Chronique Livre :
LE PROBLÈME À TROIS CORPS de Liu Cixin

Publié par Dance Flore le 25/11/2016
photo : jeunes Gardes Rouges au moment de la Révolution culturelle (Le nouvelliste)
L'auteur
Liu Cixin est né en 1963 en Chine. C'est un écrivain de science-fiction chinois qui travaille comme ingénieur dans une centrale électrique.
Il a gagné huit fois le prix Galaxie et une fois le prix Xingyun (nébuleuse), pour plusieurs de ses œuvres de fiction. Le Problème à trois corps a obtenu le prestigieux prix américain Hugo 2015.
Une adaptation cinématographique de la trilogie est prévue en 2017.
Un échantillon :
« Ye Zhetai avait survécu à la Révolution culturelle jusqu'à ce jour et il en était toujours à la première étape : non seulement il refusait de reconnaître ses crimes, mais il ne s'était pas donné la mort et n'était pas devenu insensible aux accusations portées contre lui. Lorsque le professeur de physique arriva à la barre, l'expression dans son regard disait clairement : Alourdissez encore ma croix ! Mais si le fardeau que les gardes rouges lui faisaient porter était en effet écrasant, ce n'était pas une croix. Les personnes condamnées à des séances de critique publique devaient en temps normal être coiffées d'un haut chapeau tressé en bambou, mais le sien était en acier soudé. Il portait aussi une pancarte sur sa poitrine, pas en bois comme d'ordinaire, mais une plaque de fer qui n'était autre que la porte du four de son laboratoire, barrée en diagonale d'une grande croix rouge et sur laquelle était écrit son nom en caractères noirs clinquants. Les gardes rouges qui escortaient Ye Zhetai étaient deux fois plus nombreux que d'habitude : ils étaient six, deux garçons et quatre filles.
Les deux garçons marchaient d'un pas sûr et soutenu, leur apparence était celle de jeunes bolcheviks aguerris. Tous deux étaient en quatrième année de licence de sciences physiques, mention « physique théorique », et par ailleurs anciens étudiants de Ye Zhetai. Les quatre filles, beaucoup plus jeunes, étaient élèves de deuxième année du lycée affilié à l'université. Ces petites combattantes vêtues d'un uniforme serré à la taille par une ceinture militaire irradiaient de l'énergie bouillonnante propre à l'adolescence. On aurait dit quatre braseros verts encerclant Ye Zhetai. L'apparition de ce dernier provoqua l'embrasement de la foule qui se trouvait sous la tribune et les slogans que l'on rechignait à clamer quelques instants plus tôt résonnèrent de plus belle, comme une marée emportant tout sur son passage.
Après avoir patiemment attendu la fin de ce déferlement, les deux garçons debout sur l'estrade se tournèrent vers l'accusé :
- Camarade Ye Zhetai, vous êtes un expert en sciences mécaniques, vous devez bien vous rendre compte que la force unie contre laquelle vous résistez est si puissante que si vous continuez à vous obstiner, elle vous conduira à la mort ! Nous allons aujourd'hui reprendre la séance là où nous nous étions arrêtés la dernière fois. Ne perdons pas de temps en palabres. Professeur Ye, répondez à la question suivante : de 1962 à 1965, lors de vos cours d'introduction à la physique, avez-vous, oui ou non, donné sans permission un grand nombre d'informations sur la théorie de la relativité ?
- La théorie de la relativité est un principe de base des sciences physiques, comment pourrais-je ne pas en avoir parlé durant mes cours de physique fondamentale ? répondit Ye Zhetai.
- Menteur ! hurla une jeune garde rouge à côté de lui. Einstein était un représentant de l'Autorité académique réactionnaire! » (p. 13-14)
Une petite idée de l'intrigue :
Le roman couvre une très longue période de l'histoire chinoise et commence au moment de la Révolution culturelle, en 1967.
En même temps que les transformations idéologiques et sociétales imposées par le pouvoir, une base secrète est construite pour essayer d'entrer en contact avec les extra-terrestres. C'est la base de Côte Rouge, un endroit totalement à l'écart de toute curiosité.
De nos jours, la société est confrontée à une vague de suicides parmi les chercheurs en physique.
Rien n'explique leur geste sauf qu'ils semblent ne plus croire en la science.
Deux scientifiques, une femme Ye Wenjie et un homme Wang Miao, chercheur en nanotechnologies, vont être confrontés à la possibilité d'une existence extra-terrestre. Chacun va, de manière très différente, réagir à la possibilité d'une intelligence non humaine. Est-elle bénéfique à l'homme ? Est-elle une menace ?
Mais surtout, notre monde vaut-il la peine qu'on le protège ?
Ce que j'en dis :
« Tout ça pour en arriver à cette conclusion : la physique n'a jamais existé et n'existera jamais. Je reconnais que c'est irresponsable, mais je n'ai pas d'autre choix. »
Le roman commence durant la Révolution culturelle et tout part de là. Les intellectuels sont rejetés et mis à l'index, sommés de se livrer à une autocritique publique, frappés, humiliés, torturés, tués. Beaucoup préfèrent encore le suicide à l'exécution publique.
C'est ce qui arrive à Ye Zhetai, professeur de physique qui refuse de reconnaître ses crimes. Face à sa femme qui s'est rangée du côté de la Révolution et à sa fille Ye Wenjie, qui assistent à sa mise à mort par de jeunes gardes rouges, le scientifique demeure imperturbablement rationnel et ne démord pas de ses convictions intellectuelles.
