Chronique Livre :
LE REQUIN DE SHINJUKU de Arimasa Ôzawa

Publié par Psycho-Pat le 22/10/2020
Quatre Sans Quatrième… de couv…
Tokyo, début des années 90. Samejima, 36 ans, est capitaine au commissariat de Shijuku, le quartier le plus peuplé et agité de la capitale. Malgré les apparences, c’est un placard : sa hiérarchie préfère l’avoir à l’œil plutôt qu’en roue libre dans une préfecture éloignée. Depuis le suicide d’un collègue, il détient en effet des infos compromettantes sur l’institution policière. Ostracisé, il travaille seul.
Son surnom, le Requin de Shinjuku, lui vient-il du simple fait que same signifie « requin » ? Pas sûr. Sa haine des yakuzas et son constat que les autorités de son pays sont trop tolérantes avec eux le poussent à utiliser des procédés musclés que sa hiérarchie fait mine d’ignorer. La seule personne en qui il a confiance est Shô, sa petite amie, une talentueuse rockeuse de 22 ans qu’il aide parfois à écrire ses chansons.
Lorsque deux gardiens de la paix sont tués en pleine rue par un inconnu muni d’une mystérieuse arme relevant de la prouesse technique, Samejima y voit le style d’un armurier qu’il a déjà arrêté dans le passé.
Bientôt d’autres policiers sont abattus. Samejima est face à un choix. Intégrer le QG d’enquête ou appliquer ses propres méthodes...
L’extrait
« Un petit attroupement s’était formé devant une salle de jeux électroniques. Les gens s’arrêtaient, puis reprenaient leur chemin, aussitôt relayés par de nouveaux venus. Une baston, lui dicta son instinct, et avec des truands. Une querelle entre gens ordinaires attirait tout de suite une flopée de curieux. En revanche, à Shinjuku, une rixe dans laquelle la pègre se trouvait mêlée ne suscitait généralement qu’un attroupement restreint. Les passants craignaient de prendre des coups s’ils s’éternisaient ; en conséquence, ils ne s’arrêtaient qu’un court instant. Un couple qui avait marqué l’arrêt venait de partir ; Samejima put alors voir ce qui se passait.
Pour un peu, il en aurait claqué la langue de dépit. Ce n’était pas vraiment une bagarre, mais un banal passage à tabac. Un homme était recroquevillé à terre, pendant que trois autres l’entouraient en s’acharnant sur lui à coups de pied. L’un des types le tenait au collet. Face contre le sol, la victime ne leur opposait presque aucune résistance.
Samejima reconnut l’un des agresseurs. Une petite frappe liée au gang Hanai.
Il jeta un regard rapide à la ronde. Aucun gardien de la paix en vue.
Pas de doute, l’homme à terre avait perdu toute velléité de se rebeller. Et le trio ne semblait pas en avoir après sa vie.
Ce passage à tabac était une belle connerie. Le commissariat central de Shinjuku avait mis le quartier sous haute surveillance en prévision de la réception officielle. Les chefs de la lutte contre le crime organisé avaient sorti le grand jeu pour faire pression sur chacun des gangs locaux. Résultat, on comprenait mal qu’un voyou, a fortiori plusieurs, cherchent des noises au premier venu.
La victime ne semblait pas accompagnée. À moins que quelqu’un ne se soit débiné ou ait couru alerter la police ?
Si l’homme était seul, on pouvait en conclure qu’il avait dérapé sous l’emprise de l’alcool au point de s’attirer les foudres du trio. Les petites frappes du coin ne réagissaient jamais de cette manière pour un simple regard de travers.
Samejima avait une haine viscérale des yakuzas. Fait surprenant, les policiers qui entretenaient de meilleures relations avec le milieu qu’avec les honnêtes gens n’étaient pas rares. Alors que certains, comme lui, ne pouvaient sentir les gangsters, d’autres étaient en excellents termes avec eux. » (p. 19-20)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Bienvenus à Shinjuku, le quartier chaud de Tokyo. C’est ici que les mafieux locaux, les yakuzas ont élu domicile, paradis des cabarets, des salles de bandits manchots, des jeux d’argent, des lieux de prostitution, supermarché de la came et de tous les trafics. Le capitaine Semajima s’y sent comme chez lui, même si ce grade ne signifie pas qu’il est à la tête d’une équipe ni qu’il bénéficie de la reconnaissance de ses supérieurs. Samejima est un rônin, un samouraï sans maître, qui hait les yakusas et ne suis que ses propres règles, souvent particulièrement musclées. Il est rattaché à l’unité de prévention des crimes de Shinjuku, un placard doré permettant à sa hiérarchie de garder un œil sur lui. Son chef direct, Momoï, dépressif chronique, ne peut en aucun cas lui venir en aide, SameJima est voué à se débrouiller avec ses propres moyens, tant pour enquêter que pour se garder de ceux qui lui veulent du mal au sein de l’état-major de la police.
