Chronique Livre :
LE SANG NE SUFFIT PAS de Alex Taylor

Publié par Psycho-Pat le 31/05/2020
Quatre Sans… Quatrième de couv…
1748. Dans les montagnes enneigées de l’Ouest de la Virginie, un voyageur affamé arrive près d’une cabane isolée.
Reathel erre depuis des mois, flanqué d’un dogue féroce. Mais l’entrée lui est refusée par un colon hostile qu’il n’hésite pas à tuer. Il découvre alors à l’intérieur une jeune femme, Della, sur le point d’accoucher.
L’enfant naît dans cette solitude glaciale. Pourtant, le froid, la faim et l’ourse qui rôde dans les parages ne sont pas les seuls dangers pour la mère et le nouveau-né. Car ce dernier a été promis à la tribu Shawnee : c’est le prix à payer pour que Blacktooth, leur chef, laisse les Blancs du village environnant en paix.
Alors que les Shawnees se font de plus en plus impatients, le village envoie deux frères à la poursuite de Della, désormais prête à tout pour sauver son bébé.
L’extrait
« Dans le gris vaporeux de l’aube, une vieille ourse descendait de la montagne et tua le cheval de l’Allemand mort. La pouliche, qui endurait l’hiver dans une remise délabrée, poussa un seul cri avant d’être réduite au silence par un puissant coup de patte.
Ce devait être une grosse femelle pour qu’elle l’ait achevée aussi vite et d’un seul élan, pensait Reathel, allongé sur une paillasse miteuse à côté de la veuve de l’Allemand, qui dormait par terre. Une grosse femelle, et sans doute pas aussi vieille qu’il l’avait cru d’abord en apercevant ses traces deux matins plus tôt. Il l’avait pistée jusqu’à sa tanière, franchissant un col enneigé des Crazy Jack Mountains, convaincu qu’elle était mourante et qu’un ultime appel du sang l’avait extirpée du sommeil. À l’orée de la tanière, il n’avait trouvé qu’un ourson décharné, aveugle, qui feulait vainement. Reathel l’avait assommé d’un coup de crosse, le craquement sourd et humide de son crâne résonnant dans le froid hivernal.
Il l’avait dépecé, puis il avait cassé les os pour en sucer la moelle, au goût riche et beurré. Il avait fait rôtir le cuisseau et mis le reste de côté avant de suivre les traces de la mère, mais celles-ci s’étaient estompées presque immédiatement, comme si l’ourse avait été emportée dans les airs et miraculeusement délivrée de la lunette de son fusil Pennsylvania.
Mais voici qu’elle était de retour. Elle était revenue avec une ardeur plus impétueuse que le sang, plus terrible que la faim, qui la poussait à mordre sans relâche le cuir rugueux de la jument, et encore maintenant Reathel sentait au fond de sa gorge le goût âcre de la viande d’ourson.
- Vous n’allez quand même pas rester là à rien faire ? demanda la femme depuis sa couche sur le sol.
Quoique réduit à une lueur vacillante, le feu dans l’âtre continuait de projeter un halo rougeâtre sur la courbe cireuse de sa joue, qui lui donnait un air tendre rappelant presque à Reathel les minuscules pommes farineuses qu’il ramassait à l’automne dans le verger de son frère.
- Il n’y a rien à faire, dit-il. La jument est déjà morte et je n’ai ni poudre ni balles.
- Je n’ai jamais vu un ours sortir en hiver comme ça.
Reathel regarda l’haleine de la femme se dessiner dans la pénombre des flammes.
- Quelque chose l’a réveillée, dit-il.
La femme tira à elle les couvertures effilochées dans un frémissement de coton. Du dehors parvenaient les bruits de succion de l’ourse en plein festin, qui s’infiltraient à travers le mortier entre les rondins dégrossis. Reathel aurait cru que la femme se boucherait les oreilles, qu’elle prendrait peur, mais elle avait les yeux rivés sur l’endroit du mur derrière lequel l’ourse devait se trouver, de sorte que son regard semblait percer à travers les rondins et le torchis pour contempler, plus brillante encore dans sa propre image de l’aube, la sauvagerie d’un ours mangeant un cheval. » (p. 9-10-11)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Au commencement était la faim...
