Chronique Livre :
LES ABATTUS de Noëlle Renaude

Publié par Psycho-Pat le 27/03/2020
Quatre Sans… Quatrième de couv…
Un jeune homme sans qualité relate ses années d’apprentissage entre 1960 et 1984 dans une petite ville de province, au sein d’une famille pauvre et dysfonctionnelle.
Marqué par la poisse, indifférent au monde qui l’entoure, il se retrouve néanmoins au centre d’événements morbides : ses voisins sont assassinés à coups de cutter, son frère cadet commet un braquage et disparaît avec le magot, des malfrats reviennent régler leurs comptes, une journaliste qui enquêtait sur le narrateur est retrouvée noyée, etc, jusqu’au jour où lui-même disparaît sans laisser de traces.
Dans la deuxième partie, situé en 1984, son entourage cherche à comprendre ses motivations, le considérant tantôt comme une victime, tantôt comme un importun, tantôt comme un suspect.
L’extrait
« Je suis né au village, un soir de novembre. Mon père était au bistrot. Ma mère m’a mis au monde, seule. Je n’ai pas crié. Une voisine est venue. Elle m’a enveloppé dans un linge. Quand mon père est rentré ma mère a dit, c’est un garçon. Mon père s’est couché. On m’a déposé dans le berceau dans lequel mes deux frères ont dormi avant moi.
J’ai été un enfant tranquille. Mon père était garde forestier. Mon père trompait ma mère. Mon père buvait. Mes deux frères me maltraitaient. Ma mère les laissait faire. Ma mère était triste. Ma mère courait après mon père. Ma mère allait chercher mon père au bistrot. Elle m’emmenait avec elle. Quand c’était impossible, elle me laissait à la merci de mes frères.
J’ai parlé tard. J’étais toujours collé à ma mère. Je n’avais pas peur de mon père. Mon père buvait mais il n’avait pas de méchanceté. Saoul, il s’affalait sur le lit ou quand il tombait par terre ma mère et mes deux frères le relevaient et montaient le coucher. Le lendemain matin, il buvait son café debout dans la cuisine, enfilait ses bottes mettait sa canadienne, sa casquette, prenait son fusil et il partait. Sans un mot. Sans nous regarder. Mes frères se donnaient des coups de coude et riaient en douce. Quand ils étaient à l’école, ma mère faisait le ménage, puis elle allait sillonner les environs avec moi.
Ma mère a cherché du travail. Elle en trouvé à douze kilomètres de là, dans une usine. Elle partait le matin à sept heures. Et rentrait à sept heures du soir. Elle prenait le car. L’usine fermait à cinq heures. Le car ne passait qu’à six et desservait tous les villages et les hameaux à vingt kilomètres à la ronde. On ne sait pas ce qu’elle faisait entre cinq heures et six heures. Elle devait attendre à l’arrêt et remâcher ses malheurs, sa vie ratée et la fuite de mon père.
Puis la ligne de car a été supprimée. Les bouchers l’ont engagée comme femme de ménage. Puis le docteur. Et elle a trouvé du travail dans des résidences secondaires. Elle n’arrêtait pas. Les bouchers lui donnaient tous les samedis des morceaux de viande. Comme à un chien. Ma mère était encore jeune, mais elle se ratatinait et continuait à renifler. Des fois, elle soupirait et son soupir chuintait comme un sanglot. » (p. 11-12)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Trente ans ou presque de la vie d’un homme, trente ans d’une vie qui aurait pu n’être qu’ordinaire, une vie de pauvre, mais qu’une suite d’événements et de circonstances vont transformer en une existence marquée par la guigne et le soupçon. Dès la naissance, tout est mal parti : un père garde forestier, alcoolique, coureur de jupons invétérés, deux grands frères qui le martyrisent sous l’œil indifférent de sa mère dépressive, trop affairée à suivre son mari pour s’occuper de lui. En trois parties bien distinctes, Les vivants (1960-1983), les morts (1982-1983), les fantômes (2018), qui viennent en résonnance les unes avec les autres, s’éclairant mutuellement, le narrateur conte son parcours, semé de violences qui ne lui appartiennent pas, qu’il subit ou dont il est témoin, des convulsions qui vont profondément modifier son destin. En toile de fond à tout le récit, la mort rôde, frappe ici et là des êtres qui lui sont chers ou qu’il côtoie ; le contraignant à se situer et à adapter sa position en permanence. On ignore son prénom, même chose pour ses frères ou sa mère, cela n’a pas d’importance, il se raconte comme on se confie à un ami, à quelqu’un qui connaît la famille.
