Chronique Livre :
LE SANG DU MISSISSIPPI de Greg Iles

Publié par Dance Flore le 21/11/2019
Greg Iles est un romancier américain, également guitariste – il a fait partie d’un groupe de rock dans sa jeunesse -. Il a écrit d’autres romans dont un thriller centré sur le criminel nazi Rudolf Hess qui a obtenu un grand succès. Il figure régulièrement dans la New-York Times best-seller list (un genre de 404 Top Ten légèrement amélioré quoi). L’un de ses romans 24 Hours a été adapté au cinéma sous le titre Trapped (Mauvais Piège). L’Arbre aux morts est la suite de Brasier noir, Le sang du Mississippi est l’ultime tome de cette trilogie.
« « Tu as perdu du poids, me dit mon père en avançant vers la table où je suis assis. Beaucoup de poids.
- Environ dix kilos, je réponds avec gêne. Je n’ai pas d’appétit.
- Moi non plus. »
Sa progression vers moi est d’une lenteur choquante. L’arthrite de ses pieds doit s’aggraver. Malgré son vieillissement rapide ces dernières années, en raisons de diverses affections comorbides, mon père a toujours affiché une profonde vitalité qui rassurait ses patients. Mais il a désormais l’air ratatiné, gris et desséché, tel un moine émergeant d’une cellule solitaire, inaccoutumé au contact humain.
« Jewel Washington m’apporte des plats cuisinés tous les deux jours, lui dis-je. Melba aussi. Annie, Mia et l’équipe de sécurité ne se nourrissent que de ça.
- Au moins la nourriture ne sera pas gâchée. Jewel et Melba sont de belles personnes. »
Il s’agrippe au dossier de la chaise vide de sa main droite à l’allure de griffes, puis s’abaisse lentement vers le siège. Alors qu’il lui reste encore vingt centimètres, ses genoux cèdent et il s’affale sur la chaise avec un grognement.
« Il s’est passé beaucoup de choses depuis la dernière fois qu’on s’est vus, dit-il.
- Pas besoin de rentrer dans les détails. »
Ses yeux trouvent les miens et me scrutent. « Peut-être pas. Mais je tiens à ce que tu saches quelque chose à propos de Caitlin. »
Je lève la main, signe universel pour signifier STOP. Je ne peux supporter l’idée de parler de la mort de Caitlin avec mon père.
« Mon fils, poursuit-il, il faut que tu saches que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour la sauver. Je n’avais aucun instrument, j’étais menotté, mais nous avons quand même failli y arriver en agissant ensemble. Caitlin a fait des trucs dont des soldats auraient été incapables.
- Je sais tout ça, je l’interromps, la voix brisée. Écoute, je suis sûr que tu as fait tout ce que tu as pu. Mais ce n’est pas la question, d’accord ? Elle n’aurait jamais dû se trouver là, c’est tout. Ce sont les choix que tu as faits plus tôt, en refusant de parler de la mort de Viola, en enfreignant ta liberté conditionnelle, c’est ça qui a tué Caitlin. Et pas le fait que vous n’ayez pas réussi à vider son foutu péricarde. »
Papa me fixe, la bouche et le menton tremblotants. « Très bien, dit-il enfin. Tu as raison. Mais peu importe ce que tu ressens envers moi, il faut qu’on parle. Pour le bien de la famille.
- Je suis là, non ?
- Oui. Et j’en suis content. Surpris aussi.
- Snake Knox t’a adressé un message. Par mon intermédiaire.
- John Kaiser me l’a dit. Mais il a affirmé que tu n’avais pas eu le message.
- Hum, fais-je en adressant un clin d’œil subtil à mon père. Il a dû oublier. »
Papa cligne lentement des yeux, puis me fait signe d’approcher. Me penchant en avant, je lui chuchote mot pour mot ce que j’ai dit à Quentin.
Les propos laissent mon père perplexe. « Les femmes et les enfants ? répète-t-il. Pas à l’abri ?
- C’est ce que le biker a dit. Et il avait particulièrement l’air de tenir à ce que j’entende les mots exacts. J’ai pensé que tu entendrais davantage dans ce message qu’un simple avertissement.
- Non. Pour moi, ça ressemble à une menace.
- Ouais. Sauf que depuis quand les Aigles Bicéphales répugnent à molester les femmes ? Ils en ont violé et battu beaucoup, c’était une routine pour eux.
- Des femmes noires, dit papa. C’est peut-être la différence. Il parle de nos femmes. Des femmes blanches. » (p. 59-60- 61)
Dernier tome !
Natchez, petite ville du Mississippi, dont le maire est Penn Cage, fils du Dr Tom Cage, le médecin bien aimé et respecté de tous, maintenant un très vieil homme. La ville a un lourd passé raciste et ségrégationniste, et les pires raclures suprémacistes y ont fait la loi pendant longtemps, en particulier dans les années 60, où les meurtres, tortures, viols et multiples horreurs sont allés bon train. Jamais emprisonnés, jamais même jugés, les Aigles Bicéphales, comme ils se sont eux-mêmes baptisés après avoir fait sécession avec le KKK, trop mou à leur avis, ont acheté à peu près tout ce qu’ils pouvaient s’offrir en matière de juges, procureurs, shérifs et autres représentant de la loi – la loi, mais quelle loi ?! - si bien que la ville et la région vit en coupe réglée sans oser protester quand ils sont victimes et trop heureux de palper beaucoup de fric quand ils sont bourreaux.
Malgré tout, Penn Cage, hostile au racisme comme son père, se dresse sur leur route. À la fois maire et ancien procureur, ce veuf, père d’une fille de 11 ans, ne supporte ni les Aigles Bicéphales, ni l’injustice, et encore moins quand elle touche son propre père.