Une faim si atroce qu’elle rendait le froid, déjà terrible, plus mortel encore. Une faim qui dévorait bêtes et humains jusqu’à leur faire perdre toute mesure, toute peur. Nous sommes en 1748, l’ouest de la Virginie, terre sauvage que se disputent Français, Anglais, colons et Shawnees, l’hiver, cruel, a vidé les greniers des maigres provisions réalisées au cours d’un été médiocre. Même les ours semblent ne pas avoir amassés suffisamment de graisse afin d’hiberner jusqu’au redoux, et se réveille le ventre creux, les loups s’enhardissent, la région devient périlleuse pour le voyageur solitaire.
Reathel, lui, ne craint pas la mort, il l’a traversée, l’a espérée, elle n’est pas venue. Alors il marche droit devant lui, accompagné d’un molosse étrange, sans nom, paraissant sorti tout droit des enfers. La Faucheuse le guette, il est transi, épuisé, dénutri. Aussi voit-il avec espoir se dresser une cabane habitée où il pourra peut-être se restaurer et se réchauffer. Mal accueilli par celui qui semble être le propriétaire des lieux, Reathel n’a d’autre choix que de l’abattre. À l’intérieur de la bicoque, il découvre Della, une métisse amérindienne, sur le point d’accoucher. Une jument, à l’écurie, lui redonne un frêle espoir de poursuivre son périple plus aisément, mais une femelle grizzly, tirée de son sommeil par la faim, tue la bête et s’en repaît. Cette vieille ourse traversera tout le roman, elle surgit à chaque situation critique, tel l’esprit tutélaire de cette région
L’Allemand, l’homme que Raethel a dû abattre, et Della se sont enfuis de Fort Bannock, la seule communauté humaine à des lieux à la ronde, qui se meurt de disette, de maladies et de tueries indiennes. Les Shawnees encerclent le fortin et interdisent tout passage de ravitaillement, et toute tentative de chasser tant que l’enfant que porte Della ne leur aura pas été livré. Leur chef, Black Tooth a conclu ce pacte avec le docteur Integer Crabtree, responsable de Bannock. Un nouveau-né contre de la nourriture, marché incongru, immonde, la morale ne résiste pas bien longtemps aux crampes d’estomac.
« Des hommes étaient déjà morts pour une demi-pomme de terre, Reathel le savait. Certains tombaient au nom de la principauté, pour une trahison commise contre un roi, mais ils étaient aussi nombreux à être expédiés dans la tombe pour un biscuit rassis ou une demi-tranche de couenne de porc. La faim engendrait le meurtre. Telle était apparemment la seule règle qui gouverne encore le monde. »
Alex Taylor ne prend pas son lecteur en traître, dès la première phrase de son récit - « Dans le gris vaporeux de l’aube, une vieille ourse descendit de la montagne et tua le cheval de l’Allemand mort. » -, le lecteur sait que les aventures qui vont suivre seront toutes plus horribles les unes que les autres, encore plus horrifiantes de ne rien devoir au fantastique ou à quelque démon jailli de la marmite du diable, mais uniquement à ce pays impitoyable et aux hommes, aux femmes, aux animaux, prêts à tout pour manger, ou assouvir leur sauvagerie brutale.
Outre Reathel et Della, contraints de quitter la cabane et de prendre la route dans la neige, le nouveau-né accroché au sein de sa mère, on croise et suit d’autres sombres individus sur les pistes de la forêt. Comme ce commerçant français, Simon Cheese, fieffé coquin amoral et le sort effarant qu’il a réservé à son épouse Eloysie, ou les frères Autry, envoyé par Crabtree à la recherche de Della et de son enfant. Elijah et Bertram, deux gars sans foi ni loi, fines gâchettes, pisteurs de génie, qui vont suivre des stratégies différentes l’un et l’autre, et multiplier ainsi les rencontres. Chaque interaction entre deux de ces protagonistes recèle son pesant de danger, de piège, son potentiel de mort expéditive...
Partout et nulle part, les guerriers invisibles de la tribu Shawnees du Chef Black Tooth bloquent les issues vers la civilisation, l’arrivée de convois de nourriture. Il a été promis quatre enfants à Black Tooth, trois seulement ont été donnés à la tribu. Black Tooth sait que son peuple parvient à la fin de son histoire, que les Blancs, peu importent lesquels pour lui, ont déjà gagné puisque l’esprit des Shawnees, leur bravoure, leurs valeurs, les ont quittés au fil des défaites. S’il insiste tant pour obtenir son dû, cet enfant qu’il ne verra pas grandir, c’est afin de préparer sa vie future, parvenir dans l’au-delà en grand guerrier. Pour les Shawnees comme pour les colons, la situation conduit à toutes les folies, à perdre le fil de ce qui a fait la grandeur de son clan.