Le Requin de Shinjuku est un chasseur solitaire, autant par goût que par la force des choses, il possède des ennemis partout, autant parmi les flics que dans la pègre. Une ancienne affaire l’a amené à connaître quelques secrets très compromettants pour des personnalités de la police, on ne s’aventure donc pas à l’affronter mais il doit se méfier de tout, jusqu’à garder secrète sa liaison avec Shô, une chanteuse de rock, seule personne en qui le flic a confiance. Il ne peut se permettre de la recevoir chez lui, ni de lui expliquer pourquoi s’il ne veut pas mettre la vie de la jeune femme en danger. Plus sa liaison dure, plus il doit faire montre d’inventivité dans les prétextes avancés afin de ne pas lui faire visiter son appartement...
Deux agents de police ont été abattus à Shinjuku, sans doute grâce à une arme à feu très particulière, fabriquée par un armurier clandestin de génie, Kizu. Ce dernier voue une haine solide à l’encontre de Samejima qui l’a, par le passé, mis sous les verrous. Ce ne peut cependant pas être lui le coupable, par contre, il pourrait donner au capitaine l’identité de l’acheteur de cette arme étrange, qu’il a, sans aucun doute possible, inventée.
Le directeur de la division criminelle, Fujimaru, et l’ennemi intime de Samejima, le commandant Kôda, exigent qu’il se joigne au groupe d’enquête, mais celui-ci rechigne et va tout faire afin de garder son indépendance et traquer Kizu et son ami-amant Kazuo à travers les bas-fonds de Tokyo. Mais le tueur ne s’arrête pas là et d’autres policiers vont être assassinés, la pression du commandement sur Samejima s’accentue, les risques qu’il prend également... Le commandant Kôda se dit que l’occasion se présente peut-être enfin de se débarrasser de cet encombrant capitaine qui le gêne dans sa carrière.
Le Requin de Shinjuku est un mélange parfait de roman noir, au sens où Chandler l’entendait - castagne, anti-héros solitaire et violence à tous les étages -, et de récit de sabre traditionnel japonais, avec un armurier-artiste dont on perçoit la patte, un samouraï solitaire combattant le mal sous toutes ses formes au mépris de sa vie, tout en préservant celle qu’il aime. La capacité exceptionnelle des Japonais à intégrer des éléments de culture étrangère dans leur créativité est souvent stupéfiante, Le Requin de Shinjuku en est un nouvel exemple frappant.
Auparavant, le personnage principal reconnaissait le fil d’un katana ou l’acier très spécial d’un forgeron réputé, aujourd’hui, Samejima, lui, identifie rapidement la créativité de Kizu. La langue est crue, l’atmosphère de brutalité, de violence de ce quartier, fréquenté par tout ce que la capitale nippone compte de malfrats, admirablement rendue, et les protagonistes, loin d’être d’une seule pièce, sont complexes à souhait, hantés par le passé et tiraillés entre plusieurs chemins possibles. L’intrigue, bien plus tortueuse qu’il n’y paraît au premier abord, réserve de nombreuses surprises et quelques coups de théâtres donnant du souffle à ce récit énergique et tendu, traversé par un suspense qui ne se dément pas avant l’ultime chapitre.
Un polar passionnant, une intrigue au cœur du territoire yakusa en compagnie d’un flic solitaire trahi par sa hiérarchie, de la très bonne littérature noire japonaise !
Notice bio
Né en 1956 à Nagoya, Arimasa Ôsawa décide de devenir écrivain de hard-boiled après avoir lu Raymond Chandler et William P. McGuivern. Ses débuts sont difficiles, mais Le Requin de Shinjuku, publié en 1990 au Japon, lui fait connaître un succès foudroyant. Romancier multi-primé, il est également scénariste de jeux vidéo.
LE REQUIN DE SHINJUKU - Arimasa Ôzawa - Atelier Akatombo - 314 p. octobre 2020
Traduit du japonais par Jacques Lalloz
photo : vue de Shinjuku, travelphotographer pour Pixabay