Quatre Sans Quatre

Chroniques Des Polars et des Notes Fiction Top 10 Recherche

Chronique Livre :
LE ZEPPELIN de Fanny Chiarello

Chronique Livre : LE ZEPPELIN de Fanny Chiarello sur Quatre Sans Quatre

Photo : Pixabay


Fanny Chiarello est une romancière française née en 1974 à Béthune.

Elle a d'abord publié quelques nouvelles puis est passée au roman en 2000. Elle a aussi écrit des poèmes et un recueil microfictions, entre autres aventures littéraires. Elle publie aux éditions de l'Olivier depuis 2010 et son roman Dans son propre rôle (2015) a obtenu le prix Landerneau Découvertes et le prix Orange du livre.


« Pourquoi, demande Manfred Henschke, une majorette a-t-elle un chromosome de plus qu'un cheval ?
- Je ne connais rien aux chromosomes, prévient Gert Haspeg.
- Moi non plus, admet Ludwig Zwerenz.
- Pour pas qu'elles chient pendant les défilés.
- Qui ça ?
- Les majorettes.
- Pourquoi elles chieraient, Manfred ?
- Oubliez ça, dit Manfred. »


Dans une ville imaginaire appelée La Maison se passent des événements qui sortent de l'ordinaire. Douze habitants de cette ville : douze façons étranges d'aborder la vie qui donnent lieu à des récits cocasses, décalés, tragiques aussi. Une menace plane sur eux, au sens propre, car un zeppelin survole la ville. À son bord, c'est la panique parce que rien ne s'y passe comme prévu...


« Quand j'ai asséné le soixante-dix-huitième coup de poêle à frire sur la tête de Daniela, on ne dirait plus du tout la tête de Daniela. J'ai cassé ma boîte à musique. Sur une feuille blanche, j'inscris au feutre
DANIELA VOUS PRIE DE BIEN VOULOIR
L'EXCUSER,
UN IMPROMPTU LA RETIENT AILLEURS CE SOIR.

Puis je déchire la feuille : si j'ai dû chercher le mot impromptu dans le dictionnaire, il est envisageable que les amis tchèques de Daniela ne le connaissent pas plus que je ne le connaissais avant d'ouvrir mon dictionnaire, et alors peut-être seront-ils tentés de frapper à la porte pour me demander des éclaircissements. Sur une nouvelle feuille blanche, j'écris

DANIELA VOUS PRIE DE BIEN VOULOIR
L'EXCUSER,
ELLE NE POURRA VOUS RECEVOIR CE SOIR.
ELLE A DÛ S'ABSENTER.

Je scotche la feuille sur la porte de notre appartement.
Maintenant, il va falloir découper Daniela. Mais je n'ai encore jamais découpé qui que ce soit, moi, et puis ce n'est pas dans mes principes. Je pose un torchon sur ce qui jadis fut sa tête, ensuite de quoi, parce que ça me semble approprié, je me verse une vodka : la bouteille appartient à Daniela mais on dirait bien qu'elle n'en aura plus usage. Je tire la chaise dont Daniela est tombée il y a quelques instants et m'assieds dessus avec ma vodka. J'en bois une gorgée par souci de cohérence mais sans grande conviction, et à peine cette gorgée a-t-elle passé ma glotte que je fonds en larmes.
- Ilona, voyons, reprends-toi, me dis-je à voix haute. Pleurnicher n'est pas l'attitude que l'on peut attendre de quelqu'un qui vient de fracasser un crâne à coups de poêle à frire. » (p. 33-34)


« Assez de tout ceci. Assez de la rue Canard-Bouée, assez de la littérature française : le temps perdu, ce n'est pas rue Canard-Bouée qu'on va le retrouver, ça non, c'est bien le dernier endroit du monde. »

Ce roman est une ville étrangère et il faut accepter ses étranges coutumes et s'y fondre, ravi de ses différences et de ses particularités. Fanny Chiarello nous emmène loin et près à la fois, dans une contrée imaginaire qui ressemble à la nôtre mais qui s'en démarque totalement. C'est cette impression de familiarité et d'étrangeté qui fait le sel du roman. Mais est-ce bien un roman ?
Pas au sens habituel. Le récit est à la fois en l'air, à bord du zeppelin, et sur terre, dans la ville de La Maison, avec ses noms de rues loufoques par exemple rue Canard-Bouée. Et si, si, bien sûr qu'il y a une raison à ce nom, évidemment, c'est un vrai monde, je vous dis.

