle qui va prononcer le discours de la cérémonie de remise des diplômes et elle a tenu à le rédiger seule, malgré les mises en garde de ses camarades et professeurs.

Catastrophe ! La jeune fille ose poser des questions qui dérangent dans son texte. Rien de bien méchant, cependant des éléments de son laïus peuvent donner à réfléchir et c'est là un crime. Avant même l'événement, son proviseur la dénonce aux autorités et elle est arrêtée, interrogée, torturée, jugée, condamnée à être Exilée.

Sans pouvoir dire adieu à sa famille, sans même savoir si ses parents ou son frère ont également été sanctionnés, elle est télétransportée pour 4 longues années dans le passé, en 1959, à Wainscotia Falls (Wisconsin) et intègre la Wainscotia State University sous le nom de Mary Ellen Enright. Orpheline, avec pour tout bagage des vêtements qui ne sont pas les siens, de vieilles fripes sentant le moisi, tachées, trop petites ou trop grandes, au milieu de filles der son âge dont elle ne comprend pas les mœurs et d'adultes aussi étranges que ses condisciples. Et puis, surtout, sans quasiment de mémoire, persuadée que ses bourreaux lui ont greffé une puce dans le cerveau, afin de l'espionner, mais également pour en effacer en partie le contenu.

« C'est terrifiant de perdre la mémoire. De perdre confiance en sa mémoire.
Qu'est donc un être humain à part la somme de ses souvenirs ? »

Adriane, devenue Mary Ellen, n'a plus rien, tous ses repères ont disparu, ses souvenirs, ses amies, sa famille, sa vie, même si la dictature délirante dans laquelle elle a grandi n'est pas une grande perte, imaginez le choc ! La pauvre adolescente, privée de son identité, se retrouve à une époque mystérieuse, sans ordinateur, sans téléphone portable, inconnue, persuadée d'être espionnée sans cesse par ceux qui l'ont exclue. Pourtant on lui a laissé un espoir après sa condamnation, selon ses résultats en faculté, elle peut espérer un poste intéressant une fois réhabilitée. Alors elle travaille, d'arrache-pied, étudie jour et nuit, particulièrement la psychologie comportementale avec son professeur, Ira Wolfman, en qui elle reconnaît, peu à peu, un pair, un IE, tout comme elle. Du moins s'en persuade-t-elle.

Malgré tous les interdits, Mary Ellen éprouve une attirance de plus en plus forte pour le jeune professeur de psychologie, au point d'envisager de franchir certaines limites qu'elle n'aurait jamais osé défier seule... Il ne suffit pas de prohiber l'amour pour venir à bout de ce sentiment, la prohibition ne fonctionne jamais, peu importe son objet. Encore plus quand lorsqu'on se retrouve totalement isolée comme Adriane et qu'un homme semble être votre unique lien avec votre monde d'avant le bannissement.

Quel formidable suspense que ce roman de Joyce Carol Oates ! Le lecteur, du début à la toute fin, en est réduit à ne pas en savoir davantage que la narratrice, à partager ses doutes, ses peurs, ses sentiments, à tel point qu'il ne sait pas s'il ne va pas être Supprimé lui-aussi s'il continue ainsi à la suivre. Qu'est-ce qui est vrai dans ce que ses juges lui ont dit ? Est-elle réellement en 1959 ou les autres personnages qui s'agitent autour d'elle à la Wainscotia State University sont-ils virtuels ? A-t-elle vraiment une puce implantée dans le cerveau qui efface sa mémoire et est-elle surveillée en permanence ? Nous sommes autant déstabilisés que la jeune fille, guettant les signes confirmant l'espionnage constant ou son absence, effrayés par ses incartades qui pourraient entraîner sa Suppression immédiate. Impossible de ne pas s'attacher à cette adolescente arrachée à sa famille, à son univers, si terrifiant soit-il, tentant vaille que vaille de survivre en milieu totalement inconnu.

La dystopie ne mange pas le roman, elle rôde, plane au-dessus des personnages, elle a créé une situation dans laquelle Adriane peut se sentir comme un rat de laboratoire pris dans un labyrinthe, avec cette potentielle surveillance impalpable pouvant soudain devenir fatale. Mais rien à faire, la pire tyrannie ne peut abolir les sentiments, la solidarité, l'envie de lutter, ne peut éradiquer l'amour et la curiosité. Quoi qu'il survienne à Mary Ellen/Adriane, elle aura prouvé sa volonté inaltérable de vivre, son indépendance qui ne peut être vaincu. On étouffe pas l'intelligence, tout juste peut-on la faire taire un moment.

Rien n'est sûr dans ce récit, pas plus la mémoire de la narratrice que les situations, réelles ou virtuelles, tout est ambigüe, sujet à caution. On avance sans cesse en terrain instable, au milieu d'une superbe écriture, sachant à merveille distiller le doute, l'enthousiasme, les montagnes russes des sentiments de Mary Ellen fascinée par les certitudes d'Ira Wolfman, son aplomb. Il est comme elle, mais c'est un professeur, ses affirmations valent plus que les questionnements de la jeune fille... ou peut-être pas... Et puis s'échapper de l'université, pour Adriane, c'est aussi renoncer à retrouver potentiellement un jour sa famille, le risque que l'évasion soit, si c'est elle qui a raison, une Vaporisation pour tous les deux... Tout cela est-il réel ou pur production de son cerveau piraté par un microprocesseur ?

Le petit paradis n'est pas une romance, l'atmosphère y est lourde, le suspense constant, Mary Ellen se débat comme un beau diable dans la jungle de la paranoïa instillée par ses tortionnaires avant son exil, déploie des trésors de séduction pour attirer Ian, sans pour autant cesser de craindre à tout instant de subir les foudres de la « Véritable Démocratie »...

Un magnifique roman, histoire d'un premier amour au sein d'un dystopie effrayante, s'attachant aux éléments constitutifs de l'être humain, sa mémoire et ses espérances...


Notice bio

Membre de l’Académie américaine des arts et des lettres, titulaire de multiples et prestigieuses récompenses littéraires, parmi lesquelles le National Book Award, Joyce Carol Oates occupe depuis longtemps une place au tout premier rang des écrivains contemporains.
Elle est l’auteure de recueils de nouvelles et de nombreux romans dont Les Chutes (prix Femina étranger en 2005), Mudwoman (meilleur livre étranger en 2013 pour le magazine Lire) et Sacrifice.


La musique du livre

Outre la courte sélection ci-dessous, sont évoqués, sans œuvres citées : Bach, Brahms, Mozart, Beethoven, Malher...

Quatuor Voce : quatuor de Ravel, 2e mouvement

L'hymne de la bataille de la république


LE PETIT PARADIS - Joyce Carol Oates – Éditions Philippe Rey - mars 2019
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Christine Auché

photo : paysage rural du Wisconsin - Pixabay

Chronique Livre : UNE SAISON DOUCE de Milena Agus Mondaylphine #26 : LE NEVEU D’ANCHISE de Maryline Desbiolles Mondaylphine #25 : PURETÉ de Garth Greenwell