Enfin, Fort Bannock dont les habitants meurent de faim et commencent à se déchirer. Son pasteur, le très peu catholique Otha et sa maladie de peau répugnante, responsable des réserves de nourriture à sec, son chef, le docteur Integer Crabtree, ambitieux, un des seuls êtres à la ronde intéressé par l’argent - les autres se demandent ce qu’ils pourraient bien faire de pièces d’or qui ne se mangent pas -, son bordel d’où s’est enfuie Della, ses trappeurs qui se font scalpés un par un dès qu’ils se risquent à tenter une sortie... Comme en réponse au totem planté au centre du village indien, une figure-de-proue, en forme de sirène, a été amenée jusqu’à Bannock, au milieu de ces terres gelées et semble posséder pour Crabtree des vertus protectrices. Touffeur et végétation luxuriante en moins, cette statue incongrue fait immanquablement penser à Aguirre, ou la colère de Dieu, de Werner Herzog, la folie de ces hommes accrochés à ce bout de territoire hostile.
Le sang ne suffit pas est un choc, une puissante secousse tellurique par la force de ses personnages et la froide cruauté de la nature, dont les humains font partie intégrante, si ce n’est qu’ils sont, quasiment tous, un cran au-dessus des pires prédateurs dans l’échelle de l’ignominie. Alex Taylor abandonne les beautés de la vie, la philosophie, les crises existentielles à ceux qui sont bien nourris, ne reste à ses protagonistes que la survie immédiate, la prochaine bouchée arrachée à n’importe quoi - vraiment n’importe quoi ou qui - de comestible, ou réputé tel.
Dans cet univers, tuer est un moyen naturel d’obtenir satisfaction, manger un des seuls objectifs qui vaille. Nul ne craint réellement un Dieu quelconque, ni même le trépas, ils savent tous n’être qu’en sursis précaire. Della a brouillé les cartes en refusant d’offrir son enfant, en partant le mettre au monde loin de tous, compromettant ainsi la survie de la communauté. Sa rencontre, mouvementée, avec Raethel, un type qui ne vit plus que par habitude après avoir perdu son épouse et sa fille au cours d’une épidémie, sera le battement d’aile de papillon qui, par une longue suite de causes et de conséquences, transformera les destinées de tous ceux mêlés de près ou de loin à cette histoire.
L’approche de la mort, le froid, la menace des assiégeants, la famine, laminent les sentiments, raréfient les mots, on est dans le brut, la factuel, manger ou être mangé, tuer ou être tué. Il faut tout le très grand talent d’Alex Taylor pour parvenir à distiller goutte à goutte une infinité de changements, parfois infimes, dans des personnages qui ne s’expriment qu’en agissant. Les temps ne sont plus à la dissimulation, les corps-à-corps avec les loups, les ours, les Shawnees ou les autres colons de Bannock.
Le roman regorge de scènes magnifiques, crues, d’un réalisme glaçant, agrémentées parfois d’une pointe d’humour très noir, décrites dans une superbe langue, un style sec, allant droit au but, taillé pour des dialogues percutants, souvent d’un cynisme absolu. Roman d’aventures, d’action, fourmillant de coups de théâtre et de surprenantes révélations, Le sang ne suffit pas est un conte pour adulte averti, une véritable expérience littéraire, dérangeante et porteuse de vérités difficiles sur la nature humaine.
Un très grand roman, des colons dans l’hiver effroyable de 1748 en Virginie, la faim, les Indiens et la sauvagerie, la rage de survivre jusqu’à la folie...
Notice bio
Alex Taylor vit à Rosine, Kentucky. Il a fabriqué du tabac et des briquets, démantelé des voitures d’occasion, tondu des pelouses de banlieue et aussi été colporteur de sorgho pour différentes chaînes alimentaires. Il est diplômé de l’université du Mississippi et enseigne aujourd’hui à l’université de Western Kentucky. Ses nouvelles ont été publiées dans de nombreuses revues littéraires.
LE SANG NE SUFFIT PAS – Alex Taylor – Éditions Gallmeister – collection Americana – 316 p. mai 2020
Traduit de l’américain par Anatole Pons-Reumaux
Photo : Pixabay