Ye Wenjie sera, plus tard, envoyée à Côte Rouge, au pic du Radar, la base ultra secrète du gouvernement chinois. Elle est choisie pour ses qualités de scientifique mais cette mission est un tombeau pour elle, c'est l'alternative à un emprisonnement pour cause de lecture anti révolutionnaire, un livre de la biologiste américaine Rachel Carson, Silent Spring. Elle n'est jamais censée en sortir. Elle comprend petit à petit quel est le véritable but de cette base : essayer d'entrer en contact avec des extra-terrestres. Dès lors, elle n'aura de cesse de communiquer avec eux, jusqu'à diriger bien plus tard une sorte de secte adoratrice des Trisolariens qu'on vénère comme des dieux et qu'on désire comme une épiphanie. Ou comme le moyen de mettre un terme à toute vie humaine puisque l'humain n'est finalement capable que de faire le mal.
« - Que se passe-t-il à la fin du compte à rebours ? Demanda Wang Miao, à bout de forces.
Je ne sais pas, répondit-elle laconiquement avant de raccrocher. »
38 ans plus tard, Wang Miao, chercheur en nanotechnologie, est contacté par le gouvernement pour les aider à comprendre d'où provient la vague de suicide sans précédent qui décime les rangs des physiciens. On lui demande d'infiltrer la Société des frontières de la Science à laquelle appartenaient la plupart des victimes. Il rencontre Shen Yufei, leur présidente, qui lui demande d'arrêter ses travaux sur la nanotechnologie sans autre explication que des menaces voilées. Bientôt d'ailleurs, de façon incompréhensible et très précise, autant que totalement angoissante, un compte à rebours s'imprime sur sa rétine et ne prend fin qu'avec l'arrêt de ses recherches scientifiques.
« Si tu réussis à résoudre le problème à trois corps, tu deviendras le sauveur du monde. »
Pour comprendre ce qui se passe dans le milieu de la recherche scientifique, Wang Miao va être amené à jouer à un jeu de réalité virtuelle, le même que celui auquel joue la très mystérieuse et glaçante Shen Yufei, qui nécessite de porter une combinaison spéciale et qui le transporte à plusieurs époques de la civilisation des Trisolariens, une civilisation extra-terrestre et chaotique... et pas virtuelle du tout.
Le roman est extrêmement dense, on va et vient entre le présent et le passé, notre monde et celui des Trisolariens dont on comprend petit à petit qu'ils cherchent à entrer en contact avec la Terre et que leurs intentions ne sont pas forcément les plus amicales car leur planète est proche du chaos provoqué par un effondrement gravitationnel. Ils désirent donc s'implanter sur une autre planète, un genre de colonisation à très grande échelle.
Notre monde, tel que le présente Liu Cixin, est celui de la déforestation absurde, de l'abaissement des humains qui devient une règle d'état, où le meurtre de scientifique est justifié par des théorèmes absurdes et confié à de jeunes adolescentes fanatisées. La Révolution Culturelle dans toute son horreur, son absurdité totale où il est interdit de tourner à droite parce que c'est la droite, où toute référence au soleil est dangereuse puisque Mao est le « Soleil rouge », où on ne doit rien croire des travaux d'Einstein car il a travaillé avec des Américains...
Le portrait de la société chinoise est effrayant. Suspicion, meurtres, peur tout le temps et partout. On doit se cacher et obéir à des ordres stupides, imbéciles, déraisonnables ou être sanctionné immédiatement. Toute tentative intellectuelle est assimilée à de la rébellion ou doit s'exercer en secret.
Quand Ye Wenjie retrouve trois des quatre gardes rouges qui ont tué son père, elle se retrouve face à des femmes qui ont perdu, avec la fougue et les idéaux de leur adolescence, leur superbe et leur arrogance. Elles sont vaincues par la pauvreté et les conditions de vie difficiles, la colère même les a désertées.
38 ans après, quand le gouvernement a desserré le poing, quand la science retrouve droit de cité et quand on réhabilite de façon posthume des scientifiques de renom et qu'on autorise à nouveau les autres à enseigner, les ravages de la Révolution Culturelle se font sentir.
« Le destin de l'humanité tout entière tenait à présent à ces doigts fins. »
Liu Cixin nous pousse à nous interroger sur nous-mêmes. Qu'avons-nous à offrir aux autres ? Sommes-nous dignes d'éloge ? A quelle civilisation avons-nous abouti, finalement ? Nous sommes incapables de respecter la nature, nous sommes avides et belliqueux. Notre intelligence et notre maîtrise technique n'ont pas servi à nous rendre libres et heureux, nous pervertirions et corroderions toute société qui viendrait se frotter à nous.
Alors, dans un geste suicidaire, peut-être faut-il s'offrir à la mort que représente cette civilisation ennemie afin d'en finir avec les humains, par trop corrompus.
« J'ai perdu toute foi en l'humanité, et c'est ainsi que j'ai intégré l'Organisation Terre-Trisolaris. »
Impossible de restituer l'ampleur de ce roman qui n'est que le premier d'une trilogie, le regard qui englobe le passé et le présent et l'intrication forte et passionnante des événements. La séduction qu'exerce Trisolaris sur certains Terriens ressemble au noir attrait de certaines baudruches politiques hélas adoubées récemment ici et là. Le baiser de la mort en quelque sorte.
Et pour écouter ?
Un peu de musique, malgré tout. On a le temps avant l'invasion prévue dans quelques siècles :
Martha and the Vandellas - Nowhere to run
LE PROBLÈME À TROIS CORPS - Liu Cixin - Actes Sud - 432 pages 5 octobre 2016
Traduit du chinois par Gwennaël Gaffric