Chronique Livre :
Le Prix Nobel de Elena Alexieva

Publié par Psycho-Pat le 12/05/2015
Photo : Palais National de la Culture de Sofia (Wikipédia)
L'extrait
« Après une journée aussi longue que celle-là, même la nuit la plus opaque évoque les nuits blanches. Là où le jour s'efforce difficilement de prendre fin et de tomber une fois pour toutes dans l'enfer des journées gâchées inutilement, la nuit le retient solidement ancré dans son propre présent, baigné d'une lueur venant de l'au-delà, coincé dans la touffeur d'une éternité extraterrestre qui fait irruption d'une autre dimension. Une nuit pareille n'est pas l'opposé du jour. Elle n'en est que le prolongement parodique, un vaudeville qui a germé sur les restes du drame. Entre un jour pareil et celui qui suit, il n'y a que la fine membrane de l'épuisement, qui, au lieu de laisser filtrer les pauvres substances qui nous nourrissent, fait goutter seulement les lents poisons de l'amertume.
Bien que déprimée et stressée, Vanda parvint tout de même à s'endormir. Elle avait décidé de ne pas avoir recours aux services du somnifère qui, de toute façon, ne lui était d'aucune utilité. Au lieu de cela, elle ouvrit Les Pauvres et continua sa lecture à partir de la page où elle était restée la veille au soir, sans un gramme d'intérêt, comme si elle s'acquittait d'un devoir professionnel tout en sachant à l'avance qu'il était totalement absurde. L'offense rendait encore son écho parmi les pages du livre, que Vanda tournait presque à l'aveuglette, avant qu'il ne finisse pas la plonger sans qu'elle s'en rende compte, tel un enfant battu, dans un profond sommeil. »
Le pitch
Originaire du Chili et émigré en Grande-Bretagne, Eduardo Ghertelsman, prix Nobel de Littérature, crée l'événement en venant donner une conférence dans la capitale bulgare. De retour à son hôtel, il décide d'aller faire un petit tour et disparaît malgré toute l'attention qui lui est portée par Mlle Voks, son agent envoyée par son éditeur suisse. Le lendemain, une très mauvaise vidéo tourné avec un smartphone parvient à la police avec la demande d'une copieuse rançon. Sur les images, un homme, sac sur la tête, portant les vêtements de l'écrivain est malmené.
Grosse émotion en Bulgarie, le pays n'a déjà pas une excellente réputation, la disparition d'un prix Nobel ne va rien arrangé. Guerguinov, ministre de l'intérieur, confie l'affaire à l'inspecteur Vanda Belovska au grand étonnement de cette dernière, accessoirement auteur de haïkus, qui revient juste d'une période de mise sur la touche par ses supérieurs. Elle retrouve donc son collègue Yavor Kristanov et va devoir subir toute la pression du pouvoir et des médias tout en recherchant ce qui a bien pu arriver à Ghertelsman.
Peu de temps après, le cadavre d'un écrivain bulgare portant les habits du prix Nobel est retrouvé près d'une village quasi abandonné squatté par des roms. Il s'agit d'Assène Voïnov, un obscur auteur local à l'épouse plus que troublante. Vanda explore son pays, l'oeuvre des écrivains et ira même jusqu'en Suisse pour tenter de découvrir ce qu'il a bien pu advenir d'Eduardo Ghertelsman et qui a bien pu abattre Assène d'une balle dans la tête...
L'avis de Quatre Sans Quatre
Le Prix Nobel est un roman à plusieurs étages de lecture, un polar riche et subtil où sont abordés de nombreux sujets. L'identité de l'écrivain et la part autobiographique, ou du moins révélatrice de l'oeuvre, sert de base de recherche pour Vanda qui entrera dans les romans de Ghertelsman comme un limier sur une piste chaude. Pas vraiment fan de littérature, elle s'astreindra, jusqu'à en perdre le sommeil, à lire les deux auteurs victimes. Une quête hypnotique, poétique et fine. Elena Alexieva dissèque le rapport de l'écrivain à son œuvre, aborde les limites des renseignements qu'un lecteur peut y trouver.
Vanda est seule, dramatiquement seule. Elle n'a plus de contact avec sa mère et vit dans un appartement sans âme de Sofia. Elle est avide de relations humaines, ne sait plus trop comment gérer ses différentes rencontres. Aussi bien son collègue préféré Kristanov que la veuve machiavélique de Voïnov créent le trouble dans son esprit, des débats intimes parfaitement décrits et touchants. Rebelle à la hiérarchie, l'inspecteur Belovska ne respectera pas les injonctions du ministre, jouera sa place mais, surtout, ira au bout de ses intuitions, travaillant seule comme elle vit seule, par désenchantement. Cette enquête sera son voyage initiatique, elle y retrouvera sa mère malade, la parsèmera des haïkus qu'elle sauvegarde sur son téléphone portable. Elle s'y cherchera autant qu'elle mettra d'énergie à résoudre l'énigme.
Elena Alexieva développe sa vision dure et lucide la Bulgarie. Une vue de l'intérieur sur ce petit pays, peu connu, pauvre en citoyens célèbres qui craint avant-tout de déplaire à l'Europe. Le traitement subit par les populations roms, l'omniprésence des mafias diverses et l'incompétence de ses autorités paniquée par les sunlights des médias, la pauvreté des infrastructures et l'esthétique soviétique des logements, rien n'échappe à son regard acéré et lucide, même si l'on sent une grande tendresse pour ce peuple.
Un polar magistralement écrit et traduit, poétique, profond, une vraie découverte d'un pays dont on parle peu. Une exploration de l'écriture et des écrivains, des affres du succès et de l'épuisement de l'inspiration ou du talent. Le prix Nobel est une œuvre multiple, puissante, à savourer. Mettre ses pas dans ceux de Vanda, suivre son regard et ses espoirs, ses fulgurances et ses frustrations n'est pas une promenade de santé mais c'est diablement passionnant.
Notice bio
Elena Alexieva est née en 1975. Elle est traductrice d'anglais, langue qu'elle enseigne à la Nouvelle Université de Bulgarie. Elle est déjà l'auteure de deux recueils de poésie, quatre recueils de nouvelles et de deux romans.
La musique du livre
Un impromptu de Schubert pour commencer que l'ancien collègue de Vanda, Guero, devenu l'important ministre de l'intérieur Guerguinov lui a joué il y a longtemps dans la salle de repos du poste de police où il travaillait – Olga Jegunova au piano pour L'impromptu in G flat Op. 90 N°3.
Guerguinov toujours qui a connu un bref moment de gloire au conservatoire avec L'étude N°9 en Fa mineur de Frédéric Chopin, interprété ici par Miren Adouani au piano.
Enfin, le Requiem de Mozart que Vanda entend à l'enterrement d'Assène Voïnov. Juste le Lacrimosa par l'Orchestre Symphonique de Vienne dirigé par Karl Böhm.
Le Prix Nobel – Elena Alexieva – Actes Sud – 415 p. avril 2015
Traduit du bulgare par Marie Vrinat