Une ville grise de province, un quartier pauvre, en apparence rien d’exceptionnel, sauf ces fameux événements, l’assassinat des voisins du dessus, la mort du père, la disparition du cadet et tant d’autres qui s’empilent implacablement. La guigne en héritage familial ?
Et quelle famille ! L’aîné suit son chemin banal, se fiche bien de ce qui peut se passer à la maison, le cadet entre en délinquance comme on entre dans les ordres, parce que c’est sa vocation. Seule la demi-sœur, Ola, bête et laide à force de s’empiffrer, peu impliquée dans la trame de l’histoire a un prénom. Elle est la fille de la mère et de Max, le beau-père qui a pris la place du père décédé bien vite. Max le silencieux qui n’interfère que peu dans la vie des garçons, mais qui apprécie le narrateur parce qu’il est le seul à parler avec lui.
Rien de guère réjouissant du côté de ses amours ou de ses amitiés. À chaque rencontre on sait d’avance qu’un sort inéluctable va venir perturber ses espoirs. C’est l’accumulation, et aussi, l’enchaînement des faits qui rend ce roman totalement envoûtant. Peu ou pas de grands élans, de scènes violentes, de ruptures, tout s’y déroule presque à bas bruit, avec l’assassinat des voisins en filigrane et le dernier cambriolage au butin énorme du frère, auxquels s’ajoutent, peu à peu, d’autres disparitions, d’autres étrangetés que le narrateur évoque une à une sans trop sembler y accorder d’importance. Il traverse son histoire, son existence et s’arrange pour faire avec tout ce qui lui tombe sur le dos. Sa seule véritable action est de n’avoir pas raconté ce qu’il a entendu le soir des meurtres, sa résistance à lui…
Impossible de résumer ce roman foisonnant, c’est la découverte de la vie du narrateur, presque mot après mot qui en fait tout le sel, en plus de la superbe performance de l’autrice, il suffit d’y pénétrer de se laisser happer par la voix du narrateur.
Tout cela tient debout grâce au style et à l’écriture de Noëlle Renaude, un tour de force qui vous scotche au texte. En apparence, du brut de décoffrage, des mots saisis au fur et à mesure que le personnage principal se raconte, en réalité, sans aucun doute, un énorme travail pour en arriver à ce résultat. On se sent en permanence au bord de quelques chose qui ne vient pas dans ces phrases tout en retenue, comme ces eaux paisibles qui cachent de puissants courants propres à vous engloutir. Chaque fait semble trivial, sans impact réel et prend toute sa force quelques lignes plus loin.
Chaque personnage est une intrigue à lui seul, tous mentent, tous trimballent de multiples facettes qui se dévoilent les unes après les autres dans des enchaînements labyrinthiques, sans permettre, avant la fin, d’en percevoir la globalité. Idem pour les interactions entre les protagonistes, sous l’apparente banalité du récit se dissimule les arrière-pensées, les hypocrisies, les manipulations, tout un monde glauque qui rend l’atmosphère pesante, irrespirable parfois, mais absolument passionnante.
Un premier roman noir très abouti, un formidable style, très original tant sur le plan de l’intrigue que celui des personnages, une totale réussite !
Notice bio
Noëlle Renaude est l’autrice de nombreuses pièces publiées par les éditions Théâtrales depuis 1989. Son œuvre protéiforme, aux innombrables personnages, explore la scène tout en la provoquant. Elle est également autrice, sous pseudonymes, de fictions publiées dans la revue Bonne soirée, dont l’une est en cours d’adaptation cinématographique par Antonin Peretjatko. Les abattus est son premier roman.
LES ABATTUS – Noëlle Renaude – Éditions Payot & Rivages – collection Rivages/Noir – 409 p. février 2020
photo : Nicole Köhler pour Pixabay