Tout est référencé, justifié, expliqué. Comme dans notre monde, où finalement ce n'est pas moins surprenant de baptiser nos rues du nom de nos défaites guerrières, de nos erreurs stratégiques, de nos hommes d'état parfois honnis...

La lecture nous force à un constant va-et-vient entre le monde tel que nous le connaissons et celui, à première vue farfelu, qui s'organise dans le récit, et peut-être que la loufoquerie n'est pas là où on l'attendait finalement, se dit-on en réévaluant ses propres coutumes.

« Autopsie d'un cauchemar. »

Les récits, organisés en chapitres courts, mêlent humour, fantaisie et tragédie, tout bascule d'une ligne à l'autre, d'un mot à l'autre, comme dans le premier chapitre qui met en scène une auteure qui écrit sur un zeppelin, qui fait des recherches sur les catastrophes et qui, une fois son travail terminé et qu'elle doit se rendre à la fête d'une amie, se pend. L'auteure nous abandonne, en quelque sorte, une fois sa mission terminée. D'ailleurs le roman s'annulera de lui-même, à l'antépénultième chapitre et se clôt sur un extrait de l'ouvrage de Stéphane Pneu, Les Disparus de Canard-Bouée.

Dans ces récits, on a aussi des extraits de journaux, des considérations techniques sur les zeppelins, un personnage qui additionne les nombres premiers, des lettres envoyées à une femme dont la particularité est d'être étrangère puisque son prénom ne commence pas par la lettre S, un meurtre commis par une co-locataire polonaise, un accident de car dont personne ne réchappe... Dans La Maison coule un canal, le canal Saint-Divan (on reconnaît un tropisme psychanalytique...) dans lequel on jette pas mal de choses, des gens aussi parfois. Des vieilles dames se hurlent dessus en jouant au Loto et se jettent des tasses de thé au visage, c'est assez réjouissant finalement. Une femme âgée se fait rouer de coups et détrousser, mais elle trouve des excuses à ses agresseurs, refusant de penser le mal :« La deuxième chose que je fais, c'est ramasser mes dents et les mettre dans ma poche. »

À cela il faut ajouter le zeppelin et son équipage, soudain en grande difficulté, juste au-dessus de La Maison. À son bord se joue un drame, bien sûr, et la catastrophe - le renversement, le retournement - approche à toute vitesse, qui rendra les gens complètement fous. L'équipage, sentant le danger imminent, se démène vaguement à trouver une solution mais passe surtout pas mal d'énergie en disputes et querelles dont la futilité est un plaisir, malgré la situation absolument inextricable.

« - Qu'attendez-vous pour activer la sonde acoustique Boehm ?
- Eh bien. Le vice-capitaine a euh, vomi dedans, rendant son usage très peu commode et ses conclusions guère vraisemblables. A cause de toute cette mousse. »

Fanny Chiarello passe en virtuose d'un registre à l'autre, d'une tonalité à l'autre, elle ne s'interdit rien, son roman est en totale liberté, naviguant où bon lui semble sans respect ni garde-fous. Le langage ne sert pas qu'à communiquer, il sert à dire, à tendre l'imaginaire le plus loin possible, à inventer autre chose qui devient possible dès lors qu'il est dit. Les mots font foi, attestent de leur propre véracité, foisonnent et moussent, offrant au lecteur l'expérience d'une autre réalité possible dans laquelle s'imaginer vivre.

« Le mal brûle mes veines comme une mauvaise vodka – la nostalgie d'hier, le vide du jour et l'angoisse d'un lendemain dont je ne suis plus si sûre de souhaiter voir la nuance de gris ni goûter le degré d'amertume. »


LE ZEPPELIN - Fanny Chiarello - Éditions de l'Olivier - 219 p. août 2016

Chronique Livre : UNE SAISON DOUCE de Milena Agus Mondaylphine #26 : LE NEVEU D’ANCHISE de Maryline Desbiolles Mondaylphine #25 : PURETÉ de Garth Greenwell