En effet, Tom, le bon médecin, est accusé de meurtre sur la personne de Viola Turner, son ancienne infirmière, noire, qu’il a aimée et à qui il a fait un enfant, bien que ce fait lui ait été caché jusqu’à une date très récente. Elle et lui, ça remonte à plus de 35 ans, un amour intense et bref, coupable bien entendu puisqu’adultère en ce qui concerne Tom.
La jeune femme, capturée par les Aigles, est violée et torturée ainsi que son frère, qui n’y survivra pas. Elle part, à la suite de cela, à Chicago, d’où elle ne reviendra que bien plus tard, mourante.
Tom Cage lui prodigue les soins palliatifs nécessaires. Le retour de Viola ne passe pas inaperçu et un journaliste Henry Sexton, y voit l’occasion d’enfin obtenir de quoi incriminer les membres des Aigles Bicéphales dont il a juré la perte. À cette fin, il lui donne des cassettes vidéos sur lesquelles elle peut s’enregistrer quand elle se sent assez forte pour le faire.
Viola est retrouvée morte, dans son lit, son agonie filmée sans qu’il soit possible de déterminer qui lui a fait l’injection mortelle d’adrénaline dont le médecin légiste retrouvera la trace.
Voilà donc Penn qui doit faire face à l’accusation de meurtre visant son père – jusque là un parangon de vertu morale et professionnelle - , à la révélation de son infidélité et à l’existence de son demi-frère, Lincoln, un homme aigri et envieux, bien décidé à trouver sinon justice, du moins une forme de revanche dans le procès de ce père dont on l’a privé.
Les trois tomes sont donc centrés sur l’histoire personnelle de la famille Cage avec la mère, Peggy, d’une droiture et d’une dignité incroyables, qui prend le parti de son mari et de sa famille une fois pour toutes, come what may, Penn bien sûr, le fils chéri, capable de tordre un peu le bras de la loi s’il le juge nécessaire, qui n’hésite que fort peu à faire usage de son arme, et dont la loyauté sans faille est constamment éprouvée par des doutes et des remords. Sur son passage, la mort s’en donne à coeur joie, à croire qu’il apporte avec lui une sacrée déveine à tous ceux qui le fréquentent.
Ce dernier tome est essentiellement consacré à faire émerger la vérité au cours d’un procès mouvementé et riche en rebondissements. Est-ce que Tom a tué Viola comme elle le lui avait demandé, afin de lui garder le peu de dignité qu’on peut encore conserver lorsqu’on est, comme elle, atteinte d’un cancer en phase terminale ? L’ a-t-il tuée pour préserver le secret sur son adultère et sur l’enfant qui en est né ? L’a-t-il tuée ? Ou serait-ce les Aigles Bicéphales qui ont décidé d’éliminer un des rares témoins encore – si brièvement soit-il – en mesure de les faire condamner ?
Tout accuse Tom, qui ne se défend pas, garde le silence et refuse de livrer ses secrets, fût-ce à son fils, qui se bat pourtant pour le faire innocenter et libérer, conscient que le vieux médecin n’a plus beaucoup de temps devant lui avant de succomber à sa maladie de coeur, alors qu’il lui en veut d’avoir au cours d’une expédition complètement folle et rocambolesque contre les Aigles Bicéphales, provoqué la mort de Caitlin, enceinte, avec qui il allait se marier.
Peuplé des mêmes antagonismes, des mêmes ordures, alliées maintenant à un groupe de bikers du même acabit, ce dernier tome, dans lequel Penn doit protéger sa famille – il vient de perdre Caitlin, la journaliste audacieuse et intrépide, qui a succombé aux mains des Aigles en recherchant des preuves de leur culpabilité dans leurs crimes anciens - et son père bien que celui-ci refuse absolument d’être aidé, est trépidant, surtout la partie du procès qui nous maintient sur des charbons ardents. Extrêmement romanesque, rebondissements, coups de théâtre, méchants acharnés et témoins surprise, rien ne manque à notre plaisir d’être mené par le bout du nez, de suspense en suspense.
C’est peut-être ce procès, qui ne résoudra finalement pas grand-chose puisqu’on y juge des actes et pas des âmes, qui va permettre à Penn de reprendre sa vie en main et de pouvoir ne plus être d’abord le fils du bon Dr Cage. Pour Penn, il y a comme un passage à l’âge adulte après toutes ces épreuves, puisqu’il en a enfin fini avec ses craintes de petit garçon et son besoin de prouver constamment qu’il est bien à la hauteur de son père.
Le passé raciste des États-Unis n’est toujours pas liquidé, semble-t-il, on y meurt encore à cause de sa couleur de peau et le pouvoir demeure confisqué entre des mains essentiellement blanches.
Quand le passé pourra-t-il enfin appartenir au passé ? Toutes ces souffrances seront-elles un jour enfin apaisées ? Un ultime twist semble bien nous répondre par l’affirmative.
Quelques personnages, en plus de Penn, de sa fille et d’une nouvelle venue que je vous laisse le plaisir de découvrir, pointent vers ce que pourrait être le futur, libéré des servitudes anciennes, qu’elles régissent les rapports hommes-femmes ou ceux des Blancs et des Noirs.
Musique :
Levon Helm et The Bands : The Weight extrait du film The Last Waltz
LE SANG DU MISSISSIPPI - Greg Iles - Éditions Actes Sud - collection Actes Noirs - 848 p. octobre 2019
Traduit de l’anglais par Aurélie Tronchet.
photo : Vue de Nachez - Visual Hunt