Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
LE PRESSOIR DU MONDE de Charles Senard

Chronique Livre : LE PRESSOIR DU MONDE de Charles Senard sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Octobre 475 après J.-C. L’Empire romain d’Occident est sur le point de disparaître. Le sud de la Gaule est aux mains des Wisigoths, l’est aux Burgondes. Au nord, Geneviève dirige Paris et cherche à préserver la paix. Elle risque une ultime médiation entre deux chefs de guerre qui s’apprêtent à l’affrontement, Syagrius le Romain et Childéric le Franc, et fait appel à Lupicin, abbé de Condat, pour la seconder. Celui-ci arrive à Paris accompagné de Vercel, un jeune orfèvre d’Arles, et Nantilde, une Franque, nièce de Geneviève.

À trois jours de la signature du traité, Childéric est victime d’une tentative d’empoisonnement. La conciliation est compromise, les tensions s’avivent, la guerre menace.

Pour sauver le traité, Lupicin tente d’identifier le coupable, mais les apparences sont trompeuses : personne ne joue franc-jeu. L’abbé est confronté à un adversaire redoutable et sans scrupules.


L’extrait

« Geneviève habitait une maison très simple dont le toit était fait de planches et les murs de torchis. De l’autre côté de la rue se dressaient les murs irréguliers (certaines des pierres provenaient sans doute des monuments de la vieille ville) d’une haute basilique rectangulaire, longue d’une cinquantaine de pas. Lupicin, Vercel et Nantilde descendirent de la voiture, et Lupicin frappa à la porte. Une petite femme ronde, au nez retroussé, vêtue d’une tunique ocre en mauvais état, le visage encadré d’un voile vert sombre passablement usé - une servante sans doute, se dit Vercel -, vint leur ouvrir.
- Qui êtes-vous leur demanda-t-elle d’un air impérieux.
- Je suis Lupicin, l’abbé de Condat. J’arrive d’Arles avec ces deux jeunes gens. Nous venons voir Geneviève.
Le visage peu amène de la femme s’illumina d’un grand sourire empreint de douceur. Sa voix devint chaude et musicale.
- Ah ! Lupicin. Ravie de te rencontrer enfin ! Je suis Geneviève. Entre donc. Je t’attendais ces jours-ci. Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle à Nantilde et Vercel.
Vercel était très déçu. Ce n’était pas du tout ainsi qu’il se représentait cette sainte femme. Sans aucun bijou ni ornement, elle était loin d’être belle et une ride épaisse au milieu du front lui donnait l’air d’être perpétuellement en colère. Elle devait avoir une cinquantaine d’années. Des mèches grisonnantes s’échappaient négligemment de son voile. Ses gestes étaient brutaux, dénués de toute grâce. Elle sentait le savon.
Quant à Nantilde, elle était subjuguée. Elle était frappée par l’intensité du regard de Geneviève et par sa présence. Il lui semblait qu’une force surnaturelle émanait d’elle. Elle était bouche bée et fut même prise d’un léger tremblement ; elle eut du mal à articuler son nom et, quand il sortit de sa bouche, elle ne reconnut pas le ton de sa voix tant elle était étranglée.
- Nantilde ? Un prénom franc ? demanda Geneviève, surprise.
Nantilde se jeta aux pieds de Geneviève.
- Ik ben je nichtje, de dochter van Marcia.*
De nouveau, le visage de Geneviève s’éclaira d’un sourire qui avait quelque chose d’inattendu sur ses traits grossiers. Elle la releva et lui serra fort les mains en la regardant avec une étrange intensité.
- Lieve Nantilde. Wat een verrassing. Ik ben zo blij om eindelijk de dochter van Marcia te ontmoeten.** » (p. 51-52)

*Je suis ta nièce, la fille de Marcia.
**Nantilde chérie. Quelle surprise. Je suis si heureuse de rencontrer enfin la fille de Marcia.


L’avis de Quatre Sans Quatre

Après leurs aventures palpitantes à Arles, hélas, pas toutes couronnées de succès (L'or, la paille, le feu - Le Passeur 2020), au cours desquelles Lupicin, Nantilde et Vercel se sont employés à sauver la ville des Goths, à démasquer meurtriers et comploteurs, nous retrouvons l’Abbé de Condat, le jeune apprenti orfèvre et l’ancienne esclave d’Euric, roi des Goths, aux alentours de Paris où ils sont attendus par la Anne Hidalgo de l’époque, Geneviève. Pas encore sainte puisque vivante, mais c’est bien elle, celle de la montagne actuelle, et elle préside aux destinées de la petite ville qui n’est pas encore une capitale. Lupicin a été convié par la pieuse femme afin de servir de témoin à la signature d’un important traité entre Childéric, roi des Francs, et Syagrius, roi des Romains. L’empereur de l’empire d’occident n’a plus guère de pouvoir et vit réfugié à Ravenne, plus simple à défendre contre les barbares (plus pour très longtemps).

Aux abords de leur destination, la petite troupe en carriole croise un groupe de chasseurs, des guerriers francs, garde rapprochée de Childéric, dans laquelle Nantilde reconnaît son frère Karl dont elle est séparée depuis de nombreuses années. Celui-ci est désormais un solide gaillard, antrustion (garde du corps) du roi des Francs, et, comme il est chargé par son souverain des tractations en vue de l’accord de paix, Nantilde et Karl sont assurés de se revoir.

L’accueil de Geneviève est excellent, Vercel, très rapidement se voit proposer de prestigieux travaux d’orfèvrerie, un sceau royal pour Childéric, et la confection d’un calice en argent pour l’évêque Rémi (le futur vase de Soissons). Pour Lupicin, la situation n’est pas si simple : des manœuvres s’organisent dans l’ombre pour faire avorter le traité, on tente même d’empoisonner Childéric... Et Vercel figure au nombre des suspects. Pendant ce temps, Nantilde est kidnappée et Geneviève et Lupicin doivent se démener pour identifier les coupables et obtenir sa libération. Difficile de se fier à qui que ce soit, des intérêts contradictoires guident Francs et Romains, sans compter d’autres acteurs, hors des négociations, qui souhaitent par-dessus tout qu’elles échouent, pour des raisons très personnelles ; ou parce qu’ils sont au service d’autres souverains que cette alliance gêne.

Tout comme dans son précédent roman, qui nous avait permis de faire connaissance avec Arles et ses environs au cinquième siècle, Charles Senard sait rendre cette visite de Paris, et de ce qui étaient alors des villages environnants, tout à fait intéressante. On y apprend mille détails insolites (la longueur du pas romain, unité de mesure, l’architecture, ce qu’est une truste, un angon, un scramasaxe...), on y abandonne également bien des idées reçues ou de fausses connaissances. Et puis, fréquenter Clovis, garçon de 10 ans, déjà têtu et intrépide, être invité à la cour de Childéric, se glisser dans les réunions discrètes d’organisateurs de complots ou côtoyer des personnages qui ont marqué l’histoire est un vrai bonheur.

N’oublions pas qu’il s’agit d’un polar, et que tout ne s’y passe pas au mieux, loin de là. Il y coule du sang, de la sueur et des larmes, on y croise des criminels sans pitié, des gentils y sont assassinés, traîtres et traîtresses machiavéliques, au cours d’une enquête haletante, comprenant, bien enetndu, son lot de fausses pistes, de rebondissements, de suspense et de bagarres. Les francisques volent bas, les épées sont vite tirées du fourreau, le poison peut assaisonner n’importe quelle boisson ou met. La diplomatie est, à cette époque, une discipline dangereuse, peu souvent récompensée.

Rien de mieux pour commencer l’année qu’un polar historique prenant, qui instruit en divertissant, des intrigues multiples et tordues à souhait, peuplées de personnages ayant réellement existés ; ainsi que de héros attachants, désormais familiers. J’avoue avoir hâte de retrouver cet univers en germe, entre Antiquité et Moyen Âge, pour de nouvelles frayeurs dans ce monde instable, où des royaumes disparaissent, des puissantes nations naissent, d’autres ne sont guère plus solides que les alliances qui les ont vu naître. Lupicin a sans doute encore de nombreuses surprises dans la manche de sa défroque usée...

Une aventure captivante dans le Paris du Ve siècle, un polar historique érudit, prenant, dans lequel complots et trahisons compromettent la signature d’un traité entre Francs et Romains...


Notice bio

Charles Senard est docteur en études latines et a déjà publié plusieurs ouvrages notamment Imperator ! Diriger en Grèce et à Rome (Les Belles Lettres, 2017) et Convaincre ! Grâce aux secrets des grands maîtres (Dunod, 2017). Il a ouvert l’an dernier une série historique, L’Avènement des Barbares, avec L’Or, la paille, le feu (Le Passeur, 2019), mettant en scène Lupicin, père supérieur d’un couvent du Jura, menant des enquêtes tout en étant mêlé aux grands événements de son temps.


LE PRESSOIR DU MONDE - Charles Senard - Éditions Le Passeur - 287 p. janvier 2021
L’AVÈNEMENT DES BARBARES - Tome 2

photo : Fragments du scramasaxe de Childéric Ier - Wikipédia

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